Il nous est arrivé une aventure extraordinaire, à Thomas, Fatine et moi. Je laisse Thomas la raconter de son côté, car c’est lui qui en a le plus souffert. Je veux juste écrire comment ça s’est passé, surtout pour moi, pour m’en souvenir. Je ne dirai pas à Thomas que je l’écris, pour ne pas le vexer.

Je m’appelle Éloïse, j’ai treize ans, et j’habite à Paris, dans le quartier des Grandes carrières, derrière la Butte Montmartre. Mes parents s’appellent Isabelle et Sébastien et ils sont enseignants-chercheurs. Maman travaille en biologie, sur la génétique, papa en mathématiques, ne m’en demandez pas plus. J’ai un petit frère, Alexandre, qui est un peu spécial. Sans doute parce qu’il est allé voir, et qu’il voit encore, plein de spécialistes. Il a dû attraper une spécialité ! J’ai entendu plein de mots que je ne comprends pas et sur lesquels internet dit des choses pas très claires. Pour moi, il est simplement très doué, trop intelligent. Il comprend tout, récite sans avoir appris, lit sans arrêt. Tout ça en un clin d'œil. C’est pour ça qu’il n’utilise jamais les écrans, ils ne vont pas assez vite. Les jeux vidéos, pour son âge ou pour les plus vieux, il les a défoncés en moins de deux. On le traite d’autiste, alors qu’il communique très bien, mais en un instant. Le plus souvent, ce que je vois, c’est que les autres ne lui apprennent rien, donc il s’en désintéresse. Il préfère être avec lui-même.

Je crois que je comprends un brin comment il fonctionne, car je dois être un peu pareil. Je comprends vite les choses et elles se classent tout de suite bien comme il faut dans ma tête, ce qui fait que je les retrouve facilement.

Entre Alexandre et moi, c’est particulier. Le plus souvent, il est dans sa tête, à réfléchir. Parfois, on voit ses yeux qui clignotent, c’est amusant. Il dort aussi beaucoup : ça doit être fatigant de penser sans arrêt. Quand je m’approche de lui, que je lui fais signe, il sort de son état et me fait un sourire. Quelques fois, s'il est trop loin dans son monde, je dois lui poser un baiser sur la joue. J’ai toujours fait ça, depuis qu’il est bébé. Et il n’y a que moi qui arrive à le faire sortir de sa tête. Même maman n’y arrive pas aussi facilement.

En dehors des spécialistes, tout se passe bien, c’est une chouette famille et mes parents nous font beaucoup confiance. J’ai beaucoup de liberté, avec autant de recommandations. Je suis plutôt raisonnable et j’ai compris que les interdictions et les conseils, c’est pour nous protéger. De toute façon, je ne suis jamais seule.

Nous habitons au troisième étage, et au deuxième, il y a Mélodie et Thomas. Nous sommes arrivés en même temps qu’eux dans l’immeuble, qui venait juste d’être terminé. Nos parents se sont connus à cause de nous, car nous allions dans la même maternelle. Ils se sont mis d’accord pour qu’une babysitteuse vienne nous chercher et nous garde chez eux ou chez nous. À partir du CE2, il a été décrété que nous étions grands et que nous pouvions rentrer tout seuls. Avec l’interdiction de rentrer seul : on devait rester ensemble, même à la maison. Comme, avec Thomas, nous avons toujours été dans la même classe, ça a été facile, surtout que l’école était tout près d’où on habite.

Il faut que je vous dise qui est Thomas. On se connait depuis tout petit, c’est vrai, mais il n’y a pas longtemps que j’ai compris pourquoi j’avais tant besoin de lui. Et il me regarde comme il ne regarde personne d’autre. Quand il me voit, tous les matins, ou dans la journée, ses yeux brillent d’une façon spéciale. Ils deviennent chauds et accueillants. Cela me donne une force incroyable. Même Joachim, son grand ami, même son père, qu’il adore, n’ont pas droit au même regard. Seulement moi ! J’ai vraiment bien observé. Je suis sûre qu’il ne s’en rend pas compte. Si je me souviens bien, quand il était petit, il avait toujours les yeux qui riaient. J’aime bien aller fouiller dans ma tête mes vieux souvenirs. Puis à l’époque où sa mère a commencé à aller mal, et surtout depuis qu’elle n’est plus là, les yeux de Thomas se sont comme éteints. Alors, quand ils brillent, même si c’est pour moi, je suis contente pour lui.

Une fois, il y a deux ans, il m’a fait la gueule pendant trente-cinq jours (je les ai comptés un par un !), je n’ai jamais compris pourquoi. Il n’avait plus ces yeux pour moi. J’étais mal, j’allais mal. Même maman s’en était aperçue. Mais je ne pouvais pas lui dire. J’en ai parlé à Sarah, ma meilleure amie, qui voyait bien que j’étais malheureuse. Elle ne comprenait pas et elle est tombée malheureuse pour moi, elle aussi. Et puis un matin, il y a eu à nouveau l’étincelle, j’en ai pleuré de bonheur. J’avais eu si peur.

