Ch.42

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Le jour où Jules avait fait la connaissance de Maximilien, aucun atome crochu n’avait pu produire un fluide d’amitié entre les deux garçons, non seulement en raison de leur grande différence d’âge, mais aussi, simplement, parce que Jules avait vu dans Maximilien, un garçon creux et orgueilleux, et Maximilien avait, quant à lui, considéré que Jules manquait d’éducation et de savoir-vivre.

Néanmoins, Jules s’est rendu à Londres, au mariage de Maximilien et a dû, personnellement, féliciter les mariés, tant la cérémonie a adopté un caractère événementiel et tant il aurait paru indécent de ne pas respecter les protocoles.

Les investissements et moyens déployés pour ce mariage en grande pompe, d’abord religieux, puis festif, ont été si phénoménaux, que rien finalement ne distinguait les noces de Maximilien et de Lindsay, d’un mariage princier. De plus, pour une bonne partie de l’opinion publique, il est apparu comme une évidence de devoir dépoussiérer et moderniser les représentations surannées des derniers vestiges d’un « Ancien Régime », dès lors décrépit, par ces nouveaux princes, plus authentiques de la Jet Society.

Du fait que le public se régale du faste de ces cérémonies, il ne semblait finalement pas inconvenant de faire étalage du bonheur d’un couple de jeunes milliardaires, ni que l’événement soit retransmis par les télévisions et autant par les chaînes d’État, que celles privées.

Continuant sa décroissance chronologique, l’horloge du compte à rebours franchit le seuil des moins deux mille jours.

D’autres événements eurent cours. Une nouvelle victoire footballistique provoqua son onde de choc. Une liesse tapageuse gagna toutes les rues. La frénésie des vainqueurs débordait jusque dans les rédactions des JT qui mobilisèrent toutes les Unes pour détailler longuement les circonstances de la victoire.

Les présentateurs passèrent ensuite, rapidement, aux sujets suivants :

« Nouvel assassinat d’un juge, devant la porte de son domicile, la nuit dernière. C’est le troisième magistrat assassiné en moins de six mois. Les enquêteurs ne détiennent encore aucun indice permettant de démontrer un lien entre ces différentes affaires. »

D’autres triomphes sportifs attirèrent l’attention des foules, occultant de nouvelles décisions politiques, comme la fermeture d’un grand nombre de filières universitaires, trop coûteuses et pas assez productives. Les pénuries alimentaires, notamment dans les épiceries, les rationnements en essence et les pannes de courant, de plus en plus fréquentes, devinrent des faits ordinaires.

Toutefois, des journalistes eurent la présence d’esprit de relayer l’inquiétude grandissante de la population à l’encontre de mouvements insurrectionnels de plus en plus virulents contre les politiques. La pauvreté, et parfois même la famine, firent sortir le consommateur de sa cahute. Des députés, victimes de la vindictes populaires, périrent sur le pavé. Alors, l’indignation changea de camp. On reprochait, cette fois, aux pouvoirs publics, leur incurie, du fait de leur incapacité à mâter les responsables du désordre social. Un journaliste voulut mener, en profondeur, un travail d’investigation sur l’origine des dysfonctionnements. Peu après, on retrouva son corps, inerte, ballotté par les eaux de la Seine. Cet évènement fut le déclic d’un autre mouvement, dit « Citoyen », dans lequel il était désormais question d’un appel aux volontaires, pour rétablir le calme social à partir de solutions musclées, le recours à des procédés d’intimidation et la création de bataillons de répression, hors système, semblant être les seuls moyens efficaces de juguler le chaos des rues. Ainsi, la population fut elle-même clivée en deux camps adverses qui s’affrontèrent violemment et provoquèrent de nouvelles victimes des rues.

Loin de ces climats délétères, Jules, qui a maintenant quinze ans, descend en slalomant une pente de poudreuse en compagnie de Mathilde.

Tous deux arrivent près de l’hélicoptère, en riant, ôtent leurs skis, et prennent appui, côte à côte, contre une congère. Un employé vient à leur rencontre pour leur proposer un chocolat chaud. L’un et l’autre déclinent l’offre.

