8 - Thomas
Souvent, quand il fait beau, nous allons trainer dans le quartier. On le connait comme notre poche. Ce qu’on aime surtout, c’est aller dans les endroits bourrés de touristes. Ils sont amusants à regarder. Ils sont tous pareils, même s’ils sont différents, ils font tous toujours les mêmes photos, toujours des mêmes endroits. Les entendre parler nous amuse beaucoup. Avec nos bouilles de petits Parisiens, on est pris fréquemment en photo. Certains le font avec un sourire pour demander la permission, d’autres nous prennent sans nous demander, comme si nous étions des monuments ou des réverbères. C’est très désagréable.
Une fois, alors que nous sommes place du Tertre, Éloïse a une de ses idées. Elle en a souvent des complètement farfelues et je n’aime pas quand ça démarre, car nous sommes toujours obligés de la suivre. Elle nous montre des dessins d’enfants, du siècle dernier, accrochés sur un chevalet pour la vente.
— Regardez ! Il ressemble à Tom. Et si on se déguisait comme ça pour se faire photographier ? En faisant payer les touristes ?
— C’est qui, ces gamins ?
Éloïse s’approche du vendeur, qui a l’air aussi français que les touristes. Inutile de lui demander.
Elle décroche un des dessins sous l’œil inquiet du mec, le regarde et nous lance
— Poulbot, c’est signé Poulbot. On va aller voir sur internet.
On rentre et on découvre plein de dessins, de peintures. Je vois, avec un peu de crainte, qu’Éloïse est vraiment en train de mijoter quelque chose. Elle a les yeux qui brillent et ils sont tournés vers son intérieur.
— Ça y est, je sais. On va déguiser Alexandre et Tom, parce que ce sont les plus mignons. Avec Fatine, on fera payer les gens. Pour le déguisement, fastoche. Une chemise de papa, trop grande, un de ses shorts noirs. Je crois que maman a une casquette un peu comme ça. Tom, on essaie ?
— Ben, euh, j’sais pas…
— Ne bouge pas, je vais chercher les affaires.
Comme si mon avis a de l’importance ! Et me voilà rapidement déguisé.
— On va aller faire un essai. Enfile ton blouson, prends la casquette à la main. Allez, on y va. Tu viens, Fatine, on mangera après.
On file, on arrive à un endroit bourré de touristes. Éloïse regarde autour d’elle, puis elle me dit.
— Donne ton blouson, mets la casquette et appuie-toi au mur. Fatine, tu guettes et tu demandes de l’argent à tous ceux qui essaient de le photographier.
— Comment je fais ?
— En anglais, comme avec la mère Simpson ! (C’est notre professeur d’anglais : elle n’a pas les cheveux bleus, mais une espèce de gros chignon.)
— Qu’est-ce que je dis ?
— Money for photo, please.
Je m’appuie le dos au mur, une jambe repliée. Je baisse la tête, car je suis un peu vénère, elle se moque de moi. Rien ne se passe. Je veux dire, je ne vois rien, uniquement mes pieds. Puis j’entends la voix d’Éloïse :
— Look, ladies and gentlemen, véritable poulbot ! Take photo, pas cher. Click, true poulbot. Money for poor children, please.
Je lève un œil et j'aperçois un attroupement qui commence à se faire. J’entends les premiers clics clics et les voix de Fatine et Éloïse.
— Money for photo, money for real poulbot, please, money money…
Puis un moment de silence. Je reçois un baiser sur la joue sans que j’aie vu Éloïse s’approcher. Elle me murmure :
— T’es mignon quand tu fais la tronche, ça se voit trop ! Mais j’aime mieux quand tu souris.
— Tu ne m’as rien demandé ! Tu m’obliges toujours à faire ce que tu veux !
Je suis vraiment énervé contre elle. Je continue, sans y croire :
— Pour la peine, c’est un baiser sur l’autre joue.
