L’esclave de Gorée 2/2
Je n’ai évidemment pas oublié l’enfant qui pleurait dans la Maison des Esclaves, mais je ne pensais pas être amenée à le recroiser, et surtout pas de cette façon ! A peine vingt-quatre heures après notre première rencontre, et alors que nous faisions un dernier tour de l’île avant de rejoindre Dakar, une silhouette, au centre de la place, a attiré mon regard. Le petit garçon était là, assis au pied de la statue du couple aux chaînes brisées, celle qui trône à la pointe de l’île, qui marque l’abolition de l’esclavage, et que Maman trouve si touchante. Pas de larmes chez lui cette fois, mais même à la distance à laquelle je me trouvais, j’ai pu déceler une émotion semblable à la première lorsqu’il a posé ses grands yeux noirs sur moi. Sa détresse semblait immense, et elle m’a retournée comme une vague. J’ai voulu m’approcher, consciente de la nouvelle chance qui m’était donnée de lui parler, mais je ne sais pas ce qui s’est passé : à peine le temps de tourner la tête pour m’adresser à mes parents et il avait à nouveau disparu !
Surprise, sidérée même, j’ai traversé la rue en courant pour rejoindre la statue et, fébrile et tremblante, j’en ai fait plusieurs fois le tour, pour tenter de comprendre où il pouvait bien se cacher. Rien. Une fois de plus, le petit garçon semblait s’être envolé ! Bien déterminée à le retrouver cette fois, j’ai crié « je reviens ! » à l’attention de mes parents puis, sans leur laisser le temps de répondre, j’ai descendu la rue en direction de la Maison Rose. Malgré ma course, je scannais des yeux chaque recoin, le coeur gonflé comme par une sorte d’urgence et une soif de comprendre. Dans ma poche, mon objet magique s’est mis à vibrer, alors j’ai ralenti et j’ai pris le temps de le consulter.
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Je le sais maintenant, le kaléidoscope a tenté – comme toujours – de me faire comprendre qui était ce garçon, en m’envoyant de nouvelles vagues d’images, toutes plus dures, plus fortes, plus troublantes les unes que les autres. Mais c’est l’enfant lui-même qui m’a donné la réponse, en réapparaissant une nouvelle fois devant moi, aussi vite qu’il était parti.
Je suis arrivée essoufflée à la Maison des Esclaves mais je n’ai pas eu besoin d’en faire le tour pour le trouver. Le petit garçon triste était assis là où je l’avais vu la première fois, dans l’ouverture lumineuse de la Porte du Voyage sans Retour, à l’endroit même où des générations d’esclaves embarquaient autrefois pour une vie de souffrance et de labeur dans le Nouveau Monde. Comme la veille, il me tournait le dos, le regard perdu au loin, mais cette fois je me suis approchée, et il s’est retourné pour me regarder. De grosses larmes roulaient sur ses joues, mais il n’a pas dit un mot. Peut-être n’en existait-il pas d’assez forts pour exprimer sa peine…
C’est lorsqu’il s’est levé, au moment où j’ai vu ses chaînes aux chevilles que j’ai compris que le petit garçon de la Maison des Esclaves venait du passé. Il m’a adressé un dernier regard triste, puis il a passé le seuil de la porte maudite, ses chaînes raclant le sol dans un bruit de désespoir. J’ai couru à la porte mais il s’est une nouvelle fois évanoui dans la nature, et ce, avant même que ses pieds ne touchent les vagues.
J’ai réalisé en partant que je ne connaîtrais jamais son nom, ni sa véritable histoire. Etait-il un fantôme, une vision de mon esprit ? Alf et mes parents l’avaient vu eux aussi, mais pourquoi nous était-il apparu à nous, alors ? Etait-ce l’action du kaléidoscope, ou se montrait-il à d’autres familles, à d’autres touristes ? Et si c’était le cas, était-il condamné à errer ainsi toute la journée, jusqu’à la fin des temps ? Peut-être serait-il pour toujours « l’Esclave de Gorée », celui qui porte tout le malheur d’un peuple et incarne l’horreur de l’esclavage ? Sans réponse à mes innombrables questions, j’ai compris qu’au-delà de sa condition, il resterait surtout pour moi l’Inconnu de Gorée, le petit garçon à la tristesse infinie, une tristesse de celles que je n’oublierai jamais.
Alors j’ai pleuré.
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