Ch. 40

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Clément a un nouveau soupir d’exaspération en notant les mines patibulaires des deux jeunes qui ont accepté de les conduire aux frères imprimeurs, sur la banquette d’une Audit.

– On a un moyen pour ne pas mariner dans les embouteillages, signale dans un ricanement, le passager avant, alors que le véhicule remonte la rampe d’un parking souterrain.

Les trois ados ont un hoquet de stupeur en remarquant qu’il tient un gyrophare bleu de police. À travers la vitre ouverte, le gyrophare est posé, avec son aimant, sur le toit de la voiture.

Gyrophare allumé et sirène hurlante, l’Audit file à vive allure, emprunte les couloirs de bus, double les files de voitures en s’engageant sur les voies à contre-sens, grille les feux. Dans un crissement de pneus, elle s’arrête devant des bâtiments gris, informels.

Le conducteur quitte le véhicule, avance vers un préfabriqué, frappe au carreau d’une fenêtre. L’instant d’après, une porte s’ouvre. Les silhouettes de deux jeunes types sortent et observent leur visiteur, bien calés sur leurs jambes, les mains dans les poches, l’air fier, méditerranéen.

– Ce sont les deux de la photo, signale Clément. Venez !

Le plus jeune a un regard fuyant, au moment où Clément leur demande les raisons pour lesquelles ils fréquentaient Augustin.

– C’est lui qui est venu nous voir, se risque Armando, l’aîné. Il s’intéressait à notre travail.

– Vous voulez dire qu’il cherchait des faux papiers ?

– Il n’a fait aucune demande de cet ordre-là. Mais disons… qu’il y songeait, pour plus tard, si jamais son père refusait qu’il passe le permis bateau. C’est pour ça qu’on était restés en contact.

– Donc, ce n’était pas pour une relation d’amitié ?

– Non.

Clément remercie les deux frères et appelle un taxi.

– On n’a plus rien à faire ici. (Il contacte sa mère.) Est-ce que tu peux venir nous rechercher au port ? Oui, sur le ponton du Zephira.

– Mais on n’est même pas allés voir Laura et Ambre ! se plaint Jules.

– Rappelle-toi ce qui nous a été demandé. De rentrer avant la nuit.

– Mais Laura et Ambre sont les contacts les plus importants !

– Il a raison, soutient Mathilde en attrapant la main de Jules. C’étaient elles deux, les plus proches d’Augustin.

Clément ne veut pas transiger. La dernière étape sera le port, point final.

Déposés par le taxi sur un quai, les trois adolescents longent les yachts qui dansent sur les clapots, certains en laissant entendre le claquement de leurs filins métalliques contre les mâts. Dans les premières pâleurs de la nuit, la mer a adopté des nuances froides gris argenté. Des goélands poussent des hurlements de tragédiens. Une légère teneur iodée pimente l’atmosphère.

– Il est là, commente laconiquement Clément.

Jules lève les yeux. Le tambour de son cœur s’accélère. Il reconnaît le yacht et ne peut s’empêcher de croire que le Zephira préserve encore les empreintes de son frère, tant Augustin avait fait corps avec cette belle danseuse des mers. Il devine encore ses pas sur le ponton, les marques de ses mains sur les amarres…

– Il l’aimait bien.

– Oui, je sais… confirme Mathilde, tout en s’approchant de lui. Tu constates une anomalie ?

– Non.

– Il y a un truc qui m’échappe, lance cette fois Clément, en sondant le ciel. Si Augustin s’était mis avec Laura et si cette fille était vraiment dingue de ton frère, comme il paraît, alors pourquoi elle n’a rien fait pour le rechercher ?

– Je n’en sais rien et on ne pourra jamais le savoir, parce qu’on est obligés de rentrer maintenant, boude Jules.

– Bon ok, se résigne Clément. Je verrai si ma mère est d’accord pour faire un détour en passant chez cette fille.

Garance Blay fixe l’adresse que Clément lui présente.

– Ce n’est pas un gros détour. On y va.

