Ch. 46
Alors que Jules descend pour son petit-déjeuner, il se laisse surprendre par un amoncellement de bagages dans le hall.
Dans la salle à manger Printemps, il retrouve Pauline et Angèle, en train de mordre dans des tartines.
– Ce sont nos valises, explique Pauline après avoir englouti sa bouchée de pain. On doit partir à cause de toi. Après le petit dej’, il faut que tu montes voir ton père dans son bureau.
Dès l’entrée dans le bureau, Jules note que les traits du visage paternel, installé derrière sa table, sont durcis par la contrariété. Didier Montvernier lève à peine les yeux, donnant l’apparence de poursuivre un travail de comptabilité.
– Quand je t’ai montré les photos, c’est toi qui as choisi Pauline. J’ai dû, à la suite de ça, m’arranger avec mes associés. Maintenant que Maximilien et Aurélien sont mariés, tu n’as plus le choix. Tu dois épouser Pauline.
– Vous ne pouvez pas me forcer.
– Si ! Je peux. Dans deux heures, Pauline et Angèle quittent le domaine de Courcy. Tu resteras seul, enfermé. On va voir comment tu vas être capable de supporter la situation. Si tu veux sortir de ton isolement, je te laisse une seule issue : tu acceptes le mariage. (Il se lève.) Je sais, c’est la manière forte. Mais tu ne m’as pas laissé le choix.
– C’est ça, on va voir de quoi je suis cap… réplique Jules en serrant les dents.
Dans un rapide demi-tour, il quitte la pièce.
Suite au départ de Pauline et d’Angèle, Jules retrouve, avec Élisabeth Delco, l’exclusivité du cours – du latin, depuis les deux dernières années – mais surtout, à nouveau, la possibilité d’échanger des confidences, ce qui était devenu rigoureusement impossible en présence des deux filles.
Il s’empresse de lui communiquer l'état de la situation. La préceptrice lâche un « Ouh là là !… » Elle réalise que la relation père fils, dès lors à couteaux tirés, a atteint un point de non-retour.
Baissant la voix, elle lui signale, à son tour, qu’elle cherche, depuis bien longtemps, à le renseigner au sujet d’une affaire, pour laquelle il pourrait être d’une grande utilité.
– En quoi je peux être utile ?
– Bon, d’abord, ouvre ton livre de latin, que je te fasse travailler une version. (Elle baisse à nouveau la voix.) Je t’explique. Je suis entrée en contact avec un journaliste qui se bat pour préserver l’indépendance des médias, de plus en plus menacée, actuellement. Ton père et ses associés ne sont pas étrangers à cette situation. Désormais, des journalistes sont emprisonnés pour leurs idées. Dans nos prisons ! Il y a encore quelques années, de telles mesures nous auraient semblé inconcevables. Ce journaliste a fait la connaissance d’un hacker, qui peut réussir à pénétrer des systèmes informatiques depuis l’extérieur. Mais il a quand même besoin d’un coup de pouce. Ça serait que l’on pose un mouchard près d’un ordinateur de ton père, pendant un moment d’utilisation.
– Mon père utilise un ordinateur spécifique, pour tout ce qui concerne ses affaires secrètes, avec un logiciel adapté pour se rendre sur le darknet. Cet ordi ne quitte jamais le domaine de Courcy Montvernier.
– Tu serais d’accord pour tenter l'opération ?
– Que je pose ce mouchard ?
– Il doit juste rester quelques minutes.
– Oui, ça doit être faisable.
– Évidemment, tu devines que c’est tout à fait illégal.
– Je m’en doute.
Élisabeth Delco présente l’appareil sous la table : un petit disque rond avec une partie adhésive. Jules le saisit pour l’empocher.
– Bon… Voyons cette version…
Si Didier Montvernier tient à forcer Jules à subir l’épreuve d’un enfermement, il n’est pas question, quant à lui, de ne pas s’échapper, de temps à autre, du domaine.
Ce jour-ci, il demande à ce qu’on lui prépare sa Lamborghini. Une fois n’est pas coutume, il quitte le domaine par la route.