– Bon d’accord, tu as gagné la course, admet Mathilde, en enlevant ses lunettes de ski et son bonnet, mais… (Elle indique un écart avec ses doigts.) Juste à ça.

Jules, lui, enlève son casque, mais garde ses Ray-ban.

– De toute façon, ça ne servait à rien de se dépêcher, ils ne sont pas encore là.

– Tu ne veux pas qu’on aille déjà dans l’hélico ?

– Non, je préfère profiter du soleil.

Jules penche la tête en arrière et ferme les yeux.

– Si tu veux profiter du soleil, alors il faut faire comme ça.

Mathilde dénoue l’écharpe et ouvre la fermeture de l’anorak de son ami. Elle en profite pour glisser une main sensuelle le long de son cou.

– Non, Mathilde. Arrête ça… J’ai changé.

Raidie par la contrariété, Mathilde se redresse et regarde droit devant elle.

– C’est quoi le problème ? Tu ne m’aimes plus ? Tu ne me désires plus ?

– Je tiens à te respecter. De toute façon, tu resteras toujours une super amie.

– Tu as rencontré quelqu’un ?

– Non… Mais pour l’instant, je ne cherche pas à me fixer et j’ai envie de connaître des expériences différentes.

– Différentes comment ?

– Différentes, comme rencontrer des personnes autres que celles de mon milieu.

– Alors là…

– Oui, je sais déjà ce que tu penses à ce sujet, interrompt Jules. Que les gens ne vont s’intéresser qu’à mon argent, que je vais refaire les mêmes erreurs que mon frère…

– C’est dans ton intérêt qu’on te dit ça.

– Mon intérêt, c’est aussi d’avoir la liberté de sortir de mon milieu. Déjà, j’ai des parents qui m’ont enfermé dans une propriété, alors, tu vois… Non… je ne vais pas accepter, en plus, qu’on m’enferme dans ma caste. C’est comme dans le monde d’Aldous Huxley : on nous fait croire à une liberté illusoire, avec un avenir déjà tout tracé. Mais je ne veux pas qu’on décide à ma place quel boulot je dois exercer et quelle femme je dois rencontrer !

– La réalité n’est pas tout à fait comme le dit la littérature.

– Tant que tu n’as pas expérimenté, tu ne peux pas savoir.

– Tu veux donc rencontrer des filles qui ne sont pas de ton milieu ? interroge Mathilde en ravalant une boule d’amertume. Ça, c’est sûr, tu vas trouver… quand elles sauront l’argent qu’il y a dans ta famille.

– Elles ne le sauront pas, parce que je ne le dirai pas…

– Ah oui ? Donc tu vas vivre déguisé, sous une autre identité ?

– Mais je vis déjà, en permanence, sous une fausse identité, avec toujours l’obligation de faire semblant, de mentir. Pour ça, crois-moi, j’ai été à bonne école.

– Même si tu te déguises en mendiant, on devinera d’où tu viens. Ta façon de parler, de te comporter…

– C’est ce qu’on verra.

– Il ne lui faudra même pas une journée, à une fille, pour comprendre qu’elle est tombée sur un bon filon.

– C’est peut-être toi, qui as des préjugés.

– Je préférais comment t’étais avant.

Mathilde, d’un bond s’éloigne de Jules, mais revient vers lui, l’instant d’après.

– Ah… au fait ! Laura, l’ex-copine d’Augustin, nous a contactés. Elle voulait connaître ton adresse, pour te rencontrer, parce qu’elle a encore un message important à te transmettre.

– Hors de question qu’elle passe chez moi. Tu ne sais pas à quel sujet ?

– Non. Elle a peut-être encore besoin d’argent.

– Elle habite toujours la même adresse ?

– Toujours.

– Je passerai la voir.

Jules demande au taxi de l’attendre. Reconnaissant les lieux, il se dirige sans hésiter vers la porte du studio de Laura.

En ouvrant, Laura a un regard qui s’illumine.

– Comme tu as changé ? Tu es un jeune homme, maintenant. Rentre. Tu veux un café ?

– Si on en venait tout de suite à la raison de ton appel.

