chemins écartés

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J’étais tranquille, j’étais peinarde…

Non, je ne peux pas commencer comme ça, Noureddine a déjà mis cette référence musicale, je vais pas copier. Je reprends.

N’empêche, c’est pas faux comme début. J’étais accoudée au comptoir, un type entre dans le bar et commande un café noir. Y a des signes dans la vie.

Je le regarde en coin, et il admire mes bottes. Sérieux, les clins d’œil à la chanson ça va bien cinq minutes, mais s’il me propose un tour dans le terrain vague, je me casse. Au lieu de ça il me dit :

— Tu m’reconnais pas ?

— J'devrais ?

— Ben quand même !

— Désolée, j’ai pas la mémoire des visages.

— Je sais, mais là, c’est limite insultant.

— Encore une fois, désolée.

— Je t’offre une bière ?

— C’est pas encore l’heure règlementaire.

— L’heure règlementaire ?! s’étrangle-t-il en recrachant la moitié de son café. Hé ben ma grande, t’as bien changé !

— Probablement. On s’est connu quand ?

— Y a pile vingt ans. Tu révisais soi-disant ton bac, t’étais assise là, dit-il en désignant une table en terrasse.

Un lointain souvenir fuse de très très loin pour faire un feu d’artifice dans ma tête.

— Mais oui, je m’en rappelle ! Je venais ici chaque fois que j’avais un peu de thune à claquer, j’adorais ce café ! Comment j’ai fait pour pas le reconnaitre ?

— C’est parce qu’à l’époque, la devanture était en bois, peinte en bleu ciel et que le bar était incrusté de capsule de bière. Y avait des tableaux aux murs d’artistes locaux et un escalier en tire-bouchon pour aller pisser.

— Ouais, ça grinçait affreusement et branlait pas mal. J’ai failli me casser la gueule une paire de fois. Je me souviens du jour dont tu parles, ajouté-je après un court silence. J’étais seule, et je tournais les pages de mon bouquin de philo sans en lire un seul mot. Je matais un gars qu’était en train de présenter ses peintures à des bobos en goguette.

— J’avais hâte de finir de déblatérer mes conneries. Tout ce que je voulais c’était t’offrir un verre.

— On a passé un chouette moment tous les deux, hein ?

— J’ai cru que tu t'en souviendrais jamais !

Et d’un coup, c’est comme si on était revenu vingt ans en arrière. Le bar standard et froid, le Perrier devant moi, les chaises en plastique rouge redeviennent le vieux bouiboui excentrique qui s’appelait l’Imaginaire à l’époque et je redeviens la gamine éprise de liberté. Lui, il n’a pas changé. Je me sens charmée comme à l’époque, vivante comme jamais, et je ne cherche toujours pas à comprendre comment un mec pareil peut s’intéresser à moi. Sa main effleure la mienne en une décharge électrique qui accélère les battements de mon cœur. Ma montre connectée s’affole et il pousse un rire tonitruant qui lui vaut le regard désapprobateur du serveur. On paye et on s’arrache.

Je l’écoute parler de sa vie d’artiste bohème, je me sens comme dans une chanson de Moustaki (t’y avais pas pensé à celle-là, hein Noureddine ?!). Une heure après, on est dans un bar sénégalais, qui survit envers et contre tout depuis trente ans, baignant dans son jus, et tenu par le même vieux Noir que j’ai connu vingt ans plus tôt. Il ne me reconnait pas, mais il serre mon compagnon dans ses bras et ils discutent un moment pendant que je me sirote un rhum arrangé.

Mon inconnu plus si inconnu m’emmène danser, boire, rire, refaire le monde. Cinq bars plus tard, on est au coin de la même rue où on s’embrassait vingt ans plus tôt. La nuit est douce, la brise légère, mon inconnu magnifique.

— Qu’est ce qu’il t’est arrivé, alors ?

— De quoi ?

— T’as beaucoup changé depuis la dernière fois, et c’est pas juste l’âge. Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

— Comme tout le monde j’imagine. J’ai grandi, j’ai fini par m’attacher à quelqu’un, quelque part. Boulot, mec, enfants… la routine, quoi.

— Pourquoi t’as fait ça ?

— Je sais pas.

— Et ça en valait la peine ?

— Je sais pas.

— Tu peux venir avec moi si tu veux.

— Je sais.

Une part de moi le regarde partir avec regret. Une autre part hurle de rage et de désespoir en le laissant s’échapper. Prise d’une impulsion, je le poursuis et me retrouve face à son large sourire.

— Je suis pas prête, là. Pas prête à tout quitter, je veux d’abord savoir si ça en vaut la peine. Mais un jour, je te suivrai, si tu es prêt à m’attendre.

Il ouvre grand ses bras et m’enlace.

— Il sera jamais trop tard, t’en fais pas ; Mais ne m’oublie plus et ne me trahis plus, si tu veux me retrouver un jour !

Je promets et je pars. Au coin de la rue, je rallume mon téléphone. Bizarre, je me souviens pas l’avoir éteint. Cinq appels en absence, qui me rappellent que je suis attendue dans mon foyer. Avant de descendre vers le métro, je tourne la tête une dernière fois. Il est toujours là, il me regarde. Attends-moi, je murmure. Je reviendrai un jour. Promis.

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