Juste pour me souvenir
Il détourna brièvement la tête de son écran. L’inspiration le fuyait, comme à son habitude. Maintes et maintes fois, il avait tenté de terminer le premier chapitre de ce qu’il espérait un jour être un succès, mais chaque essai se soldait par un échec. Un vol d’oiseau à travers la fenêtre, les bruits de pas dans le couloir, le miaulement du chat affamé, tout était prétexte pour se déconcentrer et perdre le fil de l’histoire.
Il soupira, résigné, et croisa les mains derrière sa nuque en fermant les yeux. Il resta là un moment, avec pour seule compagnie son écran brillant.
Sur la table, des dizaines de feuilles volantes étaient griffonnées. On devinait que l’homme y avait noté toutes ses idées à la va-vite, probablement investi d’un inhabituel flot d’idées qu’il aurait cru disparues à jamais. La corbeille du bureau était elle aussi remplie de divers papiers, témoins manifestes d’un abandon de leur propriétaire. L’inspiration repartait comme elle venait : simple, douce, subtile.
Autour de lui, des étagères croulaient sous le poids des livres. “Le poids de la connaissance”, comme il aimait le répéter en souriant. En réalité, il ne les avait pas tous lus, préférant passer du temps sur son ordinateur à fouiner et observer la vie des autres. Sa femme lui répétait constamment de prendre le temps de se documenter, de lire un peu plus, mais sa passion pour l’écriture le dévorait tant qu’il préférait tenter l’expérience de lui-même.
Voilà maintenant des mois qu’il restait enfermé, à s’arracher un à un chaque cheveu de sa tête dans l’espoir d’écrire son best-seller. Il ne voyait plus grand monde, et ne sortait de sa tanière que lorsque sa compagne lui demandait s’il était toujours en vie. Parfois elle lui apportait à manger dans le bureau, mais c’était toujours le visage triste qu’elle repartait, lorsqu’elle apprenait qu’il ne sortirait pas avant d’avoir réussi.
Une dizaine de minutes plus tard, il prit une profonde inspiration et se décida à sortir l’ordinateur de sa transe. Au lieu de continuer son roman, il opta pour son application favorite, un jeu multijoueur en ligne. Il ne s’y était pas connecté depuis plusieurs semaines. Depuis qu’il avait pris conscience de sa passion, exactement.
D’un clic, il entra ses identifiants et son personnage apparu à l’écran. Plus que l’histoire ou l’aventure, c’était la communauté qu’il aimait retrouver dans cet univers. Dès qu’il arrivait, il s’empressait de discuter avec ses amis. Aujourd’hui, néanmoins, il apparu dans un endroit complètement désert. Il ouvrit la fenêtre de ses contacts et fut surpris de n’y voir apparaitre aucun nom.
- Mais où sont-ils… grommela-t-il. D’habitude, le serveur est rempli de monde.
Il fit glisser les doigts sur le clavier et son personnage se déplaça à l’écran. Au fur et à mesure de sa progression, son visage passa de l’incompréhension au doute, puis à l’angoisse. Les rues d’une ville d’ordinaire si animée étaient vides. Même les marchands du jeu avaient disparu.
Il se téléporta dans une autre grande ville et fit le même constat. De plus en plus inquiet, il leva la tête de son écran et regarda de nouveau par la fenêtre, comme si la réponse à ses questions s’y trouvait. Prit d’une idée subite, il se leva de sa chaise et consulta le calendrier mural.
- On est le 11.. le 11… voyons…, murmura-t-il en parcourant les dates avec son index. Ah oui ! Et il est… D’accord. C’est l’heure de la maintenance, ça explique pourquoi il n’y a personne.
Rassuré, il se servit un verre d’eau de la bouteille, s’affala sur le fauteuil, et but tranquillement en fermant les yeux. Il les rouvrit cependant rapidement, pris d’un doute.
- J’ai réussi à me connecter pendant une maintenance ? Bizarre…
Il se repositionna devant son écran. Son personnage était toujours seul, dans l’attente d’une directive. Il allait le déplacer de nouveau lorsqu’une conversation s’ouvrit sur l’écran. Un simple mot apparut : “Bonjour”.
L’homme hésita quelques instants, puis pianota sur son clavier.
- Bonjour. Toi aussi, tu as réussi à te connecter pendant la maintenance ?
Il attendit une poignée de secondes. Aucune réponse. Si quelqu’un lui avait parlé, il devait se trouver sur le jeu. Il parcouru les allées de la ville pour trouver le joueur, mais les rues restaient désespérément vides.
- Où es-tu ?, questionna-t-il.
Une fois encore, personne ne répondit à son message. Il soupira et vérifia l’heure. “De toute façon, il va être l’heure de reprendre le travail”, pensa-t-il. Il s’apprêtait à quitter le jeu lorsqu’une nouvelle ligne s’afficha sur la conversation.
“Pourquoi es-tu là ?”
Surpris par cette question, il prit le temps d’y réfléchir, puis répondit. Il avait besoin d’une pause pour décompresser. Ecrire lui prenait une bonne partie de son temps. Parler aux gens lui faisait du bien.
“Pourquoi es-tu là ?”
L’homme fronça les sourcils. Sa réponse n’avait pas convaincu.
