Le myste
Le soleil couchant papillonnait sur le vignoble alsacien qui s’étirait à perte de vue. Des silhouettes fourmillaient dans les rangées au milieu d’éclats de rire. Je rétrogradais ma vieille Harley qui riposta en pétaradant. Aussitôt, les vendangeurs sursautèrent en lâchant un cri. Gêné, je coupai le contact, les saluant d’un geste amical et retirai mon casque décoré d’un triskèle blanc sur fond noir. Les cueilleurs hochèrent la tête en retour, puis replongèrent dans la vigne. Des odeurs de raisins en surmaturité et de sous-bois avaient chassé les embruns de Lorient que j’avais quitté au petit matin. La Terre des marins s’effaçait de mes souvenirs sous la marée des vignerons.
Un sifflement bref interrompit ma contemplation. Aveuglé par le soleil, j’aperçus un épouvantail qui m’interpellait avec son chapeau de paille. Il posa sa hotte d’où tombaient des grappes et entreprit la descente d’une rangée, attaché à un baudrier d’escalade. La figure grotesque dévala les soixante mètres qui nous séparaient comme un gamin de dix ans.
— Aymeric, Aymeric, c’est bien toi ?
— Euh ! oui, vous êtes Rodolphe Sundgau ?
— Je suis ton grand-père, viens m’embrasser.
Ce vieil homme que j’avais identifié à tort ouvrit ses bras pour m’accueillir. Surpris par cette figure manquante du puzzle familial, j’évitai l’étreinte en reculant d’un pas. Je n’avais jamais idéalisé ou méprisé ce grand-père absent, la case souvenir était vide. Soudain, je ressentis des picotements et m’éloignais davantage. J’avais éprouvé ce sentiment désagréable lors d’une séance d’hypnose écourtée à ma demande. Je souffrais d’alexithymie depuis l’enfance, cette difficulté à m’émouvoir me pourrissait l’existence.
Je scrutais son visage buriné, deux pupilles noires brillaient dans un faciès sillonné de rides, une abondante chevelure blanche moutonnait jusqu’aux épaules. L’ancêtre dépassait un mètre quatre-vingt-dix et se tenait droit dans ses bottes, malgré le poids des ans.
— J'ai dû patienter trente ans pour te revoir. Tu es beau comme Marlon Brando, dis-moi. Ma maison est située à côté du champ de tournesols, récupère ta moto et suis-moi !
Nous gagnâmes une bâtisse à colombages en contrebas du vignoble. J’avais hâte de questionner mon aïeul sur son silence pendant trois décennies. Rodolphe entrebâilla la grille du domaine où des dizaines de caravanes et tentes occupaient le terrain. Des vêtements séchaient sur une corde à linge nouée à un crochet d’attache qui avait servi aux chevaux à une autre époque.
À l’intérieur du logis, sur une grande table en chêne, traînaient d’innombrables tasses à café abandonnées que mon grand-père repoussa dans un coin. Il ouvrit un vieux bahut qui grinçait et sortit deux verres de dégustation.
— Désolé pour le désordre, nous terminons les vendanges tardives du pinot noir. Assieds-toi, je t’en prie.
Il était gonflé de m’accueillir dans ce bordel monstre. J’excusai ce « j’en foutisme » par son âge canonique. À l’inverse, mes géniteurs avaient croulé sous les conventions ; j’avais fui ce carcan à dix-huit ans, bac en poche.
À brûle-pourpoint, je décidai de le titiller.
— Rodolphe, mes parents m’ont appris que tu avais disparu dans ma petite enfance sans laisser d’adresse. Tu comprends ma stupéfaction de découvrir ta trombine sur Facebook, la veille de mon anniversaire, le 28 octobre. Pourquoi est-ce que tu m’as-tu contacté ?
— À ta naissance, tu portais la marque des druides sur ta poitrine, en forme de hibou. J’ai expliqué à ma fille que je te désignais comme mon successeur. Une semaine plus tard, je t’ai emmené à l’aube dans la montagne des dieux, je t’ai déposé sur la table des fées qui s’est aussitôt mise à vibrer. À leur réveil, tes parents ont trouvé le berceau vide et t’ont cherché pendant deux heures, jusqu’à notre retour au bercail. Ta mère m’a giflé et menacé de représailles si je ne disparaissais pas de votre existence. Voilà le résumé de notre drame familial.