Jules guette, au loin, l’instant du départ. La Lamborghini laisse entendre son vrombissement caractéristique de bolide des routes, mais il doit encore attendre que s’écartent les deux battants du portail géant de l’entrée du domaine. L’éloignement paternel devient alors, pour l’adolescent, le moment propice pour placer le mouchard près de l’ordinateur.
Avant de quitter le salon, l’adolescent a une idée : celle de vérifier l’emplacement du brouilleur d’ondes. Il ouvre un placard du haut du buffet et repère, dans le fond, un boîtier métallique, fixé au mur. Une clef est sur le boîtier. Jules a toutefois besoin de monter sur une chaise escabeau, pour ouvrir l’armoire métallique, afin de distinguer le bouton d’activation. Alors qu’il prend appui, pour s’approcher du boîtier, sa main rencontre le relief d’un objet plat et long : l’inspectant, il comprend qu’il s’agit d’une commande d’allumage à distance.
Un bruit indistinct, dans une pièce voisine, le met sur le qui-vive. Il saute à terre, referme le placard du buffet, replace la chaise et s’échappe dans la direction opposée au bruit.
Dix jours plus tard, Jules apprend qu’il n’aura plus aucun cours, ni de latin, ni de français, ni de mathématiques, ni de sport… Il a l’impression de vaciller en apprenant la nouvelle. Élisabeth Delco et Victor Mekin, ses deux principaux piliers, lui ont été enlevés avec une brutalité qui ne peut être que celle de son père. L’adolescent n’a même pas le droit à une ultime rencontre, qui prépare à la séparation par des échanges d’adieux. La décision est tombée comme un couperet, avec une intention évidente d’ouvrir des entailles de douleur. Mais Jules a bien l’intention de ne pas se laisser déstabiliser. Plein de hargne et de rancœur, il sent se renforcer son désir de combativité. Il est dès lors, plus que jamais, déterminé à se confronter à son père.
Profitant d’une nouvelle absence de ce dernier, il quitte sa chambre après avoir dissimulé son smartphone activé dans une de ses poches. Davy et Rose-Marie – ou parfois un collègue qui prend le relais – ne sont pratiquement plus que ses seuls interlocuteurs. Même si les échanges de paroles se font à l’économie, il sait qu’il y a toujours une oreille à son écoute. À toute heure, il peut soliloquer. Ce n’est plus seulement pour informer, mais pour rendre moins insupportable sa solitude.
Il s’introduit dans une pièce dans laquelle il n’a pas mis les pieds depuis des années : la bibliothèque de l’étage, face au bureau paternel. Un éclairage automatique éclaire le lieu. Les livres, qui occupent la totalité de l’espace mural, présentent le charme ornemental d’une tapisserie singulière.
– Je suis maintenant dans la bibliothèque, soliloque Jules. Avec plein de livres autour de moi. Les plus anciens sont en hauteur. Je remarque des Bibles anciennes. Plusieurs. Il y a une échelle pour les rayons les plus hauts, mais j’évite d’y toucher. J’en cherche qui pourraient me plaire. La plupart que je vois, sont des bouquins scientifiques. Beaucoup de dictionnaires sur le Droit, des Dalloz… Également, des livres sur l’économie sur plusieurs rangées ; Adam Smith, le taylorisme, les logarithmes et la bourse… Je n’en vois pas le bout. Maintenant, je tombe sur des livres qui parlent de théories sur la sélection naturelle… Il y en a plusieurs. J’arrive sur une partie histoire : beaucoup d’histoires contemporaines… (Un moment, penché sur une rangée, Jules demeure silencieux.) Là, je regarde : le nazisme, Mein Kampf, une édition ancienne. À côté, c’est quoi ça ? Des lycéens traqués par des nazis dans les forêts de Sologne. Enfin, j’aperçois des romans ! Du Marcel Pagnol. Ah… j’ai trouvé le livre que je vais prendre. (Il lâche un rire.) La Gloire de mon Père.
C’est alors qu’il perçoit une vibration dans sa poche. Il saisit son smartphone, reconnaît la voix du commissaire, lequel lui demande de retourner devant le rayon des livres qui traitent de théories de sélection.
