Ch. 35
Jules a reçu pour consigne d’accompagner Dave et Rose-Marie, comme s’il était leur propre fils. Il doit ne pas s’éloigner d’eux et ne se livrer à aucune excentricité. Pourtant, dès le parking du supermarché, il sent une difficulté à contenir sa fougue et à feindre la normalité, tant l’espace, qui se révèle à ses yeux, le plonge dans un univers étrange. Il aurait aimé courir sur le parking, face au vent, comme un avion qui décolle. Mais il comprend que ses libertés sont bridées, de plus Rose-Marie a bien spécifié qu’ils étaient serrés au niveau du timing.
Ils prennent un caddie, le poussent jusqu’à une porte-tambour. Jules a le droit exceptionnel de faire un tour complet avec la porte-tambour. Une fois dans la galerie, les deux policiers doivent retenir le garçon pour l’empêcher d’approcher les boutiques. Ils franchissent le portillon d’accès du supermarché. Jules se laisse subjuguer par le foisonnement des produits. Les rayons sont, pour lui, comme un défilé sans fin de montagnes d’abondance. Il en vient même à considérer que cette prolifération atteint un degré d’absurdité, du fait que des denrées sont si hautes, qu’aucune main n’est en mesure de les attraper. Quand il arrive devant les bacs de réfrigération, il ne résiste pas à la tentation de plonger un bras dans le froid et de gratter le givre des rebords. Il se laisse également impressionner par la pléthore des emballages et des étiquettes. Il aimerait avoir plus de temps pour les lire, mais une fois encore, il est rappelé à l’ordre.
Quelques articles sont posés au fond du caddie. Au rayon des confiseries, Jules a le droit de choisir des bonbons. Vient le moment du passage à la caisse : la queue, les articles qui avancent sur le tapis roulant pour être scannés, le paiement, le ticket de caisse débité par la machine… Tout est à nouveau source d’étonnement, pour le garçon.
Sur le chemin du retour, alors que Davy appuie sur l’accélérateur, Jules doit, avec empressement, retirer la casquette et la veste en Jean, afin de récupérer sa tenue, sans oublier la montre.
La camionnette s’arrête devant le mur de Courcy Montvernier. Avant de sortir, Jules a le droit de piocher quelques bonbons. Mais Davy reçoit une mise en garde d’un bûcheron, depuis un trou percé dans le mur du domaine. Le danger vient du gardien, qui effectue des rondes, avec son Beauceron. Cet imprévu les oblige à attendre que le gardien et son chien s’éloignent. Un nouveau signalement annonce que la voie est libre.
Davy adresse une tape amicale sur l’épaule de Jules.
– Tu as fait du beau travail, mon garçon. Je compte sur toi pour la suite. N’oublie pas que ton père est peut-être derrière la disparition de ton frère.
– Si j’apprends qu’il a tué mon frère, alors je le tuerai.
– Ne t’en fais pas. Tu tiens là ta vengeance.
Jules se sent soulevé par des bras. Il franchit le mur, descend les dernières bûches du tas et prend la direction du château.
Quand il entre, plusieurs clameurs jaillissent à travers le grand hall : « Ah ! Il est revenu. Madame Montvernier, il est revenu ! » Il croit, sur le moment, qu’on parle de lui, mais comprend sa méprise, en voyant des domestiques manipuler les interrupteurs : il s’agit du courant.
L’instant d’après, il voit sa mère descendre les marches, d’un air maussade.
– Ce n’est plus possible, ces pannes. Je vais demander à ton père de nous prendre des groupes électrogènes. Toujours à devoir supporter la gabegie des services publics !
Un froid automnal souffle sur Courcy, alors que Didier Montvernier convoque ses cinq associés ainsi que deux de leurs fils, pour une réunion si décisive que des mesures particulières ont été instaurées à cette occasion : service spécial de surveillance ; déploiement de vigiles dans le parc ; domestiques triés sur le volet ; activations de l’alarme du mur extérieur et du brouilleur d’ondes.
