Ch. 49
Didier Montvernier se ressert un verre de whisky, tandis que son autre main frotte son visage. Il se lève, se dirige vers une fenêtre, son verre à la main, jette un regard en direction du paysage nocturne, faiblement éclairé par la lueur d’un croissant qui perce une couche de nuages.
– J’ai tenu ma promesse. C’est maintenant à toi de me parler. Depuis combien de temps, tu es en contact avec la police ?
Jules sort de sa torpeur. Dans l’intérêt du bon déroulement de l’enquête, il a, pour consigne, de ne rien répéter, mais le voilà dès lors, pris dans l’engrenage d’un engagement. Il remarque, en plus, que son père s’impatiente de l’entendre parler.
– Ça fait six ans.
– Six ans ! Tu plaisantes, j’espère ?
– Non.
– Ça fait six ans que tu joues à l’indic dans cette demeure !
Jules note des tressaillements de nervosité sur la figure paternelle. Reposant son verre, Didier Montvernier s’échappe, un court instant, vers le salon Forum et revient, un paquet de Gitane à la main. Il sort une cigarette, la porte à ses lèvres, l’allume avec son briquet en or. Jules sait que son père ne fume des cigares que quand il se sent bien, et des cigarettes quand il va mal. Il comprend donc, à ce choix, qu’il est fortement contrarié.
– Au téléphone, ils se sont présentés comme faisant partie de la Sécurité Intérieure. Donc, ce n’est pas à ton frère qu’ils s’intéressent, mais à mes affaires. N’est-ce pas ? Réponds-moi.
– C’est par rapport à la disparition d’Augustin que je les ai appelés.
– Alors pourquoi il y a là, la police de la Sécurité Intérieure ? C’est à toi de me répondre, maintenant !
– Je leur ai répété ce qu’Augustin savait sur toi.
– Je vois… Tu n’étais qu’un gamin. En fait, ils ont profité du chagrin que tu avais pour ton frère, pour te manipuler.
– Non ! riposte Jules. Tu ne comprends pas !
– Qu’est-ce que je ne comprends pas ?
– Mais que tout s’est effondré à ce moment-là ! Tout ! Le modèle que tu étais à mes yeux… Ce que tu représentais pour moi… La fascination que j’avais pour toi… (Emporté par un sanglot, Jules pose ses mains dans son visage, puis essuie ses larmes.) Il n’y avait pas que mon frère. Toi aussi, tu es mort. Ma mère aussi. Je n’avais plus de famille. Plus personne. (Il se lève à son tour.) C’est à partir de cette période que j’ai commencé à comprendre que le pouvoir que tu prétends incarner, n’est qu’une illusion.
– Es-tu vraiment sûr de ça ?
– Oui. Tu te sers de ton argent pour prendre les autres en otage. Ce que tu établis, ce sont des rapports de force. Pas des rapports de pouvoir. Quelqu’un qui sait construire, il a un pouvoir. Quelqu’un qui sait soigner, il a un pouvoir. Quelqu’un qui sait inventer, il a un pouvoir…
– Et moi, je ne sais rien faire ?
– Non, tu ne sais pas rien faire. Mais tu ne sais être que contre les autres. Jamais avec…
– Et mes associés ?
– Eux, tu t’entends avec, parce qu’ils ne sont que des clones de toi-même. Mais tu es incapable de t’associer avec des personnes différentes de toi. Ou, dans ce cas, il te faut un rapport hiérarchique, avec un dominant et un dominé. Et pourquoi ce rapport hiérarchique ? Parce qu’en vérité, c’est toi qui dépends des autres. Tu as besoin, comme un parasite, de t’accrocher à des qualités qui te manquent. Tu voles aux autres leur matière grise. Tu leur voles leur force, leur courage, leur talent… Bien sûr, d’une certaine façon, tu as réussi. Mais cette réussite-là, fatalement, elle mène au pire… Car il n’y a jamais une limite au rapport de force… Pour être le plus fort, à un moment donné, il faut être plus violent que l’autre, plus insensible, plus cruel, jusqu’à tuer, massacrer, et sacrifier sa propre famille. Alors, le plus fort, au final, c’est celui qui fait pire que les autres.
Jules se rassoit, épuisé par ce discours comme par un combat. Didier Montvernier en fait autant. Ni l’un, ni l’autre, ne souhaitent, dès lors, poursuivre la conversation. Jules a assez parlé et son père, après avoir appris que son fils est, depuis six ans en contact avec la police, juge plus prudent de ne pas se confier davantage. Ils finissent, l’un comme l’autre, par s’allonger et par s’assoupir sur les canapés.
Jules, qui se sent soudainement saisi par le bras, se réveille en sursaut. Il s’aperçoit que son père cherche à lui retirer sa montre.
– Il a un ricanement.
– Tu croyais trouver la clef là ? Eh bien non…
Son père lui rend la montre et se ressert d’un verre de whisky. Jules note, au contenu de la bouteille, qu’il boit plus que d’accoutumée. Il y décèle un évident signe d’affaiblissement.