– Oh, merci !

– Tu sais… Nous aussi, on a envie de comprendre. Et ce n’est pas vraiment avec tes parents qu’on va savoir. Ton père, déjà, c’est un taiseux. Et puis votre famille, ça n’a jamais été clair. C’est comme avec Jules César, on ne sait jamais si les enfants sont de leur lit, de la famille, ou adoptés.

– Mais ils vous disent quoi, au juste, à propos d’Augustin ?

– Pas grand-chose. Qu’il est parti suite à une dispute. Que la raison de son départ ne nous regarde pas. Et qu’en plus, il était un fils adoptif.

– Ce sont des menteurs !

– On s’en doute. C’est pourquoi il ne sert à rien de leur demander des précisions. Il n’y a que toi, un jour, qui pourras démêler cette affaire.

La Land Rover s’arrête devant un immeuble. Laura habite seule un studio avec terrasse, en rez-de-chaussée. La jeune femme s’empresse de ranger des vêtements qui traînent avant de proposer le canapé aux trois adolescents.

Jules fixe le visage de Laura, aimanté par sa beauté naturelle, mais il remarque aussi combien elle a changé ; ses expressions d’adolescentes ont été transformées en des traits plus affirmés d’une grâce féminine.

Elle a un sourire embarrassé au moment où Clément évoque son ancienne passion pour Augustin. Elle approche un fauteuil en rotin pour s’asseoir face aux adolescents.

– Oui, c’est vrai. J’étais amoureuse de lui.

Elle n’en dit pas plus, alors qu’elle semblait se préparer à un long discours.

– Mais pourquoi tu ne l’as pas cherché quand il a disparu ?

– Parce que j’ai crû que c’était volontaire ! Qu’il ne voulait plus de moi.

– D’accord. Peut-être au début. Mais après ? Si tu étais amoureuse de lui ? Tu n’as pas cherché à savoir ce qu’il était devenu ?

– Non.

– Vous vous êtes disputés ? C’est ça ?

– Non, réplique Laura, qui peine de plus en plus à masquer sa gêne.

– Mais vous étiez bien en couple ?

La jeune femme marque un temps de pause.

– En fait, pas vraiment. Quand il est venu me chercher, il n’avait pas encore rompu avec Ambre. On a surtout discuté tous les deux.

– Vous n’avez pas couché ensemble ?

– Non.

– Alors, pourquoi tout le monde raconte le contraire ?

Un laps de silence révèle la difficulté, pour la jeune femme, à poursuivre dans les confidences.

Ses lèvres finissent par se desserrer.

– Quand j’ai vu qu’il avait disparu, j’en ai profité pour raconter ça, qu’on avait couché ensemble. C’était pour me vanter.

– Quoi ? Tu as préféré te vanter, plutôt que le rechercher, s’indigne Clément. Tu ne t’es même pas inquiétée ?

– Je voulais me vanter et aussi me venger, rectifie Laura.

– Pourquoi te venger ? Il ne t’avait rien fait.

– Je vous l’ai dit. J’ai cru qu’il m’avait plaquée. De cette façon, je pensais le faire réagir et l’obliger à revenir me voir. Après, quand j’ai compris que ça n’était peut-être pas ça, c’était trop tard. Je ne pouvais plus faire machine arrière.

– Et tu prétends que tu étais amoureuse de lui ? Tu es gonflée quand même !

– Oui, j’étais amoureuse, se défend Laura. Quand on a discuté, tous les deux, sur le yacht, il m’a parlé de lui, en me faisant une confidence sur sa famille. Ça m’a donné de l’espoir.

– Quelle confidence ?

– Je pense que j’ai déjà été sympa de vous recevoir et de vous raconter mon passé avec Augustin, réplique la jeune femme, en quittant son fauteuil. Pour moi, vous êtes des inconnus, et quand on se confie à des inconnus, normalement ça se monnaye.

– On est des inconnus, mais tu sais quand même qu’on a du blé.