Pour l’occasion, les deux cheminées de la salle à manger Automne et du salon Forum, ont été chargées de bûches et allumées pour un embrasement maximal, tandis que le chauffage a été monté afin d’obtenir un bon 20°C dans l’ensemble des pièces exploitées du château.
Depuis les fenêtres de sa chambre, Jules voit s’envoler l’hélicoptère qui emmène sa mère – fuyant comme à son habitude – tandis qu’une cohorte de balayeurs s’acharnent à repousser les feuilles mortes qui jonchent le perron et les chemins d’accès au château. Une fois l’hélicoptère parti, le garçon remarque l’éclairage latéral de l’hélisurface, alors que le ciel de cette fin d’après-midi s’assombrit des premières noirceurs de la nuit.
Dans l’attente des invités du soir, Jules a opté pour un peu de lecture. Assis à la table de sa chambre, qui se trouve entre les deux fenêtres, il bénéficie d’un point d’observation sur l’extérieur, qui lui permettra d’apercevoir les hôtes, au moment de leur arrivée. La tension liée à l’événement du jour ne l’aide pas beaucoup à se concentrer sur sa lecture. Mais le livre est devenu pour lui, une autre fenêtre sur la liberté. Il a appris, en plus, d’Élisabeth Delco, que Les Misérables de Victor Hugo est une grande référence de la littérature française.
Un grondement persistant dans le ciel signale l’arrivée de l’hélicoptère des invités. Alors qu’apparaissent les phares de l’appareil, une silhouette, à proximité de l’hélisurface, lève un bâton lumineux. S’ensuit l’atterrissage dans un vacarme qui, quelques instants, vient faire trembler la pierre.
Une haie d’honneur est aussitôt constituée par un double alignement de domestiques qui indiquent la voie en agitant leurs torches allumées. La disparition de l’allumage automatique extérieur fait comprendre, au garçon, que le brouilleur d’ondes vient d’être activé.
Jules referme le livre. En raison de la venue des deux enfants, il est cette fois tenu d’être présent à l’accueil. Il n’oublie pas, avant de descendre, d’enfiler son blazer et de se redonner un coup de peigne.
En s’engageant dans le grand escalier, il commence par apercevoir la sculpture de César, remise très hypocritement à sa place initiale dans le hall, derrière laquelle deux rangées de palmiers s’alignent, de chaque côté du mur. Mais il remarque surtout qu’il devient lui-même, au fil de la descente, le point de convergence de tous les regards. Tandis que des domestiques s’activent, autour des nouveaux venus, pour les débarrasser de leurs manteaux, les cinq magnats, les deux adolescents, ainsi que son père, en arc de cercle, le regardent descendre. Il comprend toutefois que cette mise en scène, mal calculée, agace son père, qui le presse d’un signe de la main, de s’approcher. – Voilà, je te présente Aurélien et Maximilien, avec qui tu dîneras ce soir.
Aurélien, par sa morphologie et ses cheveux raides, lui fait penser à Augustin. Il a d’ailleurs 15 ans. Mais son visage, bouffi, est moins avenant. Maximilien, âgé de 17 ans, a quant à lui une silhouette raide, un air strict, mais ses joues rondes atténuent la rigidité des traits de son visage, par un côté poupon.
Jules salue courtoisement les deux adolescents, puis les autres hôtes, par des poignées de mains cérémoniales.
Aurélien et Maximilien, en raison de leurs âges, sont autorisés à rester avec leurs pères pour assister aux conciliabules. Jules, qui est trop jeune, devra, quant à lui, attendre la fin de la réunion pour retrouver les deux adolescents, au dîner.
Les cinq associés et les adolescents sont invités à rejoindre le salon Forum. Dès lors seul dans le grand hall, Jules remonte l’escalier. De nouveau dans sa chambre, il jette un œil dépité sur son smartphone, inutilisable en raison du brouilleur d’ondes. Alors, il ouvre à nouveau le livre de Victor Hugo et poursuit sa lecture.
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