— Je peux comprendre l’inquiétude de mes parents et ta part de responsabilité en ne les ayant pas prévenus de ton escapade. J’aurais aimé qu’à l’âge adulte, ils me racontent la vérité. Je pense qu’une thérapie par constellation familiale vous aurait réunis.
— Constellation familiale ?
— C’est une méthode qui libère des traumatismes hérités des ancêtres, lesquels continuent à empoisonner le quotidien des descendants.
— Pas besoin de psychanalyse, voilà ce qui s’est passé. Tes parents s’opposaient à ton baptême celtique et ne m’ont pas laissé le choix. Le cercle des druides ne peut être rompu, c’est la règle. Pour compliquer les choses, ta mère qui n’avait pas vocation à devenir druidesse a maudit les traditions.
— Nom d’un chien ! Tu as la rancune tenace. Tu préfères cohabiter avec des viticulteurs plutôt qu’avec tes propres enfants.
— Aymeric, tes parents fonctionnaires de police ont exigé leur mutation en Bretagne après notre altercation. Je l’ai appris après leur départ, que voulais-tu que je fasse ?
Les yeux de mon grand-papa se remplirent de larmes. Il renifla bruyamment puis s’essuya le visage d’un revers de manche. Ce pan de mon histoire familiale tronqué m’avait déconnecté de toute émotion. À défaut d’empathie, je raisonnai par habitude.
— Comprendre le passé aide à guérir, grand-père.
En silence, Rodolphe referma la porte du bahut qui couinait toujours, il versa deux verres de vin blanc, posa la bouteille, s’intéressa à mon quotidien.
— À ta santé Aymeric ! Que fais-tu de beau dans la vie ?
— Je suis instituteur en Bretagne, à Lorient, depuis huit ans.
— C’est bien l’enseignement, une femme, un petiot ?
— Non, quelques relations sans importance. Pour l’instant, je restaure de vieilles bécanes avec des copains le week-end.
— Et tes parents ?
— Mon père est décédé depuis deux ans, et maman s’est retirée à Évora, au Portugal, après l’enterrement. Je la rejoins pendant les vacances scolaires.
— Je suis désolé pour ton papa. Tu as des photos de ta mère ?
J’ouvris mon smartphone et balayais d’un geste l’écran. Papi s’arc-bouta à côté de moi, les mains posées sur les genoux. Il se passait de lunettes à plus de quatre-vingt-dix ans et commenta mes prises de vues.
— Fichtre, c’est plein de vidéos de motos !
— Ce sont mes potes de la communauté Harley. J’ai même assisté à la Daytona Beach Bike Week au mois de mars.
— Mwais, montre-moi plutôt ma fille !
Je rougis en affichant deux portraits de maman, alors que je possédais des milliers d’images de bikers. Je n’osai révéler à Rodolphe mon esquive à l’enterrement de mon père pour participer à un rassemblement de motocyclistes.
— J’ai du mal à reconnaître Marianne, elle a pris quelques rondeurs en trente ans.
Je trouvais sa remarque déplacée et j’ai failli foutre le camp. Cependant, j’avais mille bornes dans les mollets et j’aspirai à m’allonger dans un lit confortable.
Rodolphe, mal à l’aise, tripota son verre un instant, puis s’excusa.
— Je ne voulais pas dire ça pour ta mère, pardonne-moi fiston !
— J’aime mieux ça.
— Je suis vigneron, mais j’officie aussi comme druide aux fêtes d’équinoxes et de Samhain. Tu as l’âge d’être initié au culte celtique, tel le chêne adulte. L’arbre sacré porte alors le nom de perchis.
— Arrête Rodolphe ! Je suis venu assister à un rassemblement des amoureux de belles mécaniques à vingt bornes d’ici. Le festival Harley a attisé ma curiosité, non les retrouvailles avec un grand-père haineux qui m’invite à une fiesta d’illuminés, tu comprends ?
Rodolphe évita mon regard, fixa le cul du verre, laissa la réponse aux abonnés absents. Il lâcha un soupir de consternation, puis changea de sujet.
— Demain, débutent les fêtes de Samhain, tu es libre d’y participer. La cérémonie se déroule à mille mètres d’altitude dans la montagne sacrée. J’ai préparé une décoction de plantes à boire avant l’éclipse de Lune.
— À choisir, je préfère le pinot à ta tisane. Bon, si ça te fait plaisir, je veux bien y goûter.