- Qui es-tu ?, demanda-t-il pour toute réponse.
“Et toi, qui es-tu ?”
La réponse le fit frissonner. Il s’était connecté sans penser à l’indisponibilité du jeu et se sentait coupable d’être présent. Il avait l’impression d’être un voleur pris en flagrant délit. Il hésitait à répondre lorsque ses yeux se posèrent sur le nom de son interlocuteur. “Cyra”.
Interloqué, il jeta un coup d’oeil aux pages du bureau. “Cyra”. C’était un des premiers mots qu’il avait noté ce matin-là au réveil. Apparu comme un songe, ce nom s’était manifesté la première fois il y avait quelques mois, peu après avoir commencé à écrire. Il n’avait cessé de le dévorer depuis. Cette nuit encore, il était apparu, toujours plus insistant. A plusieurs reprises, il avait essayé de nommer un de ses personnages par ce nom. Mais toutes les histoires qu’il avait pu écrire ne menaient nulle part. Cyra prenait vie sur un bout de papier le matin et la finissait le soir-même dans la poubelle.
- Qui es-tu ?, répéta l’homme devant son écran.
“Qui penses-tu que je sois ?”
- Une femme. Ou peut-être un homme. Un personnage créé de toutes pièces par mon imagination, en tout cas.
“Et toi, qui es-tu ?”, répondit Cyra en écho.
Cette fois, il prit le temps de formuler sa réponse.
- Je ne sais pas trop… Je suis un homme d’une trentaine d’années. J’aime écrire. J’aimerais imaginer des histoires et les raconter.
“Pour qui écris-tu ?”
- Pour les gens. Pour qu’ils puissent eux-aussi rêver, s’évader. Pour qu’ils puissent oublier quelques instants la réalité et se glisser dans un monde incroyable.
“S’évader ? Tu parles de rester seul, cloîtré dans un bureau sombre ?”
Il releva la tête une fois de plus et examina les alentours. Les journées étaient courtes en hiver, et le soleil tombait déjà à l’horizon. Il n’avait pas pris la peine d’allumer la lumière. Sa femme avait déposé sur le sol le repas du midi auquel il n’avait pas touché. Il prit soudainement conscience que son ventre gargouillait d’envie.
“Pour qui écris-tu ?”
Tel un robot, l’interlocuteur distant répétait les mêmes questions.
- Pour moi. J’ai envie de penser à autre chose. J’ai besoin de rêver, de croire à de belles histoires.
“Qui es-tu ?”, réitéra Cyra.
- Je ne sais pas…
“Si tu ne sais même pas qui tu es, comment peux-tu savoir qui je suis ? Si tu n’apprends pas à te connaître, tu ne seras jamais en mesure de connaître les autres. “
- Tu es issu de mon imagination… bredouilla-t-il. à haute voix.
“Bien sûr. Et toi ? Tu n’es peut-être pas issu de mon imagination, mais es-tu vivant pour autant ?
- Tu ne sais rien de moi, s’écria l’écrivain.
“Tu n’arriveras jamais à avancer si tu n’es pas capable de te souvenir de qui tu es. Comment va ta famille ?
La question avait fusé, incisive. Sa compagne était passée quelques heures plus tôt. Elle paraissait en bonne santé.
- Ma femme va très bien.
“Et ta fille ?
“Ma fille” ? réfléchit l’homme.
- De quelle fille tu parles ? Je n’ai pas de…
L’ordinateur s’éteignit alors qu’il terminait sa phrase. Il resta quelques minutes dans le noir, à attendre. La pénombre devenait oppressante. Il se leva, s’approcha de la porte en contournant l’assiette froide et ouvrit la porte. Une petite fille était assise en tailleur dans le couloir, face à la chambre. Elle releva les yeux en le voyant sortir. Malgré ses supplications silencieuses, il l’ignora et continua sa route.
- Chérie ? appela-t-il en entrant dans le salon.
- Je suis là ! Ce n’est rien, une petite coupure d’électricité. Tout devrait repartir d’ici quelques minutes.
A peine les mots étaient prononcés que la lumière revint doucement réchauffer la pièce. Satisfait, l’homme examina sa femme quelques secondes.
- Merci pour le repas, il était excellent.
Il quitta la pièce et retourna dans son bureau en prenant soin de contourner la fille qui se tenait maintenant dans l’encadrement de la pièce.
- Maman ? osa la fillette.
- Oui, ma princesse ?
- Pourquoi papa ne me regarde pas ?
La jeune maman s’approcha de sa fille et s’accroupit pour être à sa hauteur. Elle tentait de garder la face mais ses yeux étaient embués de larmes.
- Papa est malade.
- Il est malade quand il me regarde ?
L’innocence de la petite lui tira un petit sourire, malgré la tristesse de la situation.
- Je vais t’expliquer. Tu viens ?
La maman se releva en tendant la main à sa fille. Elles s’éloignèrent dans la cuisine. Attiré par le bruit de sa maîtresse, le chat endormi redressa les oreilles. Il ouvrit les yeux, se releva, s’étira de tout son long en baillant, et suivit la petite famille pour aller manger. Quelques poils perdus parsemaient le livre sur lequel il dormait, avec pour titre “Vivre avec un Alzheimer”.
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