Chapitre 1 : Tec - Partie 4

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Les documents se partageaient et finissaient par s'étendre sur tout le salon. Nous avions perdu notre apparence professionnelle pour ne laisser place qu'à un confort peu élégant, en tailleur sur le canapé voire allongée sur le fauteuil pour Theia. Elle était en face de moi, à juger tout ce que nous pouvions dire.

— L'assiette, on en a déjà parlé et le téléphone... Franchement, ça arrive à tout le monde de faire tomber quelque chose par terre, non ?

— Oui, mais on le ramasse aussitôt, rajouta Enès. C'est plutôt une preuve que l'un d'entre eux a voulu appeler quelqu'un en précipitation.

— Je ne vois pas en quoi ça contredit la théorie du suicide.

— C'est vrai. Ça montre justement qu'elles voulaient se sauver, peut-être appeler la police.

Nous avions donc déjà une première hypothèse sur le suspect.

— La première théorie serait qu'il a tué sa femme, le bruit du tir a attiré leur fille qui a vu la scène, il l'aurait tuée aussi sous le coup de la panique et puis, on ne sait comment, il aurait fini par se suicider de culpabilité. En tout cas, ça correspond au témoignage de son ex qui l'avait accusé de menaces de mort et de la battre régulièrement.

— Bon. Passons à elle alors. Elle pourrait aussi être la coupable. Il a construit son entreprise avec elle, il est devenu riche grâce à elle et elle a récolté zéro centime.

Theia rajouta une remarque sur un ton léger, presque sarcastique.

— En plus des violences conjugales. Elle a tout pour le détester.

— Si elles ont réellement existé. On n'a aucune preuve et elle l'a avoué après leur séparation. Elle a pu s'en servir comme excuse pour récolter sa part de l'entreprise.

— Quelle femme irait inventer des violences conjugales par vengeance ?

— J'en sais rien. Certaines possiblement.

Elle roula des yeux, elle était loin d'être convaincue par cette idée. Elle tourna son regard vers Mattéo et lui demanda son avis.

— Tu penses qu'elle a le profil ?

— Je ne pense pas. Il n'y a qu'à voir son interrogatoire, elle tripotait ses doigts et ses yeux bougeaient dans tous les sens.

Je me retins de rire, mais un soufflement de nez m'échappa.

— Tu es profiler ou mentaliste ? dis-je ironiquement.

Il soupira comme première réaction, le regard sévère et la mâchoire serrée. Je me doutai que je venais de le vexer et qu'il était bien plus susceptible qu'il n'y paraissait. Bingo. C’était tellement cliché. Le beau gosse avait tout sur un plateau et se vexait à la moindre contrariété. Voilà pourquoi j’étais meilleur que lui, parce que j’avais beaucoup plus souffert dans ma vie, et donc j’étais un peu plus… Comment dire. Vous voyez ?

Néanmoins, il répliqua d'une voix assez calme pour garder son professionnalisme, mais d'une intonation tout juste piquante pour me faire passer un message.

— Tout le monde pourrait le voir, je l'espère. Elle montre des signes d'inquiétude.

— Oui, par peur de se faire découvrir, répondis-je à la légère.

— Non. Elle a l'air sincère. Elle est infirmière et réputée pour sa compassion, elle n'aurait pas pu tuer toute une famille de sang-froid.

— Elle peut jouer un rôle. Et au vu de la scène de crime, le tueur n'a pas fait preuve de beaucoup de sang-froid, c'est bien toi qui le disais.

Enès fronça les sourcils comme s'il venait de penser à une chose qui le tracassait. Il effleura rapidement des yeux les phrases qu'il avait accumulées depuis deux heures à débattre.

— Elle a récemment porté plainte pour violence alors qu'ils étaient séparés depuis plusieurs années, c'est ce qu'on disait. Et si ça n'était pas par vengeance, mais plutôt par protection.

— Elle voudrait se protéger de lui ?

— Non, pas spécialement elle-même, mais peut-être la femme.

— Donc il y aurait eu quelque chose qui aurait provoqué les morts et pas simplement de la légitime défense quotidienne qui tomberait un jour ou l'autre.

Nous approfondîmes le scénario à mesure que notre conversation avançait. Nous étions si absorbés par nos théories que nous perdîmes la notion du temps. Notre esprit occupé nous fit abandonner tout autre pensée. Ce ne fut que lorsque Theia succomba à la faim, par un gargouillement qui nous sortit de notre monde, que nous constatâmes la nuit tombée. Il était minuit et cela faisait déjà sept heures que nous nous étions réfugiés en ce lieu.

Elle se leva avec un geignement, ses jambes engourdies l'empêchaient de tenir debout sans flancher. Elle s'étira à plusieurs reprises comme une personne tout juste éveillée le ferait, à la seule différence que nous étions conscients depuis un peu moins de vingt heures.