Je me pinçais le nez pour avaler le breuvage tandis que Rodolphe le dégustait sans grimaces. Tout à coup, je me sentis accablé de fatigue, sans demander mon reste, je pris congé de Rodolphe en me retirant dans la chambre d’amis à l’étage.
À travers les volets ajourés, j’observais les étoiles filantes qui traversaient la nuit des Orionides. Je me cachai sous la couette et fermai les yeux. Pourtant, j’entendais le gargouillis d’une source lointaine, les battements d’ailes d’un taiseux qui se posa sur le balcon. Le volatile me susurra quelques mots.
— Je suis ton animal totem, Aymeric, ton guide suprême.
Je bondissais dans mon lit et chutai en contrebas sur le parquet. Mon tatouage hibou me démangeait. Aussitôt, je me précipitai dans l’escalier qui menait à la cuisine. Mon grand-père alimentait le feu avec un soufflet puis se retourna vers moi, le visage auréolé de lumière.
— Aymeric, je perçois l’énergie qui afflue dans tes veines.
— Oui c’est désagréable, mais pourquoi m’as-tu drogué avec ton breuvage infect en soirée ?
— Seuls le druide et le myste, c’est-à-dire l’apprenti, président aux cérémonies de Samhain.
— Le jour ne s’est pas encore levé ?
— Tu as dormi vingt-quatre heures d’affilée, temps nécessaire pour ouvrir tes chakra. Je t’ai préparé des vêtements chauds et des bottes sur la chaise, habille-toi !
— À vrai dire, je me sens fébrile, j’ai l’impression que mon ouïe me joue des tours. Pendant mon sommeil, j’ai perçu d’infimes bruits dans la nature, des hululements d’oiseaux de nuit jusqu’à des musaraignes qui trottinaient autour du chalet pour grignoter des baies. Je préfère retourner me coucher.
— Taratata ! Ne t’inquiète pas, c’est tout à fait normal. Tu es maintenant en symbiose avec les éléments.
Je râlais et enfilai à contrecœur, caleçon et maillot en laine, enfin la tunique de lin écrue. Rodolphe en longue robe blanche posa une couronne de gui sur sa chevelure ébouriffée.
— Qu’est-ce que tu fais Rodolphe ?
— Je prépare la cérémonie de la Renaissance du feu, avec du bois mort, provenant d’un chêne sacré. Les habitants sont déjà rassemblés sur la place du bourg et nous attendent. J’allume les torches pour la procession aux flambeaux, après les villageois nous accompagnent dans la montagne des dieux.
Dehors le brouillard grignotait les sommets, pourtant Rodolphe progressait sans difficulté, les habitants nous suivaient en file indienne dans un silence monacal. Au bout d’une demi-heure, nous nous arrêtâmes devant une pierre en forme de marteau de cordonnier. Je ressentis une vibration sous mes pieds, puis perçus un mouvement dans mon champ de vision. Là-haut, un géant de trois mètres s’était substitué au monolithe et levait son marteau. Je fis un bond en arrière et l’hercule frappa le sol. Rodolphe prononça alors une phrase en gaélique :
— Domhan oscailte!, chun ligean do na sinsear neamh-reincarnated pas a fháil[1]. Une fissure se mit à serpenter sur le sol jusqu’au rocher aux reptiles situé à une centaine de mètres. Le magma volcanique glougloutait à l’intérieur de la faille dans un grondement amplifié par l’écho. Mon cœur cognait dans la poitrine et la marque devint phosphorescente. Rodolphe leva son sceptre et coupa du gui à proximité d’un chêne puis jeta la plante dans la cavité. Derrière le rocher reptilien, je vis sortir treize squelettes dont la chair et l’épiderme recouvrirent les succubes à mesure qu’ils s’approchaient de nous. Le druide baissa son sceptre pour les laisser passer. Lorsque le treizième ancêtre arriva à sa hauteur, mon grand-père s’interposa.
— Victor, tu as étranglé ton épouse en 1960 lors d’une bagarre. Justice a été rendue par ta pendaison, mais tu es banni des fêtes des défunts. Je te condamne à errer dans le bas astral pour l’éternité !
Une volée de chauve-souris sortit des ténèbres puis s’abattit sur le succube en lançant des cris stridents. Les chiroptères dévorèrent le cadavre avant de disparaître dans une nuée bruyante.
