Chapitre 3 : Theia - Partie 3
— Ça va cramer, me coupa Mattéo dans mes pensées.
Outch. Je n’avais pas vu l’heure. Cela faisait dix minutes que j’étais perdue dans mes pensées devant la poêle. Le steak commençait à devenir noir tant je l’avais laissé trop longtemps. Bon, c’était encore sauvable et mangeable, mais ça n’allait pas être de la haute gastronomie. Je nous servis une part chacun dans une assiette et les donna aux mecs.
Nous mangions dans un silence pesant qui me prenait à la gorge. J’imaginais le corps de madame Abernathy ici, aux pieds des escaliers, parce que tous les chalets étaient les mêmes. Exactement les mêmes. Je revoyais l’immense flaque de sang sur le parquet, l’odeur de fer recouvrir celle de la pourriture tellement il y avait de sang dans la pièce. Son corps inerte dans une position grotesque.
Plus loin, dans le salon, le mari était assis sur le canapé, tout comme je l’étais, une assiette à moitié vide sur la table basse. Son visage figé dans une expression de terreur, ses yeux grands ouverts, laissant deviner que la mort l'avait surpris au moment même où il prenait une bouchée de son repas. Il mangeait, comme ce que je faisais. Au même endroit. Je me mis à sa place, et je détesterais qu’on me retrouve une balle dans la tête pendant que je mangeais du bœuf et des œufs. Je désirais une mort paisible, simple et délicate. Tout comme la fille : retrouvée sans vie dans sa chambre à coucher. Allongée sur son lit, ses cheveux en désordre. Son visage portait une expression d'incompréhension, comme si elle avait été prise par surprise dans son sommeil, ne comprenant pas ce qui lui arrivait.
— Je vais devenir folle si personne ne parle !
Mattéo me regarda avec compréhension, une mine de : « Moi aussi, mais il n’y a rien à dire ». Il s’arrêta dans son élan pour manger ce qu’il y avait dans sa fourchette, avala la dernière bouchée qui traînait dans sa bouche.
— Que veux-tu qu’on dise ?
— J’en sais rien. N’importe quoi.
Tec posa son assiette sur la table, par dessus les documents, et se redressa. Il racla sa gorge comme s’il allait nous pondre un discours sorti de nulle part.
— Nous avons sept suspects…
— Pas ça ! le coupai-je.
— Attends. Parce qu’il y a une hypothèse qu’on n’a pas abordée : les Abernathy étaient noirs. Ils avaient déjà été victimes d’un délit. Des adolescents avaient tagué sur leur garage « Retournez dans votre pays ». Oui, oui, en 2023, c’est malheureux. C’était deux mois avant leur meurtre.
— Tu penses à un crime de haine ?
— Oui. Ils avaient vraiment mauvaise réputation, sous tous les rapports. Ils se trompaient mutuellement, il la battait, ils étaient riches, il était un patron abusif, et j’en passe. On peut se dire qu’ils prouvaient que les noirs étaient des sauvages. Enfin, pas moi, mais les racistes.
— Je vois mal un de leurs voisins se rendre jusqu’ici pour les tuer.
— Mais ça expliquerait pourquoi les trois sont morts.
Des crimes racistes, on en côtoyait assez souvent. Une fois, j’avais enquêté sur un tueur en série qui ne tuait que des femmes noires, quatre victimes au total. Il disait qu’elles étaient plus vulnérables suite à leur situation socio-économique, qu’elles étaient moins médiatisées et donc qu’il avait davantage de chance de ne pas être découvert ou de susciter une réaction publique. Qu’il adorait les femmes noires parce qu’il les trouvait sexy. Oui, c’était dégoûtant. Le fétichisme tuait. Le fait était que quatre femmes avaient été tuées égorgées après avoir été violées à cause du racisme systémique. Alors, assassiner une famille pour cela, ça ne choquerait pas tant que cela, même si c’était tout aussi scandaleux.