– Ne t’en fais pas, je ne vais pas te demander de l’argent. C’est même l’inverse. Assieds-toi.

– Comment ça ? interroge Jules en prenant place sur le canapé.

– Je vais te rendre l’argent. En fait, je regrette. Tu n’as pas répondu, pour le café.

– Je veux bien.

– Il ne sera peut-être pas aussi bon que ceux qu’on a l’habitude de te servir. (Elle s’éloigne, puis revient avec une tasse.) Le sucre est ici. Quand je te vois, tu me fais penser à Augustin. Même si tu es différent de lui, il y a quand même un air de famille. Déjà, tu as sa voix. Et puis, il avait ton âge, quand je l’ai rencontré.

– Tu as voulu me voir pour rendre l’argent ?

– Oui. Et pour m’excuser. (Elle s’assoit à côté de lui.) Jules, je t’assure, je m’en suis tout de suite voulu. Je sais que je n’avais pas le droit d’agir ainsi, vis à vis de ton frère et aussi, vis à vis de toi. L’argent est dans une enveloppe. J’ai pensé qu’en liquide, ça serait peut-être plus facile pour toi, mais si tu préfères, je peux faire un chèque ou un virement.

– Ça ira comme ça.

Laura se lève, disparaît un instant avant de revenir en tenant une enveloppe.

– Tu peux compter, il y a les cinq mille.

Jules déverse le contenu de l’enveloppe sur la table basse et place les billets par paquets.

– Il y a le compte.

– Cette somme, pour moi, c’est important, mais l’intégrité, ça n’a pas de prix. (Elle s’assoit à nouveau près de lui.) Jules, je voudrais que tu me pardonnes. Prends ça comme un instant d’égarement, comme une stupidité, comme ce que tu veux… mais je t’en prie, pardonne-moi. (Jules, silencieux, paraît plongé dans ses pensées.) Tu ne me réponds même pas.

– Je vais te faire une proposition. Si tu as une soirée disponible, ces prochains jours, ça serait de la passer avec moi. Au cours de cette soirée, on dépense, à deux, cet argent. Je t’emmène dans un palace.

– C’est possible, ça ?

– Oui, c’est possible. Mais on peut aussi garder une partie pour une suite, pour la nuit.

D’un bond, Laura se lève du canapé, se dirige vers la porte-fenêtre de sa terrasse, pose ses mains sur son visage. Elle peine à dissimuler son bouleversement.

Saisie par une pensée, elle se tourne vers Jules.

– En fait, c’est du bluff. Tu vas me poser un lapin. C’est parce que tu ne me pardonnes pas, c’est ça ?

– Non, c’est une proposition sincère. Tu as ma parole.

– Je n’arrive pas à y croire.

– Je prends rendez-vous devant toi, si tu veux. (Jules sort son portable.) Mais d’abord, je dois savoir si tu es d’accord.

– Si je suis d’accord ? Mais oui, bien sûr ! Cent fois oui ! Comment je pourrais refuser ? Rappelle-toi, déjà, comment j’étais avec ton frère… (Elle prend une chaise pour s’asseoir.) Mais j’aimerais quand même savoir pourquoi tu me proposes cette invitation ?

– Ce n’est pas vraiment une invitation. C’est avec de l’argent que tu me rends.

– C’est parce que je n’ai pas pu aller avec ton frère ? Tu veux te taper sa copine en sa mémoire ? Ou simplement, parce que tu me pardonnes… ou bien, tu me désires vraiment. Tu l’as déjà fait, au moins, ou je vais être la première ? Tu peux me répondre quand je te pose des questions.

– Tu verras.

Jules, penché sur son smartphone, sélectionne une adresse, convient d’une date et d’une heure, puis fixe le rendez-vous. Il est toutefois obligé d’enregistrer la réservation au nom de Laura, vu qu’il est encore mineur.

– Je vais y aller, finit-il par annoncer.

– Je peux te raccompagner. J’ai une voiture.

– Inutile. J’ai déjà un taxi qui m’attend devant.

Jules se lève, saisit l’enveloppe et se dirige vers la porte. Il fixe, un instant, la jeune femme.

– À bientôt…

Il se retourne, sort, rejoint le taxi.

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