– Dix mille euros, si vous voulez avoir la confidence d’Augustin.

– Tu crois qu’on va marcher dans ta combine pourrie ! s’emporte Clément, en se levant d’un bond du canapé. De toute façon, Augustin racontait tout également à son petit frère.

– Non. Lui n’est pas au courant. J’en suis sûre.

– Tu pourrais le jurer ?

– Oui. Parce qu’Augustin m’a juré lui-même qu’il n’avait parlé de ça qu’à moi !

– Mais comment on va te croire, maintenant qu’on sait que tu es une menteuse ?

– Moi, je veux savoir ! intervient Jules.

– En plus, ça te concerne vraiment, poursuit Laura, ravie de constater une faille chez le petit frère. Et puis, dix mille euros, pour vous, c’est rien.

– Tu crois peut-être que son père va lui lâcher l'argent, comme ça, sans savoir où il va ? Tu rêves !

Clément attrape le bras de Jules pour l’obliger à le regarder.

– Jules, le respect de la mémoire de ton frère, ça n’a pas de prix. On s’en va d’ici.

Les trois adolescents regagnent la Land Rover et sans laisser le temps, à Garance Blay, de redémarrer, relatent le récit de leur entretien avec Laura.

– Ah non, c’est inadmissible de se comporter comme ça ! s’emporte la mère, en ouvrant sa portière. Viens avec moi, Jules.

Après une pression du bouton de sonnette, la porte du studio s’ouvre à nouveau. Laura propose encore une fois le canapé, mais Garance Blay, qui tient Jules contre elle, n’avance que de quelques pas, juste assez pour que la porte se referme dans leurs dos.

– Vous trouvez ça correct de profiter du chagrin d’un enfant de douze ans, qui ne peut plus revoir son grand frère, pour exercer sur lui un odieux chantage ?

– Un chantage, c’est obliger quelqu’un. Moi, je n’oblige personne.

– Vous n’obligez personne, mais vous avez des méthodes qui sont cruelles pour un enfant !

– Peut-être que si je suis cruelle, c’est parce que la vie a été cruelle avec moi. Vous voulez que je vous raconte ?

– Non, n’essayez pas de m’apitoyer avec votre malheureuse condition ! Des gens droits et honnêtes, on en trouve chez des plus pauvres que vous.

– Ce n’est pas seulement ma condition sociale. C’est ce que je me suis déjà pris dans la figure.

– C’est pareil ! Il y a des gens qui subissent pire que vous et qui auraient honte, à votre place. Alors, je ne vous demande qu’un seul effort : c’est de réfléchir à la peine que vous faites à ce garçon, qui n’avait pas besoin de ça, en plus, et quand vous aurez bien réfléchi, vous prendrez votre téléphone pour lui révéler la confidence que son grand frère lui aurait de toute façon annoncée. Je vous laisse une carte avec mon numéro. Votre message lui sera transmis.

– C’est vous qui lui donnez de faux espoirs.

– Ou peut-être vous ! Qu’est-ce qui nous fait croire que vos petits secrets ont autant d’importance que ça ? En tout cas, on ne vous laissera jamais dix mille euros pour entendre ce que vous avez à nous dire.

– Ok pour cinq mille, mais ça sera mon dernier prix.

– Je vous ai laissé ma carte. Bonne soirée !

Quand Garance Blay retrouve le fauteuil de sa Land Rover, elle a un soudain état d’abattement.

– C’est quand même bien moche, pour Augustin, de voir qu’il a été si mal entouré. (Dans un réflexe, elle se retourne.) Jules, que ça te serve de leçon. Ne fais pas comme ton frère en te mettant à fréquenter des gens qui ne sont pas de ta condition.

– Parce que ces gens-là, poursuit Clément, ils ne te verront jamais autrement que comme une carte Premium avec des jambes.

– J’ai une idée, poursuit Garance en mettant le contact. Puisqu’on sait où habite Ambre, on va se rendre chez elle, pour vérifier qu’elle n’a pas eu connaissance, elle aussi, de la confidence d’Augustin.