– Si tu ne joues pas le jeu en parlant de ta collaboration avec la police, je vais dormir dans mon lit, signale Didier Montvernier.
– Je peux t’en balancer plus. Mais le problème, c’est que toi tu ne veux toujours pas me dire ce qui est arrivé à Augustin. C’est ça, maintenant, ce que j’attends et rien d'autre. Je ne renoncerai pas. Je ne lâcherai pas. Ça, je te le jure. Pourquoi tu t’obstines à te taire, alors que je sais que c’est toi qui l’as tué ? Et tu sais que je sais… Augustin a le droit à ça ! Tu étais son père. Comment peux-tu ne pas respecter sa mémoire, au moins ?
– Je t’ai déjà parlé de sa vie. Il n’a pas eu une vie de chien.
– Si ! Il a eu une vie de chien. Parce qu’il n’a pas été aimé plus qu’un chien et il est mort à l’âge d’un chien !
– Mais qu’est-ce qui fabrique les liens familiaux ? Ce sont des conventions sociales. Les rôles de père ou de mère ne sont que des rôles arbitraires, définis par des lois humaines. C’est d’ailleurs pour ça qu'ils varient d’un pays à l’autre.
– Sérieux ? Tu penses vraiment ça ?
– Ils varient, non seulement d’un pays à l’autre, mais aussi, d’une époque à l’autre. Au temps des empereurs romains, le mot « famille » n’avait pas la signification qu’on lui donne actuellement.
– Donc, pour toi, si les enfants sont protégés, ça dépend seulement de lois arbitraires ?
– Il faut penser froidement, pour penser objectivement. La nature, elle, s’avère cruelle avec les plus petits.
Jules reste, un moment, à fixer son père. Il est comme estourbi par son analyse.
– Ou tu es saoul, ou tu es fou.
– La règle première, pour réussir, c’est de s’adapter, y compris à la folie de ce monde.
– Mais on ne vit pas comme des animaux ! Et en plus, ce n’est pas vrai. Même les animaux forment des familles. Il faut aller chez les insectes pour en trouver qui pensent comme toi.
D’un pas incertain, Didier Montvernier rejoint un fauteuil et se laisse tomber dedans.
– Qu’est-ce que c’est la vie ? Ça commence avec un spermatozoïde qui se bat contre tous les autres. Si tu vis, c’est parce que, dès le départ, tu as mené un combat pour gagner une place unique, qui t’a obligée à éliminer tous tes frères et sœurs.
– Non ! Il m’est impossible, à moi, de considérer mes frères et mes sœurs comme des rivaux !
– À un certain niveau du pouvoir, tu n’as plus le choix.
– Si tu savais à quel point Augustin a été, pour moi, plus important que tes projets de conquête du monde, alors tu pourrais comprendre aussi, à quel point je trouve tes ambitions minables.
– Tu me détestes.
– Non, plus maintenant. Mais à un moment donné, j’ai bien été obligé. Avant, je t’admirais. Puis, du jour au lendemain, tu es devenu l’assassin de mon frère. Alors, quand j’ai su, il a fallu que je te tue avec ma haine.
– Je ne suis pas mort.
– Le père que tu étais, est mort. Je n’ai plus qu’un géniteur.
Les épaules voûtées, Didier Montvernier se lève pour se servir, une nouvelle fois, de whisky.
– Il n’est pas évident de comprendre, je le sais, mais nous avons été, ta mère et moi, jusqu’au sacrifice de nos rôles de parents, dans le but d’avoir un héritier qui puisse être le prolongement de ce que nous sommes. (Il repart s’asseoir en titubant.) En effet, d’une certaine façon, nous nous sommes détruits nous-mêmes. C’est le genre de sacrifice qui reste conventionnellement inacceptable, et qui nous expose au risque de tout perdre, y compris notre dignité, mais ce sacrifice, c’est pour notre unique héritier, dans le but de lui offrir un statut qu’aucun parent au monde n’a jamais pu offrir à son enfant.
Jules, d’un bond, quitte le canapé et se dirige à son tour, vers la fenêtre. Il remarque qu’un vent fort secoue les branches, mais y prête à peine attention. Le discours de son père l’a électrisé. Il se retourne vers lui d’un mouvement vif.
– Mais comment vous avez pu supposer, ne serait-ce qu’un instant, m’apporter de cette façon, le meilleur ? Alors que vous avez commis le pire !
– Il y avait juste une chose que tu devais accepter de comprendre : c’est qu’à un niveau élevé du pouvoir, tu te retrouves inéluctablement dans une rivalité de vie et de mort avec tous ceux de ta génération, et donc y compris avec tes frères et sœurs.
