Soupe de langue (s)
C’est jour de fête chez nos compagnons les animaux ! Impatients et affamés, tous se bousculent, se saluent et se prêtent à l’exercice périlleux du partage en société…
- Très cher, quand aurons-nous l’honneur d’être servis ? Je me languis de festoyer, se lamente l’oie, parée de ses plus beaux atours pour célébrer le roi, et s’éventant de ses plumes d’un air las.
- N’ayez crainte, répond le lapin tout en frétillant de son petit museau. La cuisine s’apprécie d’abord par ses fumets ! J’y devine de magnifiques carottes, savoureuses à souhait ! Les légumes de saison me remplissent toujours de joie !
À ces mots, Sa Majesté le lion fait son entrée parmi les convives maintenant debout, précédée par son crieur le furet, endimanché comme jamais.
- Oyez ! Oyez ! Peuples de jungles, de fermes et de forêts ! Veuillez accueillir notre bon roi qui, dans sa grande mansuétude, nous permet de célébrer notre amnistie annuelle en nous réunissant autour d’un festin mémorable ! Simplicité et convivialité sont à l’honneur ! Rompons le pain ensemble pour notre renouveau !
Une salve d’applaudissements retentit alors, et la joyeuse assemblée confortablement installée assiste au ballet entrant des serveurs, tous plus rapides les uns que les autres.
- Oh non, de la soupe ! s’exclame le moineau, désappointé. Il n’y a aucune graine.
- C’est normal, dit le chat, une sournoiserie soudaine dans les yeux. Tu ne peux pas connaître cette recette puisque c’est…
- Oui ? demande l’oiseau, tremblant de tout son corps.
- Oh, c’est simplement une soupe de langue d’oiseau, termine le félin, arborant un sourire carnassier.
- Écoute donc ce matou, rapporte la chèvre. Il aurait certainement préféré une soupe au lait… Balivernes ! Le meilleur des potages se présente dans une jolie feuille de chou, avec des céréales et des fanes de radis.
- Je te connais émotive, mais n’as-tu pas l’impression de faire montre de soupe à la grimace ? sermonne la belette.
- Pas un seul feuillage de buisson pour sublimer ces quelques herbes aromatiques et ces… légumes, chuchote la gazelle.
- Prend garde à tes remarques, demoiselle, répond le gnou, ou le lion pourrait rompre son régime.
- J’ai entendu dire que la langue de bœuf était un délice en ragoût, susurre le tigre à son voisin dans une œillade lourde de sens.
- La poudre de vos griffes se sert en guise de condiment aphrodisiaque, n’est-ce pas ? questionne le bovin d’un air faussement innocent.
- Visiblement, les deux pourraient se marier à merveille ! ricane le renard, son écuelle déjà lapée.
- Oh, puisque tu as terminé, puis-je prendre ta tranche de pain, s’il-te-plaît ? sollicite le pigeon engloutissant ses dernières miettes.
Après un regard entendu avec le faucon, notre ami rusé sourit de toutes ses petites dents.
- Bien sur, très cher ! Régale-toi ! Fais bombance… Profite de ce banquet… héhéhé…
- Loin de moi l’idée de cracher dans la soupe, mais je me damnerais pour quelques épines flottantes, déclare le lama tout en s’essuyant les coins de la bouche avec distinction.
- Une réduction d’vers et d’crevettes ! Y a qu’ça d’vrai ! réagit l’ornithorynque, affalé sur le dossier de sa chaise.
Tout à coup, l’immense porte massive s’ouvre avec fracas sur le gorille. Trempé jusqu’aux os par la pluie, ses yeux noirs balaient la foule et un lourd silence s’installe. Le lion se lève et s’avance vers lui.
- Monsieur le Baron ! Je vous souhaite la bienvenue parmi nous en ce jour de paix.
- Sauf votre respect, je n’ai pas été convié à votre petite régalade, affirme le grand singe, immobile.
- Eh bien… Puisque vous êtes ici… prenez place !
Lentement, le gorille s’assoit, constate avec surprise le menu proposé, et les réjouissances reprennent bientôt de plus belle.
- Ne pensez-vous pas que ce Baron de la jungle au dos argenté s’est présenté comme un cheveu sur la soupe ? s’enquit la fouine.
- Je dirais même qu’il était mouillé comme une soupe ! plaisante le lynx.
- Il est vrai qu’une arrivée aussi tonitruante ne m’aurait jamais traversé l’esprit ! confie la poule. Quel manque de savoir vivre !
- Je suis entièrement d’accord avec vous, dit la canne. Un véritable gros plein de soupe dépourvu de toute subtilité.
- Une question me taraude, cependant, déclare la grenouille. Un repas, quel qu’il soit, possède-t-il réellement ce mystérieux pouvoir de réunir les peuples ?
Après quelques instants de réflexion, la souris hausse les épaules.
- Je donne ma langue au chat !
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