La sentence exécutée, chaque ancêtre rejoignit sa famille respective dans la procession. Les convives embrassèrent les trépassés puis redescendirent la montagne en silence. Le druide s’exprima à nouveau en gaélique : Dhia Issamos, feuch an dùin thu an ley rift [2]. Le géant d’airain obéit et frappa le sol de son marteau, la plaie béante dans la terre s’effaça sans laisser de traces. Une sueur froide parcourut mon corps et je me mis à claquer des dents, mon grand-père m’épaula de ses bras noueux pendant le retour au village. Un tsunami de sentiments inconnus me submergeait, j’en eu le souffle coupé.
Nous levâmes le pied après 500 mètres de dénivelé au croisement des châteaux de Ribeauvillé, où un tombeau royal coiffé d’une croix celtique trônait au milieu d’une clairière. La statue féminine allongée sur le monument reprit vie et se redressa avec grâce, c’était une magnifique jeune femme dont la chevelure d’or tombait en cascade jusqu’à ses fesses. Ses yeux bleus plongèrent dans ceux de Rodolphe et elle lui sourit. Ses lèvres s’entrouvrirent dans l’attente d’un baiser. Grand-père se dirigea vers elle puis s’agenouilla pour l’embrasser.
— Ma bien-aimée, je me languis de toi depuis une éternité.
Il ajouta d’une voix tremblante sans quitter son regard.
— Viviane, mon amour, ton petit-fils, Aymeric, est là !
Pétrifié, je dévisageais mon aïeule à peine plus âgée que moi. Elle était habillée d’une robe médiévale pourpre ajustée par laçages à une taille de guêpe. Je bredouillai avant de retrouver la parole.
— Sui… suis-je en train de devenir fou ?
— Je te salue, jeune cœur vaillant. Sais-tu que les druides et druidesses vivent mille ans comme les chênes ? Malheureusement, j’ai précédé Rodolphe dans la tombe d’un demi-siècle. Grâce à toi, mon époux va me rejoindre au chant du coq.
Rodolphe s’exclama d’un ton solennel.
— Pour la suite des festivités, nous raccompagnons les ancêtres décédés qui ont festoyé cette nuit en famille jusqu’au rocher aux reptiles. Après, je quitterais la Terre au bras de Viviane.
— Quel poids pèse sur mes épaules, grand-père. Si j’ai bien compris, j’ai l’opportunité entre une longue vie de prêtrise ou une carrière d’instituteur.
— Ce n’est pas ça, Aymeric, tu n’as pas le choix ! Depuis l’aube de l’humanité, le druidisme veille à l’équilibre de la planète. La montagne des dieux est le cerveau d’un être cosmotellurique qui étend ses ramifications dans le monde entier, tu es le maître de la Terre. Si tu refuses ta mission, sept milliards d’humains mourront dans des catastrophes naturelles. Si ça peut te rassurer, tu seras épaulée par la druidesse Béatrix, princesse du château de Ribeauvillé. Tu as conscience du destin qui t’attend, la chair de ma chair, tu es l’égal des dieux.
Je m’étranglais avec ma salive comprenant que j’étais otage d’une dictature druidique. Quand la toux me lâcha les tripes, je ripostai.
— Bordel de merde ! Je refuse ta succession ainsi qu’une épouse choisie d’office.
— Tu n’es qu’un ingrat ! Jamais un druide n’a renoncé à sa mission divine en six mille ans.
Une salve de croassements suivie d’un éclat de rire interrompit notre dispute.
Une jeune femme brune habillée d’une robe en plumes de corbeau descendit d’un arbre foudroyé, avec la souplesse d’un félin, elle s’avança jusqu’à nous.
Rodolphe lui lança un mauvais regard et la sermonna.
— Wicca, tu n’es pas conviée à l’intronisation du futur druide.
La sorcière aux yeux violets, lissa ses anicroches avec ses ongles manucurés tout en ricanant.
— Mon vieux Rodolphe, les temps ont changé, l’instit botte en touche ta succession, tu as un plan B ?
— Tais-toi, sorcière, arrête de blasphémer ! Elle continua sur sa lancée.
— Avant l’apparition de l’humain sur Terre, la nature s’est très bien débrouillée toute seule. La disparition des abeilles serait plus néfaste à la planète que celle des mortels. En l’absence de pollinisation, les êtres vivants vont s’éteindre.