Jules se rapproche de son père :
– Tu veux donc me faire dire que j’étais en rivalité avec Augustin ? Ça, jamais ! Ce que je suis devenu, c’est grâce à mon frère. C’est lui, qui m’a ouvert les yeux, qui m’a fait comprendre qui vous étiez ! C’est lui, qui m’a permis de grandir, qui m’a donné la force de tenir. C’est lui, qui m’a emmené, avec lui, en sortie, pour me faire plaisir. J’étais avec lui quand j’ai mis les pieds, pour la première fois, sur une plage, puis dans la mer et c’est lui qui m’a fait monter sur un bateau et découvrir la sensation de flotter. Si j’ai pu me promener librement en ville, pour la première fois, c’est encore grâce à lui. Le premier carrefour que j’ai traversé, le premier immeuble dans lequel je suis entré, le premier ascenseur… C’est lui. Il me tenait par la main ; il me prenait dans ses bras ; il jouait avec moi, me faisait rire ; j’étais si heureux, avec lui ! Si vous me l’aviez laissé, j’aurais même pu vous pardonner, ma mère et toi, pour ce que j’ai subi avant, tellement il avait fait entrer de bonheur dans ma vie…
Jules s’interrompt. Il remarque que son père incline sa tête vers l’avant et pose une main sur ses yeux. C’est le signe évident d’un fléchissement. Mais retient-il des larmes, ou cherche-t-il, simplement, à fuir des propos qui l’accablent, comme si le fait de s’occulter la vue lui permettait de ne plus entendre ?
– Je te demande pardon… Pour le mal que je t’ai fait, pardonne-moi.
Didier Montvernier se lève pour récupérer, sur la table, son paquet de cigarettes.
– Mais tu n’es pas non plus, obligé, poursuit-il. Je sais bien que ça ne fera pas revenir ton frère. Je ne suis pas infaillible. J’ai pu commettre des erreurs. Je me suis peut-être égaré. J’ai besoin de sortir prendre l’air, un moment.
S’avançant d’un pas lourd vers une porte-fenêtre, il ouvre un battant, laisse s’engouffrer une bourrasque d’air vif dans le salon et s’enfonce dans les ténèbres de la nuit.
Jules s’approche de la porte-fenêtre, repousse le battant. Tout en le maintenant contre la force du vent, il épie la silhouette imprécise de son père, dans la noirceur nocturne. L’absence de lumière automatique, à cause du brouilleur d’ondes, ne le perturbe pas.
Quelques minutes plus tard, il le voit revenir dans la pièce.
– Bon, maintenant, pour ce que je t’ai dit, je pourrais peut-être avoir la clef.
– Pas question.
– Mais je t’ai demandé pardon. Qu’est-ce que tu veux de plus ?
– Tu ne m’as pas raconté comment ça s’est passé.
– J’ai parlé beaucoup plus que toi.
Jules s’approche de son père, alors qu’il rejoint le canapé.
– Qu’est-ce que ça peut te faire, maintenant, de te taire ? Tu as déjà avoué. Je te demande juste de me donner des détails sur la façon dont la vie d’Augustin s’est terminée. Juste ça, et après je te rends la clef, c’est promis.
Didier Montvernier s’allonge et ferme les yeux.
– Non, c’est pas possible ! s’emporte Jules. Tu ne peux pas continuer à te taire ! Bordel ! Je t’empêcherai de dormir, s’il le faut. Je n’en peux plus…
Jules ouvre la porte qui donne sur le grand hall, plongé dans une paisible obscurité. Il traverse l’espace sombre, qui propage le claquement de ses semelles, repère, à tâtons, l’entrée de la salle à manger Printemps, puis l’interrupteur. Il se sert d’un grand verre d’eau, qu’il boit d’une traite. Il s’attable pour manger un yaourt, puis découpe un morceau de fromage, qu’il pose sur un bout de pain. L’instant d’après, il laisse tomber sa tête sur le bord de la table. Puis il se redresse et frotte ses yeux. Il s’approche de la coupe de fruits, saisit une pomme, croque dedans, attrape ensuite plusieurs autres fruits, qu’il cale entre ses bras.
Il revient dans le salon Forum.
– C’est ok. Je vais te dire comment ça s’est passé pour moi, avec la police.
Il s’interrompt en remarquant son père assoupi. Il se déleste de ses fruits, qu’il pose sur la table, et le secoue.
– Eh oh ! Tu m’entends ? (Son père entrouvre les yeux.) Je te parle, mais après ça, je te garantis que je t’obligerai à me dire ce qui s’est passé avec Augustin.
Didier Montvernier se redresse et tend un bras.
– Tu peux me passer une pomme ?
Jules saisit le fruit.
– Tu as entendu ce que j’ai dit ? Tu es d’accord ou pas ?
– Je suis d’accord.
Jules, d’un geste sec, lui remet la pomme.
– En fait, je ne suis pas resté en contact, avec eux, pendant six ans, parce qu’il y a eu une coupure de trois ans. J’ai pu les contacter, la première fois, parce que Augustin m’avait filé un de ses smartphones… Les flics m’ont aidé à sortir du domaine. J’avais le droit à de la liberté contre des informations sur toi.
Jules poursuit ses explications tout en surveillant le visage paternel, à l’affût de nouveaux signes d’affaiblissement.
– Voilà… conclut-il. Je t’ai tout raconté. À ton tour… Musique maestro. Je te laisse le bouquet final…
– Ton comportement vis à vis de moi, m’a blessé…
Didier Montvernier se lève et reprend un verre de whisky.
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