Elle ne se fait même pas prier. Avec deux baisers d’Éloïse, je suis le plus heureux des garçons. Cela faisait très longtemps qu’elle ne m’avait pas fait un gentil bisou. Ah, que je suis content. Je la regarde, mais elle reprend déjà :
— The most beautiful smile of a boy of Paris. The most cute poulbot of the world. Photo photo, money please.
J’aime bien ce qu’elle dit de moi ! Je vois une dizaine de touristes en train de me mitrailler, tandis que Fatine et Éloïse insistent pour avoir des pièces.
Puis, sur un petit signe d'Éloïse, nous enfuyons en courant. On rejoint notre banc préféré dans le square et ils vident leurs poches. On compte, presque quinze euros !
— Ben dis donc, quelle bonne idée ! On n’est pas resté un quart d’heure !
— Tu as vu, il y a des pièces rouges, ils exagèrent.
— Oui, mais aussi deux pièces de deux euros !
— Maintenant, je sais faire la différence entre les Chinois et les Japonais, ou Coréens. Les premiers, ils te donnent que dalle et ils te bousculent, précise Fatine. Alors que les autres, ils sourient et donnent facilement des pièces.
— Et comment sais-tu que ce sont des Chinois ou des Japonais ?
— Les Chinois, ils ne sont pas beaux et ils sont mal habillés. Les Japonaises sont fines et elles ont toutes un masque sur le nez.
— C’est pas un peu raciste comme description ? Tu es un Arabe raciste, toi ? nous le charrions.
— D’abord, je suis Berbère, pas Arabe. Et pourquoi les Arabes n’ont pas le droit d’être racistes ? Il n’y a pas que les Gaulois qui peuvent être cons.
— Les Arabes, oui, pas les Berbères ! Bon ! On arrête de te chercher.
— C’est dingue ! On va se faire une cagnotte. On va améliorer les choses, j’ai une idée…
— Oh non, Éloïse, doucement avec tes idées.
— Mais vous allez voir. Rendez-vous samedi aprèm. En attendant, une petite glace, ça vous dit ?
Pouvoir se payer une glace sans avoir à piocher dans notre argent de poche, quel plaisir !
Le samedi, elle invente une excuse bidon pour ses parents et mon père.
— On va où ?
— Aux puces de Montreuil !
— C’est pas trop risqué ?
— J’ai deux gardes du corps !
Nous la prenons en étau avec Fatine, tandis que nous descendons vers la porte de Montreuil, en essayant de deviner ce qu’elle est venue chercher. Bien vite, on comprend : une petite veste, une casquette, un pantalon trop court, une écharpe, le tout en deux exemplaires. Elle m’amuse, car elle marchande dur. Avec son sourire, moi, j’accepterai de tout lui donner pour rien ! Elle ajoute quelques euros de son argent de poche, en nous disant bien qu’elle le récupèrera.
Nous remontons, je me change discrètement, car les parents sont là et on file essayer l’effet du nouveau déguisement. Nous faisons un tabac : trente-six euros et quelques, en même pas une demi-heure.
Une fois sur le banc, je lance doucement :
— Et si on essayait maintenant le contraire, la plus jolie fille de Montmartre en poulbot ?
— Mais je ne veux pas me faire photographier !
— Et moi, alors ? Chacun son tour !
— Moi aussi, alors, lance Fatine.
Nous recommençons, en échangeant les rôles. Que ce soit l’un ou l’autre, ça marche pareil ! Le plus important, en fait, ce sont les deux comparses et la tchatche pour obtenir que les touristes paient. Là, il n’y a pas photo : Fatine, il sait demander et faire rentrer les pièces !
Si bien qu’au bout de quelques séances, on se retrouve avec un petit trésor, géré bien sûr par Éloïse.
Nous allons arrêter, car cela nous a beaucoup amusés, mais, en fait, nous n’avons pas besoin de cet argent. Éloïse le range dans sa chambre.
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