Enès prit son calepin et un stylo et nota tout en parlant à voix haute : « Suspect numéro huit : crime de haine. ». Nous acquiesçons d’un hochement de tête. Oui, oui. C’était possible. Il ne fallait surtout pas écarter la moindre piste.
Ma fille était métissée, j’étais plutôt bien placée pour savoir que le racisme continuait d’être ambiant dans notre société. Déjà, à l’école primaire, elle était rejetée de tous ses camarades parce qu’elle était noire. Au collège, elle subissait de nombreuses moqueries dues à ses cheveux crépus. Ses beaux cheveux crépus. Je lui répétais sans cesse qu’elle était belle et que sa couleur de peau la rendait unique en son genre, que ses cheveux étaient sa personnalité et qu’elle devait être fière de ce à quoi elle ressemblait. Mais quand tous ses copains se moquaient d’elle pour ces raisons, c’était difficile de la convaincre.
Je maudissais la société pour le racisme qu’elle transmettait, dès le plus jeune âge. À peine né.e, tu étais déjà destiné.e à subir une discrimination pour laquelle tu n’as rien fait, si ce n’était être né.e. Et cela me peinait de savoir que des enfants allaient forcément subir du racisme au cours de leur vie tout juste sortis du berceau. C’était un fléau qu’il fallait absolument combattre pour n’était-ce que la morale. Et pourtant, nous étions loin de gagner ce combat, quand on voyait que même les institutions banalisaient ce racisme systémique, que ceux qui devaient nous protéger nous tabassait jusqu’à la mort, que les politiciens et les journalistes continuaient de transmettre des clichés racistes pour s’immiscer dans la tête des citoyens et leur laver le cerveau. Oui, elle était belle la France.
Je m’étais promis de protéger ma fille des enfers sur Terre, quitte à risquer ma vie pour elle. Je vous le jure, quand vous aviez un enfant, votre vie ne comptait plus. On se destinait à le secourir jusqu’à la mort, et ce, coûte que coûte. Je pouvais tuer pour elle. Même si j’espérais ne pas en arriver jusque-là, j’étais prête à le faire.
J’avais souvent pensé à tuer. Nous étions obligées de s’imaginer une telle chose quand notre conjoint nous martyrisait par les coups. On se disait que la seule solution pour s’en sortir était de le tuer avant qu’il ne nous tue. Alors oui, j’avais réfléchi à l’assassiner plusieurs fois. Pendant son sommeil, je l’attacherais aux rebords du lit pour qu’il ne puisse pas se défendre puis je le poignarderais au torse, et je l’achèverais en lui tranchant la gorge. Pendant son repas, je mettrais du poison dans sa boisson et je l’admirais s’étouffer et se baver dessus comme un gosse. Pendant son footing, je prendrais la voiture et je lui foncerais dessus à toute vitesse en le laissant pour mort au bord de la route. Pendant son sport, je le rejoindrais à la salle et j’installerais des poids sur la barre qu’il soulevait, enfin, je le fixerais en train de s’asphyxier. Simple accident. J’avais imaginé des tas de morts, mais je n’en avais jamais eu le courage. Mais pour sauver ma ville, vous pouvez être sûrs que je le trouverai, ce courage.
Je me représentais à la place du tueur du chalet, comme on le surnommait, avec un flingue à la main et trois cadavres devant moi. Des cadavres que j’aurais tués moi-même. L’odeur de fer me transpercerait les poumons, la chaleur de l’été me ferait suer, des gouttes perleraient le long de ma tempe, et l’adrénaline redescendrait lentement. J’aurais pu les tuer, s’ils l’avaient mérité. Je m’en sentais capable, pas assez courageuse, mais capable. S’ils avaient touché à ma fille, je n’aurais plus hésité une seconde. Je les aurais froidement assassinés comme ils l’ont été.
Oui, s’il le fallait, je tuerais sans hésitation.
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