Puis le commissaire l’interroge :
« Tu tiens le coup ? »
– J’essaye de ne pas craquer.
« Ta sœur n’est pas non plus totalement en sécurité. Elle a bien été adoptée aux États-Unis, mais là-bas, les lois de l’adoption n’offrent aucune protection et le contrat établi entre ton père et son frère, à son sujet, pour nous, reste opaque. »
– Ça veut dire que si jamais j’accepte le mariage et le projet de mon père, je peux la mettre en danger ?
« C’est ça. »
Redressant la tête, Jules demeure un instant pensif. Puis il quitte la bibliothèque.
Descendant le grand escalier intérieur, il passe devant l’horloge du compte à rebours et se dirige vers l’espace détente. Dans la salle de sport, il monte sur un tapis de marche, l’active, puis l’accélère progressivement.
Bien qu’essoufflé, il continue ses monologues.
– Des semaines, maintenant, à tourner en rond. Il va me rendre fou. Des journées entières à ne voir personne. Je suis comme un insecte, à me cogner aux parois d’un bocal. (Il hurle.) Même un insecte, il ne supporterait pas ! (Il lâche un cri, saute hors du tapis et saisit son téléphone.) Faut que je parle à quelqu’un… Davy ?
« C’est moi, Rose-Marie… Je suis là. »
– Il va falloir que je me décide. N’est-ce pas ?
« Pour ta santé mentale, il vaut mieux… Il y a quelqu’un qui ne va pas bien, non plus, en ce moment. »
– Qui ça ?
« Paula. Elle a été hospitalisée, a été plusieurs jours dans le coma. »
– Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
« Elle a fait une TS. Une tentative de suicide, si tu préfères. »
– Non ! À cause de moi, c’est ça ?
« C’est-à-dire que les journaux ne sont pas très malins. Ils t’ont déjà mis en couple avec Pauline. Elle est tombée sur ça et, avant, elle avait vu un article où tu étais dans le restaurant de Tommy, avec Mathilde. Elle pense que tu cumules les aventures. »
– Mais bordel ! (Jules fonce droit contre le mur de la salle, s’y cogne la tête, le tape d’un poing.) Elle a déconné. J’ai déconné. (Il hurle.) On a tous déconné !
« Essaye de reprendre ton calme. »
– Je voudrais vous y voir, à ma place.
« On risque de t’entendre. »
– Ça n’a plus beaucoup d’importance, maintenant…
La nuit suivante, Jules se sent en proie à un vent de panique. Dans une course-poursuite, à travers un labyrinthe de couloirs du château, il fuit son père, qui le traque, une kalachnikov à la main. Il se réveille en sueur.
À l’heure du déjeuner, il apprend qu’il ne prendra plus ses repas avec son père. Un domestique le conduit dans la salle à manger Hiver, où une table, une chaise et un couvert ont été spécialement aménagés pour lui.
Bouillonnant de rage, il s’approche d’une porte-fenêtre, refusant d’attendre le service depuis sa chaise. Sa perception des garages lui impulse une idée. Ah… Tu veux m’enfermer ? Je vais t’enfermer, moi aussi…
Un domestique dépose un plat au milieu de la table. En riant, Jules s’assoit sur l’unique chaise. Mais à un moment donné, il est saisi par une vision qui le glace. Des visages le fixent. Il n’est plus seul à table. Ceux qui l’entourent sont ses quatre frères et sœurs : Augustin est à sa droite, Faustine à sa gauche, les deux aînés face à lui. Tous ont l’air si vivants…
Jules pose sa tête dans ses bras repliés. Quand il se redresse, il est de nouveau seul. Il se dépêche de déjeuner pour quitter la table avant son père.
Une fois à l’extérieur, il hâte le pas en direction des garages tout en surveillant les alentours. Ses doigts appuient sur les touches de l’accès piéton. Il entre dans le garage pour taper à nouveau le code et neutraliser l’alarme. Un rapide coup d’œil lui permet de s’assurer que la Lamborghini de son père est garée à sa place, près des deux Bugatti. Revenant sur le boîtier externe, il appuie sur des boutons annexes, mais doit tenter plusieurs manipulations pour parvenir à modifier le code. Un déclic de la porte, au dernier essai, lui prouve que les nouveaux chiffres ont été enregistrés.