– Oui ! s’exclame Jules en bondissant sur le fauteuil. Merci !

Ambre, qui habite encore dans la maison familiale, reçoit la mère et les trois adolescents dans un jardin qui borde une plage, sous l’éclairage artificiel de lucarnes extérieures.

– Non, dément Ambre, Augustin ne m’a fait aucune confidence particulière. Quand il a disparu, je ne me suis pas trop inquiétée, parce qu’on avait déjà prévu de rompre. C’était d’un commun accord. En fait, moi, je recherchais une relation pour le plaisir, pas pour m’engager dans une vie sentimentale. À partir de quoi, pour lui, si je n’étais pas amoureuse, c’est parce que je m’intéressais à son argent. Je vais pas dire que c’est complètement faux, mais il n’y avait pas que ça. Je n’étais pas une pute, non plus. Donc, voilà, à cause de ces histoires-là, ça a clashé.

Pour cette nuit, Jules a obtenu l’autorisation de dormir chez Mathilde et Clément, à la condition de ne pas « toucher » à Mathilde, ni de profiter du sommeil des parents pour quitter le lit et la retrouver. Par prévention contre ce genre d’escapade, les Blay l’ont installé au rez-de-chaussée, alors que les enfants dorment à l’étage.

Malgré l’entourage chaleureux dont il bénéficie, Jules a préféré s’isoler dans un coin du jardin, éclairé par des lampions de couleurs vives. Fixant les lumières de la ville, il se repasse le film de la journée. Il sait qu’au même instant, Axel Blay est en train de recevoir, en triple exemplaires, le récit des rencontres du jour, et ne tient pas à ajouter sa quatrième version. Une fois, Marc Tripo lui avait confié : « Les liens entre les membres d’une famille sont équivalents à la taille des pièces. » Il y avait cru et avait donc été longtemps persuadé qu’il existait un choix cornélien entre le fait de vivre des relations parentales distantes dans de vastes salles, et des relations de proximité au sein de familles resserrées par l’étroitesse des lieux de vie. Mais les Blay, de même que les liens de complicité avec son frère, avaient sérieusement ébréché la théorie.

Cependant, le problème de cette soirée, est que les Blay ignorent dans quelle disposition il se trouve réellement. Nul doute qu’il est, pour eux, l’enfant à plaindre, alors que, selon son propre ressenti, toutes les déconvenues du jour ont été contrebalancées par la révélation bouleversante de résultats d’un laboratoire. D’une certaine façon, ce jour-ci, Augustin a pu renaître et, dans cette quiétude d’un début de nuit, encore sous l’effet de la nouvelle, puissant et exalté, Jules s’émerveille plus que jamais, de la beauté du concert des étoiles.

Il entend des pas qui courent, reconnaît la voix de Mathilde.

– Mon père veut te parler.

Accompagné de son amie, Jules retrouve Axel Blay derrière un bureau géant, en train de remplir un chèque.

– On ne peut pas te laisser ignorer une confidence de ton frère. Toi, comme moi, on est sûrs, en plus, qu’il aurait voulu t’en faire part. Notre chauffeur, que tu connais déjà, va tout de suite te ramener chez cette fille. Tu vas lui donner ce chèque de cinq mille en échange de la confidence d’Augustin. Précise bien qu’elle ne touchera pas l’argent sous une autre forme…

Jules pose ses yeux sur le chèque qui lui est tendu.

– Mais je ne sais pas si je vais réussir facilement à vous rendre l’argent.

– Oublie ça. Tu fais aussi un peu partie de la famille.

Déposé par le chauffeur devant chez Laura, Jules sonne. Une fois assis sur le canapé, il pose le chèque sur la table basse et plaque sa main dessus.

– C’est ce chèque et rien d’autre.

– Tu as une sœur que tu ne connais pas, annonce d’emblée Laura.

Jules enlève sa main du chèque.

– Où ça ?