Elle se dirigea vers la cuisine ouverte, à quelques mètres du salon où nous nous trouvions. La faim nous frappa suite à ce retour à la réalité alors nous la suivîmes tous. Enès posa des mots sur notre désir, sûrement pour déclarer officiellement la pause qui nous faisait du bien.

— On devrait manger oui, dit-il en se levant.

— Tu vas nous préparer un bon petit repas ? plaisanta-t-elle.

— Chacun se démerde.

Nous mangeâmes ce que nous avions sous le coude, quelques morceaux de bœuf qui cuisaient dans la poêle, des chips, ou encore des légumes frais. L’odeur de la viande faisait un bien fou au moral, et la chaleur, n’en parlons même pas. J’avais faim, j’avais froid, j’étais dégoûté à l’idée qu’un crime ait été commis à côté de moi, mais enfin, on pouvait y ressentir une atmosphère chaleureuse comme si nous passions des vacances entre amis.

Enès resta néanmoins concentré sur l'enquête, prenant son assiette avec lui pour manger devant la table couverte de fichiers. Les yeux rivés sur ses notes, si absorbé qu'il en oubliait de prendre sa bouchée. Nope, nous n’étions pas en vacances, mais bien coincés ici à cause de la tempête. La réalité me rattrapa rapidement, avec l’aspect morbide de la situation. Oui, nous étudions un triple homicide pendant que nous mangions du bœuf saignant. Et quand je posais les yeux sur mon assiette, j’imaginais les morceaux de cadavres à l’extrémité de ma fourchette et dans ma bouche. Bon, je n’avais plus tant faim.

— Ça décrédibilise le mari comme meurtrier. Il faudrait comprendre l’élément déclencheur de cette tuerie.

Je m'approchai de lui, debout devant les photos de la scène de crime, à les fixer en espérant qu'une idée me vienne en tête.

— Eh bien, si c'est elle la meurtrière, alors elle serait venue sur place. C'est peut-être elle le déclencheur, elle n'a aucun alibi.

— Personne n’en a un. On parle de quatre jours potentiels, personne ne peut être perçu quelque part pendant quatre jours sans interruption.

— C'est là toute la complexité de cette enquête ! souris-je.

Mattéo répondit entre deux bouts de viande tandis qu'il était resté dans la cuisine.

— Pourquoi elle ne les aurait pas tués tous en même temps ? La mort du mari ne tient pas.

Il n'avait pas tort. C'était ce suicide déguisé qui posait tant de problèmes. Un silence combla la pièce, tous à réfléchir à une raison sensée. Puis je me lançai le premier.

— Vous pensez que le tueur en avait après qui ? La femme ou le mari ? Commençons déjà par là.

— Ça dépend du mobile donc du tueur.

— Et pour son ex ?

— À première vue, ça serait lui. Il lui doit un tas de fric. Peut-être finalement qu'il est mort le premier pendant qu'il mangeait. Le coup a attiré les deux femmes et elle a décidé de les abattre aussi.

C’était difficile à croire, l’ex serait revenue pour se venger de son ancien mari ? Après des années ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi à cet instant ? Non, cela ne collait pas. Pourtant, ça s’était déjà vu, des exs un peu trop rancuniers. Et dans cette histoire, tout le monde était suspect. L’ex, le mari, la rencontre qui tourne mal…

— Ça me paraîtrait assez surréaliste que ce soit son ex qui les a tués. Comment saurait-elle qu’ils étaient ici, dans ce chalet ?

Tout le monde se tut. J’avais marqué un point. Enfin, c’était ce que je croyais jusqu’à ce que Mattéo racle sa gorge. Ah, celui-là, je ne le sentais pas, sans savoir réellement pourquoi. Il était toujours là pour contredire, comme un monsieur jesaistout. Non, tu ne sais rien. Tu es aussi paumé que nous. Avec ces cinquante mille suspects, comment ne pas être perdu ? Mais lui prétendait détenir la vérité absolue. Ô grand Mattéo Reven, excusez-nous de notre existence.

— Les gens qui espionnent leurs exs, c’est assez commun. Ils avaient prévenu tous leurs proches qu’ils partaient un mois en vacances ici, c’est facile de le savoir à travers des on dit.

— Vous pensez vraiment qu’elle les aurait suivis à dix mille kilomètres de chez elle pour les tuer, à coups de feu qui plus est ? Une femme ne tue pas avec une arme à feu, elle empoisonne.

— Ça, c’est des vieux clichés mon cher. Il paraît que sa femme avait demandé un pistolet pour se protéger de son mari. Il était violent, elle a voulu se défendre. Bam. CQFD.

