Ch.38
Dans un trot léger, le Lipizzan tenu par Jules – coiffé d’une bombe un peu trop large pour sa tête – tourne sur la piste équestre à une cadence régulière, soulevant derrière lui un voile de poussière de sable. Depuis qu’il est à l’aise sur sa monture, le garçon – qui a maintenant douze ans – a le droit à quelques moments d’entraînement sans son professeur.
Ce jour-ci, deux silhouettes appuyées sur les barrières de la piste, le regardent évoluer. Il les a reconnus, malgré leurs lunettes noires : ce sont Dave et Rose-Marie. Bien qu’il s’interroge au sujet de leurs présences, il poursuit son entraînement et maintient l’allure.
– Tu n’en as pas marre de toujours tourner en rond ? finit par lancer le commissaire. Tu ne préférerais pas que ton cheval trace tout droit ? (Jules ne réagit pas.) Maintenant qu’on est chacun de notre côté, toi, tu piétines et nous aussi.
– Je vais bientôt retourner à Roquebrune-Cap-Martin, annonce Jules au moment où il passe devant les deux policiers.
– On le sait. C’est pour ça qu’on est là. On est d’accord pour t’aider pour ton enquête.
Jules tire les rennes, invitant sa monture à se mettre au pas.
– On vient aussi t’avertir d’une situation, poursuit le commissaire. Ton père et ses amis nous ont mis sur les fesses une police parallèle. (Jules stoppe son cheval devant les policiers.) Ils ont monté des cabinets noirs de renseignements avec certains de nos ex-collègues, virés de nos services pour leurs instabilités psychiques ou leurs idées anti-républicaines, et souvent suite à des bavures. On a eu l’occasion de constater que, non seulement ils réutilisent nos techniques, mais certains, on ne sait trop comment, continuent d’avoir accès à nos dossiers et à nos archives. Il faut dire que ton père et ses amis savent se montrer généreux, quand il le faut. Si ton père met en place autant de moyens pour espionner ses potentiels opposants, tu te doutes bien qu’il ne va pas se priver, non plus, de faire surveiller son propre fils.
Jules a un sursaut de surprise.
– Le gars dans notre dos, à l’entrée du centre équestre, par exemple, signale Rose-Marie.
– Lui ? Mais c’est mon garde du corps.
– Pas que… ajoute le commissaire. C’est pourquoi on ne va pas s’éterniser. Alors, veux-tu de notre coup de main pour ton enquête ?
– Ok.
– On se retrouve à Roquebrune, signale Rose-Marie.
– On te prévient. On va devoir jouer serré.
– Si ton père tient autant à ta sécurité, demande lui au moins de t’acheter une bombe de la taille de ta tête, lance Rose-Marie, avant de s’écarter des barrières.
Jules, pensif, regarde les deux policiers s’éloigner, puis fait repartir sa monture, dans un trot.
L’instant d’après, il voit arriver la Lamborghini de son père qui vient le chercher. Il saute à terre et demande à un palefrenier de récupérer sa monture. Il s’empresse de rejoindre la voiture, sachant que son père n’aime pas attendre.
Après avoir dîné avec Pauline douze ans et Angèle onze ans, ses deux nouvelles compagnes de jeux, dans la salle à manger Été, Jules quitte sa chaise et bifurque vers la salle à manger Printemps, pour signaler à ses parents qu’il regagne sa chambre.
Son temps de répit est limité, car lorsque Pauline et Angèle quitteront à leur tour la table, elles auront certainement envie de se rendre dans une salle de jeux, comme chaque soir, ce qui sera un prétexte pour venir le déranger. Pour seule consolation, il est parvenu à obtenir le droit de s’enfermer à clef.
Lorsque Didier Montvernier avait présenté à son fils les photos des visages des filles de ses associés, il avait bien été convenu qu’une seule allait venir au domaine. Mais Pauline, que Jules avait sélectionnée, n’était pas celle qui arrangeait le plus les affaires de son père. Didier Montvernier avait donc prévu de faire venir également Angèle – le second choix. Mais ensemble, Pauline et Angèle ont spontanément tendance à jouer entre elles et Jules, souvent lassé par leur complicité, préfère les laisser à leurs jeux de filles.