– Elle change d’endroits, mais elle serait surtout à Paris. Elle serait souvent enfermée. Plus que toi. Quelqu’un, en Sologne, connaît l’histoire.

– Elle est en vie ?

– Oui, bien sûr.

Jules se lève, jette un regard froid à la jeune femme et sans rien rajouter d’autre, se dirige vers la porte.

De retour chez les Blay, on le presse de parler de son échange avec Laura. Alors, il dévoile la confidence de la jeune femme, mais finalement provoque plus de doutes et d’interrogations que de véritables réponses.

Au moment du dîner, la famille de Jules devient le principal sujet de conversation. Les Blay s’inquiètent de la tournure des événements et ne voudraient pas découvrir, un jour, que les Montvernier se sont rendus coupables d’agissements inqualifiables.

– Tu sais Jules, explique Garance Blay, on n’est pas toujours d’accord avec tes parents, leurs manières de faire et de penser, mais quand on est arrivés dans la région, on a constaté que beaucoup de familles avaient prospéré à partir d’argent sale, qu’il y avait une mafia implantée et, comparés à ces cas-là, tes parents nous ont vraiment paru être des gens bien… Mais… peut-être qu’on s’est trompés…

Après le dîner, Mathilde trouve le prétexte de présenter sa chambre à Jules pour s’isoler avec lui. Posant une main sur son buste, elle le caresse avec application, goûte aux frémissements de sa peau. Rendu captif par des ondes de sensualité, Jules renverse sa tête en arrière, laissant la main de sa bien-aimée s’abandonner.

L’ouverture soudaine de la porte met une fin brutale à l’enchantement.

– Mathilde, qu’est-ce que tu fais dans la chambre de Jules ? tance sa mère. De toute façon, on ne veut pas vous voir vous enfermer tous les deux dans une pièce.

La mère s’éloigne en laissant la porte grande ouverte.

– On ne peut pas aller dehors ? souffle Jules dans l’oreille de son amie, tout en soulevant une mèche de ses cheveux.

– Il fait trop froid, maintenant.

– Dommage.

Il promène sa main sur son épaule, plonge son regard dans le sien.

– On est quand même tous les deux ensemble, ajoute-t-il. C’est bien.

– Tu aimerais voir mes seins ? lui propose tout à coup Mathilde.

Surpris, il se redresse.

– Là ?

– Non. Quand je vais monter dans la salle de bain. Tu as entendu ce que vient de dire ma mère ? Il faut laisser les portes ouvertes. (Elle rit.) Alors, tu es d’accord ?

– Oui, répond Jules en opinant avec insistance de la tête.

Le regard luisant d’excitation, il monte à l’étage, sa trousse de toilette à la main. Aux aguets, il capte des bruissements, s’approche de la porte entrebâillée comme un chasseur. La silhouette de Mathilde est dans son champ de mire. Il se poste en prenant appui contre le mur. Il la voit alors se dévêtir. Le souffle appesanti par le désir, il fixe son corps nu, légèrement cambré, avec le galbe de sa poitrine. Il ne bouge plus, s’imprègne de cette vision, jusqu’à ce que le drapé d’un linge vienne masquer le velouté de sa peau.

Mathilde ressort de la salle de bain, le frôle dans le couloir.

– La place est libre.

Le lendemain, au petit-déjeuner, ils se retrouvent, côte à côte, à la table d’une salle à manger, située à l’étage.

Mathilde, qui fixe le smartphone de Jules sur la table, sent qu’une question lui brûle les lèvres.

– Moi, mon téléphone, il est surveillé, tes parents, eux, ne savent pas que tu as le téléphone d’Augustin. Donc, tu dois pouvoir regarder tout ce que tu veux sur internet, même du nu.

– Tu es jalouse ?

– Ce n’est pas seulement ça. Je trouve que c’est pas bien, si tu regardes des sites réservés aux adultes. Tes parents n’ont pas raison de t’interdire complètement internet, mais toi, tu n’as pas raison, non plus, d’abuser.