— Tu haïs les hommes à ce point, sorcière ?
— Ils m’ont brûlé, vive, sur le bûcher, druide, ça ne s’oublie pas. Toi, tu as soulé le grand inquisiteur qui s’est couvert de honte, il s'est enfui au petit matin.
Wicca reprit l’apparence d’un corbeau puis s’envola en lâchant, au passage, une fiente sur le tombeau de Viviane. Rodolphe ramassa un caillou et le jeta en direction du volatile. Je me mis à glousser, essayant de retenir un éclat de rire.
— Tu trouves ça drôle, vociféra Rodolphe.
— J’adore cette nana qui a une pêche d’enfer. Grand-père, tu sais manipuler les énergies cosmotelluriques du Taënchel pour rappeler les morts d’entre les morts, aux fêtes de Samhain. À vrai dire, je suis horrifié par cette pratique barbare, les défunts ont quitté le monde des vivants et les familles ont achevé leur deuil. Laissons-les reposer en paix pour l’éternité. Je refuse d’orchestrer cette monstruosité et je n’ai qu’une envie, enfourcher ma bécane et me tirer d’ici.
Viviane s’approcha de moi d’un pas aérien et posa un baiser sur mon front. Elle se métamorphosa en colombe puis se percha sur mon épaule. Son roucoulement calma ma colère et je présentai des excuses à Rodolphe.
— Pardonne-moi, grand-père, je suis chamboulé par les évènements. Je croyais que la magie n’existait que dans les livres d’enfants.
— Hélas, au fil des siècles, les hommes ont fermé leur cœur au merveilleux. Entendent-ils encore, la nature qui s’endort, bercée par la brise automnale, le jour de Samhain ?
Soudain, une feuille de chêne tomba de l’arbre. Rodolphe interpréta cette banalité comme un signe du ciel. Il la ramassa, observa ses nervures, les compara avec sa paume de main gauche.
— Regarde, Aymeric, le pétiole est identique à ma ligne de vie. La feuille se sacrifie, en formant un bouchon sur la tige, elle permet ainsi au soleil hivernal de nourrir l’arbre. Je dois l’imiter en refusant de m’approprier la lumière à ta place. Par conséquent, si tu ne souhaites plus que les défunts reviennent visiter leur famille, la décision t’appartient.
— La nature est bonne conseillère, papi, je suis ravie que tu l’aies écouté ! J’ai une idée pour respecter les morts d’une façon moins macabre. Les enfants pourraient fabriquer des déguisements et des lampions en creusant des citrouilles. Avec des paniers, ils iraient de maison en maison, réclamer des bonbons aux habitants.
— Est-ce que l’instituteur m’honorerait en présidant cette nouvelle fête de Samhain ?
— J’accepte avec joie, grand-père. Peut-être qu’un battement d’aile de papillon peut déclencher une tempête à l’autre bout de la planète !
Rodolphe se gratta la tête, dubitatif.
— Je voulais dire que les dolmens sont semblables à des aiguilles d’acupuncture placées à des endroits stratégiques de la Terre pour adoucir les hommes.
Le chant du coq retentit, la colombe quitta mon épaule, puis Viviane réapparut au bras de Rodolphe.
— Il est l’heure de partir, les familles nous attendent devant la pierre des cordonniers avec les défunts. Aymeric, tu nous accompagnes pour refermer la porte vers l’au-delà après notre passage ?
— D’accord, je commanderais au géant aux pieds d’airain de sceller le tombeau. Je garderais en mémoire nos rires et nos coups de gueule, les disputes au sein du foyer sont des plaies difficiles à guérir. En vingt-quatre heures, Rodolphe, tu as fait plus de chemin qu’en mille ans. Tu as su calmer la colère qui ravageait nos cœurs.
— Cette querelle n’a été qu’une période transitoire de notre existence, Aymeric. Une seule vie terrestre ne suffit pas à résoudre tous les problèmes. Cet été, lorsque tu rejoindras ta mère à Évora, emmène-là au dolmen de Anta Brandudo Zambujero. Viviane et moi, unis pour l’éternité, chasserons les remords qui rongent Marianne depuis trente ans. Cette ombre levée, tu recouvreras tes émotions.
[1] Terre, ouvre-toi ! Laisse sortir nos ancêtres non réincarnés !
[2] Dieu Issamos, s’il te plaît, referme la faille tellurique.
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