Il remonte précipitamment dans la chambre, saisit le téléphone derrière la table de nuit.
– Commissaire ! Je voulais vous prévenir. Je compte mettre en route le brouilleur d’ondes.
« Non ! répond le policier avec fermeté. Ne fais surtout pas ça ! »
– Mais vous n’avez pas compris ! De cette façon, je dois pouvoir l’empêcher de prendre l’hélicoptère.
« Jules… On t’interdit d’utiliser le brouilleur d’ondes. La situation actuelle est trop critique. Si jamais tu te trouves vraiment en danger, on n’aura plus aucun moyen de le savoir et d’intervenir. »
– Oh… mais non !
L’adolescent s’interrompt. Il capte une discussion derrière un bruit de friture. Puis une voix, se fait à nouveau nette. Il reconnaît Rose-Marie.
« Écoute, mon garçon. Il y a juste une chose que tu dois savoir. Si l’armoire métallique du brouilleur d’ondes est fermée à clef, la clef est indispensable pour l’arrêter. Pas pour le mettre en route. Juste pour l’arrêter. Tu as pigé ? »
– Oui… Merci.
Il est saisi par une nouvelle vision. Lui et Pauline ont été enfermés, entièrement nus, dans la bibliothèque du château. Tous deux cherchent une issue. Ils renversent les livres dans l’espoir de déceler une porte dérobée. Un œilleton permet de les surveiller. Épuisés, ils s’affalent sur les livres, rampent pour atteindre leur écuelle d’eau, qu’ils lapent. Puis Jules s’approche de Pauline, la saisit bestialement. C’est alors qu’il se réveille, se redresse dans son lit, ouvre les yeux sur la plate monotonie de sa chambre.
Habillé d’une tenue de sport, il descend, s’apprête à retrouver un moment de défoulement et d’apaisement, grâce aux machines d’entraînement. Mais lorsqu’il tape le code d’accès de l’espace détente, il constate que la porte reste bloquée.
– Si tu veux le code de l’espace détente, ça sera contre le code du garage.
Jules se retourne. Son père se tient face à lui, le regard fixe, la lèvre pincée.
– Pas question !
Il sent alors qu’il est retenu, au bras, par une poigne ferme. Son père l’oblige à fixer la rétine sombre de son regard.
– Je sais que tu ne me dis pas tout. Je sais que si tu t’opposes ainsi à moi, c’est parce qu’il y a des intentions que tu me caches. Mais, tu vois… Je ne suis pas plus inquiet que cela.
Il le relâche. Jules frotte son bras endolori par la pression du poignet.
– Je vais aller courir dehors.
L’adolescent remonte précipitamment dans sa chambre pour récupérer sa veste. Quand il redescend, il s’aperçoit que son père se tient posté au bas de l’escalier.
– Qu’est-ce-que tu attends pour me parler ?
– La justice ! La justice pour Augustin !
Jules se fige, la main cramponnée sur la rampe. Les mots sont sortis spontanément, ont roulé comme des billes, qui ont dépassé l’enclos de ses lèvres.
Il le voit happer un souffle d’air.
– C’est donc ça ? Tu l’as rencontré malgré mon interdiction.
– Oui, parce que c’était mon frère. Qu’est-ce qu’il est devenu ? Qu’est-ce que tu lui as fait ?
– Tu me tutoies maintenant ?
– Je ne t’ai pas encore insulté, alors estime-toi heureux.
Jules voit son père brandir un doigt menaçant :
– Il y a un point de détail que tu n’as pas bien compris. Je ne te laisserai pas, par pur esprit de vengeance, saboter un projet, qui est le projet de ma vie ! D’ailleurs, tu es bien impertinent de t’imaginer une telle capacité. Tous les gouvernements de l’Europe, réunis entre eux, ne sont pas parvenus à nous mettre par terre. Mais toi… qui n’es encore qu’un gamin sans expérience, tout seul, tu pourrais ?
Annotations
Versions