Chapitre 4
J'ai mal dormi. Si bien qu'une migraine me perce le crâne et me secoue ma cervelle comme un fouet monterait des œufs en neige. Je n'ai pas arrêté de penser à ma famille, à Wes, à David, à Connor.
Wes, parce que je ne pense qu'à lui depuis trois mois. Parce que c'est devenu un sujet tant tabou que j'ai l'impression qu'en parler revient à me rendre folle.
David, car il me déteste autant que je le déteste. Il m'empêche de penser en s'insérant dans mon esprit comme un Martin pêcheur qui taperait en boucle sur un tronc pour y creuser son nid. Je ne suis plus moi-même, mais le reflet de David. Il est moi, tant qu'il me contrôlera comme il le fait. Tout d'abord, il choisit mon lieu d'habitation, puis ce dont je peux parler ou non, et m'agresse dès que j'affiche, par malheur, une mauvaise mine. Il voudrait que je sois heureuse, que j'oublie tout ça et que je laisse le passé au passé. Et moi, je voudrais qu'il assume le présent et qu'il accepte notre deuil.
Connor, parce qu'il est mon dernier fils et que je le délaisse. Je culpabilise d'être une mauvaise mère. Alors que mon enfant est mal, rongé par la peine et la solitude, je l'abandonne dans son désarroi. Voilà qui je suis réellement. Alors j'ai mal dormi.
Le levé du matin me sort de ma somnolence, les rideaux ne suffisent pas à adoucir les rayons du soleil. Il est sept heures du matin et je sens déjà que la journée va être longue.
Je descends prendre mon café, amer comme le goût de ce que me laisse la vie. Je ne mange rien, comme tous les matins. La faim me quitte dès lors que j'ouvre les paupières. C'est presque si j'avais des nausées.
Suis-je enceinte ?
Chaque matin, je dois me concentrer pour ne pas vomir dans la cuvette des toilettes : respire. Tant que tu décides que tu vas bien, alors tu vas bien. Il y a peu de chance qu'un fœtus grouille dans mon ventre, parce que David ne m'a quasiment pas touché en trois mois. Sauf ce soir-là, il y a un mois. Il s'était emporté à propos de ma psychiatre qui, d'après lui, me donnait des conseils qui me faisaient souffrir. Comme noter dans un carnet chaque émotion qui me traversait. Ou encore, retourner sur les lieux de la mort de mon fils pour faire face à ma souffrance. Je voulais faire cette dernière proposition, mais quand j'en ai parlé, par mégarde, à David, il avait explosé : "Non, mais tu vas pas faire ça quand même ! Tu te rends compte de ce que tu veux faire ? Putain, mais ouvre les yeux. C'est n'importe quoi, merde !" Et je l'avais trouvé sexy. Non pas suite à la hausse de ton, mais, car il me défendait malgré tout. Il veut que j'avance, à sa façon, certes. Mais il veut mon bien. Et, ce soir-là, nous avions fait l'amour comme un coup d'un soir. Sans baiser, sans tendresse, mais sans violence non plus. C'était juste... comme ça. De la pénétration, rien de plus. Je n'avais même pas joui, aucun gémissement n'était sorti de ma bouche, aucune poussée d'épuisement, rien. J'ai regretté la seconde où il s'était retiré de moi, comme si j'avais trompé mon mari avec un inconnu. Sauf que cet inconnu, c'était mon mari. Mais il n'y avait tellement aucune connexion entre nous qu'il donnait l'impression d'être un homme dont je ne connaissais rien, à part qu'il était sexy.
Suis-je enceinte à cause de cette nuit-là ? Quand il m'a empêché de retourner sur la plage où le corps inerte de notre enfant tapissait le sable. Pourquoi m’en empêche-t-il ? Peut-être qu’il a peur que des souvenirs ressurgissent, que je ressasse en boucle cette journée-là. Ou bien, il imagine que je vais m’inventer une histoire, peut-être que Wes n’a jamais existé et que je me le suis créée de toute pièce dans mon inconscient par culpabilité. Je ne sais plus. Je ne sais plus rien. J’ai l’impression de devenir folle, au point de douter de l’existence de mon propre fils. Mais c’est tant un sujet qui ne revient jamais sur le tapis que la réalité se déforme à force de la cacher. Qui suis-je vraiment ? Pourquoi mon mari m’interdit de parler de Wes ?