Thomas, c’est un garçon, de toute façon : il ne dit jamais rien. En plus, je le trouve mignon, tellement beau avec ses yeux bleus et ses cheveux noirs dans tous les sens. Chaque fois que les filles parlent des garçons, c’est toujours Thomas ou Joachim qui arrivent en tête. Joachim, c’est le grand ami de Thomas. Ils s’entendent bien et sont souvent ensemble. Il est aussi beau gosse, Joachim, mais je ne sais pas si les filles l’intéressent tellement. Et quand on les voit ensemble, ils sont toujours collés l’un à l’autre, nous, les filles, on craque. Mais comme je l’ai dit, ce sont des garçons, ils ne s’aperçoivent de rien !

En sixième, j’ai failli me battre, avec une grognasse qui tournait trop autour de Thomas. Elle faisait la belle, faisait des chichis, comme une poule. Je lui ai dit d’arrêter. Sarah, je le sais, lui a expliqué la situation. Elle a continué. J’ai voulu me battre avec elle. Mais comme Thomas ne l’avait pas remarquée et qu’il ne faisait pas attention à elle, elle a fini par abandonner. Thomas, quand je lui en ai parlé, n’a rien compris à ce qui s’était passé, il ne l’avait même pas vue. Je l’adore !

Thomas, il me calme, je ne sais pas dire autrement. Quand il est avec moi, mon cerveau ralentit, il n’a plus besoin de tourner à toute vitesse. C’est agréable. En classe, quand je m’énerve, je le regarde, et ça va tout de suite mieux.

Ça a été très dur pour Thomas et Mélodie, avec leur mère, Sabine. Au début, je me souviens, elle était comme une seconde maman pour nous, très accueillante, câlinante. Elle me faisait un peu peur, car elle en faisait toujours trop, elle était souvent envahissante. Puis elle est tombée malade, elle pleurait tout le temps, elle était toujours triste. Elle a arrêté de travailler. On voyait bien que Mélodie et Thomas en souffraient. Je leur ai dit de monter quand il voulait. Finalement, Mélodie a pris les choses en main. Ils venaient chez nous directement, jusqu’à ce que leur père arrive. Même lui, il avait du mal. Je me souviens un soir, je l’ai entendu parler avec mes parents. Il était perdu. Thomas, il a toujours eu l’air d’être loin de tout ça. Mais je ne le crois pas. Une fois, j’ai essayé de lui parler de sa mère. Il m’a regardée avec un drôle de regard, j’ai abandonné, tellement il avait l’air ravagé.

D’après ce que j’ai compris, et je cherche à comprendre, là encore il a fallu voir beaucoup de spécialistes ! Avec chacun un avis affirmé et différent de celui des autres, et Sabine qu’on voyait partir de plus en plus loin.

Ça devenait trop dur pour Pierre, leur père, surtout quand elle s’est mise à boire. Avec les médicaments qu’elle prenait, elle avait des crises de folies. Elle a été mise dans une maison, puis une autre. Pierre venait souvent parler à mes parents, et j’écoutais, je me faisais du souci pour Mélodie, et surtout Thomas. C’était après une de ces visites que j’ai essayé d’en parler avec Thomas.

Tout ceci pour vous dire pourquoi je suis aussi proche de Thomas. Mais ça n’a pas beaucoup d’intérêt, sauf pour moi.

Juste avant notre entrée en sixième, une nouvelle gardienne des ilots a remplacé l’ancien, qui était un bonhomme désagréable. Fatima, c’est son nom, elle connait tout le monde et nous appelle par nos prénoms, avec systématiquement un mot gentil, un compliment ou un surnom. Pour moi, c’est la « petite fée » et Thomas, c’est le « petit prince noir ».

L’ainé, Fatine, était dans la même classe que Thomas et moi en sixième. Il a tout de suite compris qu’avec Tom, nous étions ensemble. Il s’est mis avec nous et, je ne sais pas comment il fait, mais quand il est là, c’est tellement facile. Quand nous sommes que tous les deux, Tom et moi, on ne sait pas se parler, comme si on n’osait pas. Quand Fatine est là, ça roule tout seul. Il est toujours joyeux et toujours en train de parler. Ça lui a valu des ennuis en classe. Tantôt, nous sommes deux plus un, tantôt nous sommes trois. Avant, c’était Mélodie qui était notre huile.

Nous sommes trois inséparables, mais nous sommes aussi dans plusieurs bandes. On se connait tous depuis la maternelle, toujours dans les mêmes classes.