– En fait, c’est quand même ça. Tu ne veux pas que je regarde d’autres seins.

– Mais c’est normal, quand même !

– Internet, c’est juste des images, alors que tes seins, je les ai vus pour de vrai. En plus, je les trouve beaux.

Mathilde remarque que Jules la fixe avec un sourire.

– Si tu m’aimes, tu dois me promettre de ne pas aller sur des sites de femmes nues. En plus, si ton père l’apprend…

– Ne te fatigue pas. Je ne peux pas du tout voir ce genre de site. Mais vraiment pas du tout. Mon téléphone, il est contrôlé.

– Ah bon ? Par ton père ?

– Non, ce n’est pas lui. Ce n’est pas lui, non plus, qui paye l’abonnement.

– Alors, c’est qui ?

Jules, ennuyé, baisse la tête. Pris dans une impasse, il n’a pas d’autre choix que de parler.

– C’est la police.

– La police ! répète Mathilde, le souffle coupé par l’onde de choc de la nouvelle. Tu veux dire que toutes les discussions qu’on a eues ensemble, toutes les fois qu’on s’est appelés, la police nous écoutait ?

– Mais non… Ce n’est pas ce qu’on raconte, qui les intéresse.

– Mais c’est grave quand même…

Il voit Mathilde se lever de table.

– Tu ne vas pas aller le répéter, j’espère ?

– Obligé.

– S’il te plaît, fais pas ça… (Alors qu’elle quitte la pièce, il prend sa tête entre ses mains.) Oh, non !

Quelques minutes plus tard, la voyant revenir avec sa mère, il devine déjà l’ampleur du cataclysme.

Garance Blay s’assoit près de Jules, affichant ainsi sa présence. Le voici, de ce fait, cloué à sa chaise par un regard direct, qui n’autorise aucun faux-fuyant.

– C’est vrai, ça, que tu as été contacté par la police ?

Bien qu’il soutient son regard, Jules reste immobile et muet. Elle prend ce silence pour un aveu.

– Ce n’est pas seulement pour ton frère. C’est par rapport à ton père, c’est ça ? C’est lui qu’on surveille ? (Jules baisse les yeux.) On sait, il y a quelques années, qu’il a eu affaire à la justice, mais ce n’est pas en rapport avec ça, j’imagine. C’est pour des faits plus graves ? Tu ne veux pas me répondre ?

Il relève les yeux et soutient, à nouveau, le regard de Garance.

– Je n’ai pas le droit d’en parler.

– Oui, évidemment…

Jules voit alors le regard de Garance Blay se détourner et, dans des battements de cils, retenir des perles de larmes.

– Avec tes parents, nous avons quand même passé pas mal de chouettes moments. Mais s’ils ont vraiment déraillé, on ne pourra pas continuer à les fréquenter. (Elle regarde de nouveau Jules.) Bien sûr, toi, tu ne seras pas concerné. Sauf que je ne peux pas laisser Mathilde t’appeler sur un téléphone contrôlé par la police. Voyant le visage de Jules se durcir, elle lui saisit le menton.

– Pour ça, je suis tout à fait désolée, mais tu dois comprendre qu’il nous est impossible d’accepter.

D’un geste vif, Jules bondit hors de sa chaise.

– Mathilde, elle a voulu me montrer ses seins !

Il se précipite vers la porte et quitte la pièce.

Habillé et prêt à partir, Jules tourne en rond dans l’allée principale du jardin des Blay.

Levant la tête, il voit Mathilde arriver vers lui en courant.

– Jules, je ne veux pas qu’on soit fâchés. Je ne veux pas qu’on se quitte !

– Il fallait y penser avant ! À cause de toi, on ne va plus pouvoir se téléphoner. Si on ne peut plus se contacter, comment tu veux qu’on reste ensemble ?

– Je vais essayer de trouver une solution. Et puis là, on est encore ensemble.

Jules fixe, un instant, le regard humide de son amie.

– Dis à ta mère que je veux rentrer maintenant.

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