Un point pour le rabat-joie. Nous avions appris dans le dossier que la femme, cette pauvre femme battue dont tout le monde était au courant, mais personne ne faisait rien, avait demandé une arme à feu deux semaines avant le drame. Le plus étonnant, c’était qu’elle avait réussi à en obtenir une. Sérieusement, qui donne une arme à feu aussi facilement en France ? Mais bref, le fait est qu’elle en avait une. Est-ce qu’elle savait s’en servir ? C’était une autre histoire. On pensait qu’il suffisait de viser et d’appuyer sur la détente pour ôter la vie de quelqu’un, de son mari, par exemple, mais en réalité, il fallait du cran. Une qualité rare de nos jours, une qualité qui n’était pas digne d’une trentenaire mère de famille. À moins que je la sous-estime. C’était fort probable.

— Et la fille ? Pourquoi aurait-elle tué sa fille ?

— Qui sait.

Qui sait ? Comme si on pouvait sortir des Qui sait pendant une enquête pour triple homicide. La défense avait retenu comme arguments : Qui sait. Bien sûr, ça paraissait crédible. Tout comme cet idiot de Mattéo. Tout ce qu’il racontait me sortait par les oreilles, mais j’étais un peu dur, je l’avoue. C’était peut-être le contexte qui faisait ça, d’être coincé dans un chalet minuscule à côté de cadavres, non, pas de cadavres, ils avaient été embarqués pour faire une autopsie. Mais à côté d’une scène de crime avec encore le sang séché sur le canapé et le bois du parquet. Avec trois autres spécialistes du genre qui pensaient avoir raison peu importe la connerie qu’ils évoquaient. Non, pas trois, deux. Enès était différent. Plus mesuré.

— Ça ne me paraît pas crédible que ce soit la femme qui ait tué son mari et sa fille. Après tout, elle est morte de… Je lis rapidement un document posé sur la table. De trois balles dans la poitrine. Quelqu’un l’a forcément tuée.

— L’amante ?

L’amante ? L’amante ? Il était vrai que le mari avait une maîtresse qu’on avait un peu délaissée jusqu’à présent. À vrai dire, j’avais totalement oublié qu’elle existait. Note à moi-même : je suis stupide. C’était une belle piste, une bonne piste. Et ça me faisait bien chier de l’avouer, car cela donnait raison à Mattéo. Mais c’était le cas.

Alors, voyons un peu… Pas de nom, pas de photos, rien. Personne ne savait qui était l’amante en question. Nous le savions juste grâce aux SMS envoyés du portable du mari, à « Le garagiste ». C’était assez marrant d’envoyer des grosses déclarations à son garagiste : « Tu me manques », « Moi aussi je t’aime », « J’ai envie de te voir ». Oui, très marrant. Alors, dorénavant, nous allons l’appeler le garagiste. Juste pour la blague.

— Le garagiste, ris-je. Elle n’aurait pas supporté de n’être que la maîtresse. L’autre. La seconde. Le plan cul.

— Ça avait l’air sérieux entre eux. D’après les messages, ils s’aimaient.

— C’est ce que disent tous les maris à leur maîtresse. Je t’aime, je te jure, je vais quitter ma femme pour toi, mais pas maintenant, parce que c’est pas le bon moment, mais un jour, je te jure. Et au final, ils ne quittent jamais leur femme.

Theia fit un léger bruit de gorge, sans doute mal à l’aise face à notre discussion. Quoi, elle aussi a été une maîtresse ? Cela ne m’étonnerait pas, au vu de sa naïveté. Peut-être même qu’elle était le garagiste. Je plaisante, bien évidemment.

— Oh, ces histoires de tromperies. Pourquoi ne pas simplement quitter son partenaire, ça évitera des meurtres.

Enès sortit de sa tombe. Tiens donc, j’avais oublié qu’il avait une voix. Il était si absorbé par ses écrits qu’il ne participait plus à notre superbe discussion sur les tromperies. Je savais que ça le toucherait, qu’il allait obligatoirement s’incruster dans notre conversation pour faire le justicier. Je vous le disais, c’était un chic type.

— On n’est pas là pour juger.

— Pourquoi, tu as déjà trompé ? Ah, non. Laisse-moi deviner. C’est ton ex qui t’a trompé, je parie.

Qu’est-ce qu’elle pouvait être détestable cette vipère. Elle avait visé juste, peut-être un peu plus maligne que ce à quoi je pensais. Oui, Enès avait été cocu. Par son ancienne fiancée. Cinq ans de relation bousillée pour un coup d’un soir alors qu’elle était bourrée. Enfin, c’était un peu plus compliqué que cela. Il l’avait pardonnée après maintes supplications, tout semblait aller pour le mieux, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive qu’au fond, il ne l’aimait plus depuis bien longtemps. C’était ce qu’il m’avait raconté, mais qui pouvait savoir, peut-être que son ex-fiancée était la garagiste aussi.

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