Une fois cloîtré dans sa chambre, il sort le smartphone de sa cachette et, allongé sur son lit, il savoure ce moment préféré de sa journée, dans son tête-à-tête, en visioconférence avec Mathilde. Il aperçoit son regard bleu pétillant, ses cheveux châtains bouclés, retenus par un bandeau, les taches de rousseur sur sa peau blanche, la douceur satinée de ses lèvres roses. La perspective de la revoir prochainement accentue son excitation. Mathilde se montre quelque peu jalouse des deux compagnes installées à Courcy Montvernier, pourtant Jules n’a pas l’impression que Pauline et Angèle sont réellement entrées dans sa vie. Avec Mathilde, au fil des échanges, des confidences et des intimités partagés dans le double huis-clos de leurs chambres, des liens se sont formés, jusqu’à progressivement s’enraciner dans leurs deux cœurs juvéniles. Jules ne peut pas, non plus, oublier que Mathilde connaissait Augustin. Dans le renforcement de sa relation avec elle, il ressent aussi le bonheur de préserver un lien avec son frère.
Plaçant le téléphone au-dessus de sa tête, il laisse Mathilde le combler de paroles douces et aimantes.
« J’ai tellement envie que tu sois déjà là, pour de vrai. J’adore quand tu me regardes. Tu me fais craquer. J’adore entendre ta voix… »
Le cœur de Jules palpite. Les paroles de Mathilde sont comme un ruissellement de bonheur. Grâce à elle, il revit.
Des coups contre la porte de la chambre viennent mettre fin à l’enchantement.
« Oh, non… gémit Mathilde. »
Mais débordant d’excitation, Jules décide de soigner sa sortie de scène. Il devine, à l’avance, que les mots qu’il va énoncer, vont aller se planter dans le cœur de sa bien-aimée.
– Bisous. Je t’aime. À bientôt, ma chérie.
Sans lui laisser le temps de la réponse, il coupe la communication, heureux du tourment qu’il vient de provoquer.
En cette période hivernale, l’atmosphère du littoral méditerranéen s’est appesantie d’une indicible charge mélancolique. Le temps, venteux, secoue la cime des arbres. Une pluie de grêlons frappe les carreaux du V.A.C. au moment où celui-ci s’engage sur l’allée de terre rouge de la villa Bel Air.
Une bouffée de tristesse saisit Jules. Plus de trois années s’étaient déjà écoulées depuis l’au revoir adressé à son frère. Un au revoir, plein de promesses, changé par les circonstances, en un déchirant adieu. Augustin aurait déjà, en principe, atteint la majorité. L’éventualité qu’il ait attendu ce moment pour disposer d’une liberté de mouvements, afin de reprendre contact avec son petit frère avait été, pour Jules, le dernier interstice d’espoir de le revoir vivant. Dès lors, il n’espère plus. Pourtant, en retrouvant les lieux pour toujours imprégnés de sa présence, il se rend compte qu’il ne pourra jamais se résigner à sa disparition.
La piscine a été recouverte d’une paroi vitrée. Quelques feuilles éparses jonchent la terrasse. Une porte-fenêtre est ouverte. Jules s’introduit dans le séjour et remarque la table du petit-déjeuner où, pour la première fois, il avait vu Augustin. Il se rend compte que chacun de ses pas l’expose à une nouvelle épreuve. Il monte à l’étage, retrouve l’ancienne chambre de son frère avec la vue sur mer, depuis le bow-window et la terrasse privée. Bien que sonné, il s’entête dans sa prospection des lieux ; ouvrant la porte-fenêtre, il avance sur la terrasse, aperçoit, en face, le bâtiment anciennement habité par Augustin et remarque que les volets sont fermés, comme pour un départ ordinaire. Tous les transports de joie du garçon se sont changés en des poignards de douleur. Jules rentre avec l’idée, cette fois, d’inspecter le tiroir de l’armoire. Il est de nouveau accablé en apercevant l’interphone, à l’endroit même où il l’avait laissé. Malgré ça, il le sort et le branche. Il presse la touche d’appel. Obstination fatale. Comment peut-il encore espérer entendre la voix de son frère ? À croire qu’il veut s’infliger la torture du silence. Il se rappelle son timbre doux et enjôleur. À la place, plus qu’un informel grésillement.
Jules plaque sa tête contre le lit, purgeant une nouvelle fois sa douleur, dans un flot de larmes.