Une fois, alors que j’étais chez des amis, Laura et Jude, pour la première fois depuis la mort de Wes, j’ai osé mentionner son nom : « Wes était pareil, il aimait les dinosaures autant que ses parents ! » Et là, David m’a donné un coup de coude, a coupé court à la conversation et a relancé un nouveau sujet. Les visages choqués et gênés de Laura et Jude se figèrent et leurs regards remplis de compassion et de perplexité se posèrent sur moi. Qu’avais-je dit de mal ? Le soir, en rentrant chez nous, alors que Connor était couché, mon mari m’a hurlé dessus comme si j’étais un chien qui avait uriné sur les draps du lit. Ce soir-là, j’ai vraiment cru qu’il allait me frapper. Il avait levé sa main, ses doigts collés entre eux, sa paume dirigée vers moi, à un cheveu de me gifler fort, mais il n’en fit rien. La peur s’était emparée de moi, paralysée, je n’avais même pas réussi à répliquer. J’étais juste muette, complètement chamboulée par cette attitude qu’il n’avait jamais montrée avant. Voilà son vrai visage : un homme à deux doigts de me transformer en femme battue. Je n’ai plus jamais reparlé de Wes depuis.
Ça fait si longtemps que je ne sais même plus si Wes a vraiment existé. J’en ai oublié son visage, sa voix, son odeur. Lentement, il disparaît de mes souvenirs et bientôt de mes pensées. À cause de David.
David me rejoint dans la cuisine, son pyjama froissé par une nuit torride de sommeil. Quand il passe derrière moi pour prendre son café, il me caresse mon épaule droite. J’en ai des frissons. De terreur. Mon mari me terrorise. Si je prononce le moindre mot concernant Wes, il serait prêt à me tabasser sur place. Alors, je ne dis rien, je ne fais rien, je me laisse faire, soumise à lui. Je cache mon mépris à son égard tant bien que mal et détourne le regard comme une prude qui n’ose pas admirer le loup pour la première fois. Je n’ose plus plonger mes yeux dans les siens, malgré toute leur beauté, d’un bleu azure comme la mer, j’ai peur qu’il lise dans mes pensées si je le fixe trop longuement.
Il s’assoit face à moi, à mon plus grand désarroi, sa tasse fumante de café devant lui. Il mange un croissant, ça me dégoûte. Comment peut-il garder autant d’appétit après tout ce qui nous est arrivé ? Est-ce qu’il a, au moins, un cœur ? Une sensibilité ? J’ai épousé un monstre. Et je ne peux rien y faire. Si je m’extirpe de ses griffes, il va me tuer pour me faire taire. Il va m’assassiner pour que, plus jamais, je ne parle de Wes.
— Connor dort encore ? me demande-t-il d’une voix cassée par sa nuit.
— Je crois bien, oui.
— Je vais le réveiller pour qu’on ne parte pas trop tard.
Je hausse les épaules : ça m’est égal. Je m’en contrefiche que Connor dorme encore ou non. Que nous partions tôt ou tard. Je m’en tape de tout ce qui existe sur cette terre. Mais je fais mine d’être d’accord avec lui, d’un geste approbateur de la tête. Oui, oui, David.
Connor et David reviennent dix minutes plus tard. Qu’est-ce qu’ils ont pu se dire pendant tout ce temps ? Est-ce que ça me concernait ? Voilà que je deviens paranoïaque, en plus d’être folle. Non seulement, je m’imagine un enfant inventé de toute pièce, mais en plus, j’ai cette lourde impression que l’on me critique chaque seconde de ma vie. Peut-être parce que les gens chuchotent dans mon dos depuis l’accident : « Oh, c’est elle qui a perdu le gamin qui s’est noyé. » Et je vous emmerde.
— On y va ?
David est pressé de rejoindre les boutiques, de faire du shopping, probablement car il est persuadé que ça va me changer les idées. Il a sûrement raison. En attendant, je n’ai aucune motivation, mais je les suis tout de même. Que puis-je faire d’autre ? À part me morfondre dans mon lit toute la journée. Alors je m’habille, une simple veste avec un jeans bleu. Je mets mes mocassins et c’est parti pour acheter des meubles et de la peinture.
Nous arrivons à Jardiland, mon magasin préféré : j’adore les plantes. Ça me fait du bien de prendre soin d’elles, ça m’occupe et me faire penser à autre chose. C’est tout naturellement que David nous y emmène en premier : cette sortie n’a qu’un but et c’est de me changer d’air.
Ça marche. Je suis émerveillée devant les cactus, les bonsaïs et les plantes grasses. J’en prends deux en main, des petites d’une dizaine de centimètres, on dirait des bébés, et je file à la caisse pour les sceller avec ma personne : elles sont à moi. Mais dès lors que je sors de Jardiland, mon état dépressif revient de plus belle. J’ai envie de mourir. Si seulement je pouvais rejoindre Wes, mais je ne suis même plus sûre qu’il m’attende là-haut, dans le ciel. Je ne sais même pas s’il est vraiment mort, s’il est vraiment né un jour.
Merde. David est vraiment entré dans mon cerveau. Comment puis-je douter de l’existence de mon propre enfant ? Bien sûr qu’il existe. Bien sûr qu’il est mort. Et moi, je suis évidemment en dépression. Mais pourquoi David m’empêche-t-il d’aller à la plage, au point de déménager à l’autre bout de la France. Pourquoi ne veut-il pas que je parle de Wes ? Pourquoi me cache-t-il quelque chose que je ne saurais pointer ?
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