Apaisé, il se relève, descend et sort. Il dépasse la haie de bougainvilliers, revoit le muret où Augustin s’asseyait pour fumer. Il longe le bâtiment approche la porte de sa garçonnière, la frôle. Il continue, appuie sur la sonnette des gardiens. Il a un mouvement de recul au moment où l’huisserie grince. Un couple antillais le fixe sur le pas-de-porte. De nouveaux gardiens. Les autres sont partis, ils ne savent où. Jules demande si l’on peut ouvrir l’appartement d’à côté.
– Non… ce n’est pas du tout possible, répond le gardien dans une vigoureuse secousse négative de la tête. C’est fermé. Personne ne peut entrer là.
Les mots du gardien l’atteignent comme un fluide électrique le long de l’échine. Ce discours ne lui est pas étranger. À Courcy Montvernier, c’est ainsi qu’on lui avait parlé de l’aile droite du château.
Tout à coup, il entend la voix de son père.
– Jules ! Il faut penser à te préparer pour le ski.
Une hélistation du coin a été désignée comme point de rendez-vous avec les Blay. Pour la première fois de sa vie, il enfile une combinaison de ski. Il a l’impression de partir pour la Lune.
L’arrivée sur le tarmac des deux familles se fait dans une parfaite synchronisation. Jules presse le pas en apercevant Mathilde. Tous deux se serrent dans les bras, heureux de goûter enfin à la proximité physique.
– Jules, tu es là, c’est super !
Il tire Mathilde par la manche, pour l’entraîner à l’écart. Alors, inclinant la tête, il pose un baiser audacieux sur ses lèvres.
Mais le regard en biais de Justine Montvernier a repéré le geste déplacé de son fils. Elle tapote sur l’épaule de son mari.
– Jules a embrassé Mathilde sur la bouche. Je viens de le voir.
– Jules !
Garance Blay lâche un éclat de rire.
– Oh… laissez ! À leur âge, ça reste innocent.
Jules avance vers son père, le regard interrogateur.
– Il ne faut pas aller à l’arrière de l’hélico. C’est dangereux.
Emporté par l’hélicoptère, Jules presse la main de Mathilde. Il est époustouflé par la vue. À travers les hublots penchés, la neige, qui s’étend depuis les cimes jusque dans l’échancrure des vallées, répand un rayonnement de pureté.
Un tourbillon de poudreuse occulte la vue, lors de l’atterrissage.
Jules doit ensuite laisser son amie, pour rejoindre le moniteur qui l’attend pour son cours particulier. Mais sitôt seul, il a une envie pressante. Quelque peu agacé par le contre-temps, le moniteur indique au garçon, avec un sourire forcé, le chalet qui fait brasserie.
Jules traverse une terrasse occupée par des guéridons et pénètre dans une salle quasi-déserte. Derrière une table, dans un angle, il reconnaît Rose-Marie, qui termine un café. Elle est seule. Après avoir un jeté un coup d’œil autour de lui, il s’approche de la table pour s’y accouder.
La policière glisse une feuille dans sa direction.
– Voici les deux adresses principales : celle du restaurant de Tommy et l’appartement de Monaco de ton père.
– Et l’adresse d’Ambre ?
– On ne l’a pas encore. (Jules a un soupir.) Sois patient. Concernant la date du compte à rebours, tu ne sais toujours pas ?– Non.
– Et le projet lui-même ?
– Ils veulent faire tomber la démocratie dans trois pays d’Europe et, après ça, réunir ces trois pays pour conquérir le reste de l’Europe, avec l’aide d’appuis étrangers.
– Oui, c’est ce qu’on avait déjà compris. C’est aussi pour ça qu’il leur faut trois puissances européennes importantes.
– Rose-Marie ?
– Tu veux me demander quelque chose ?
– Oui. Est-ce que vous avez déjà pensé que j’ai pu avoir un autre frère ou une autre sœur ?
– Tu veux dire d’autres frères ou sœurs qui auraient disparu comme Augustin ? Oui, on y a pensé. (Elle passe un doigt sur la joue du garçon.) On voulait éviter de t’en parler pour ne pas te faire peur. Tu as des indices qui te font croire à ça ?
– Oui.
– On en reparlera à un autre moment. (La policière se lève.) Sinon ton moniteur va s’impatienter. Il faut que tu saches quand même, pour l’hypothèse des disparitions, qu’il n’y a pas un seul mobile qui tient debout, pour l’instant, et qu’on ne voit pas pourquoi tes parents prendraient de tels risques. Profite bien de ta journée de ski.
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