Chapitre 12
Fanny contemplait le jardin mourant par la fenêtre de sa chambre. Le vent hurlait et les feuilles s'écrasaient contre la vitre. Les nuages gris n'avaient rien de consolant. Ce matin, la jeune fille retournait à Marie Curie.
Quand elle descendit l'escalier, Fanny eut la surprise de retrouver le silence de sa chambre dans la cuisine. À table, sa mère coupait le pain avec énergie, son père regardait l'actualité sur son portable, et sa sœur observait son bol sans le toucher. Prenant place dans cette atmosphère inquiétante, Fanny déglutit.
- Ah ! Te voilà, toi ! tonna sa mère lorsque Fanny attrapa la boîte de céréales.
Sous la pression, l'adolescente fit tomber le paquet qui se déversa autour des couverts. Madame Rita-Lans, énervée, lâcha le couteau et foudroya Fanny.
- Et bien, ce sera une charmante journée ! Tu veux reprendre un stylo en main alors que tu n'es pas capable de te servir en nourriture !
Fanny resta muette et Madame Rita-Lans continua de trancher la miche de pain, inutilement.
Vous considérez probablement Madame Rita-Lans comme une femme froide et sans pitié depuis longtemps. Mais comme pour tout individu au caractère bien trempé, il est important que l'observateur replace les choses dans leur contexte...
Céline Harris avait grandi dans un quartier difficile où sa mère, aide-ménagère, était régulièrement battue par son mari. Céline en parlait comme d'"un homme austère qui sentait toujours l'alcool, et avait déjà levé la main sur son plus jeune frère, alors âgé de six ans."
Quand Céline atteignit ses treize ans, Monsieur Harris quitta définitivement le foyer. Sa mère, de nature fragile, sombra alors dans une profonde dépression, laissant à sa fille le soin de s'occuper de ses trois jeunes frères. Croulant sous les dettes, la famille s'installa dans un appartement plus petit, et l'aînée des enfants Harris enchaina les petits boulots pour subvenir aux besoins des siens.
Cette épisode de sa vie eut des conséquences notables sur l'adolescente. Obsédée par la volonté de réussir, Céline obtenait les meilleurs résultats à l'école, sans cesser de travailler à côté, et gagna son diplôme de journaliste haut la main. Plus ambitieuse que jamais, elle acquit le surnom de "battante" auprès de ses collègues, et devint, à l'âge de vingt cinq ans, la plus jeune cheffe de projet que le Métropole eut jamais eu. La jeune femme loua une petite maison dans un quartier résidentiel, prit le nom de famille de sa mère, et s'assura que ses frères reçussent une bonne éducation scolaire. Madame Rita, qui avait repris du service, s'occupait de la maison quand Céline partait travailler, et accomplissait divers services rémunérés pour ses voisins.
Suite à son élévation sociale, la jeune femme commença à côtoyer des hommes de bonne famille. Elle rencontra Thomas Lans, un homme installé, de cinq ans son aîné, qu'elle épousât deux ans plus tard. Le couple s'installa dans une maison de ville, et Madame Rita-Lans - qui garda son nom de jeune fille comme attribut d'indépendance -, y vit l'accomplissement de tous ses projets. Ainsi, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Vint alors un évènement que Madame Rita-Lans n'avait pas prévu : l'arrivée d'un enfant.
Monsieur Lans s'en réjouissait, mais la grossesse représentait, pour son épouse, le déclin de cette vie parfaite qu'elle avait su construire, et la répétition de ce passé qu'elle avait toujours fui. À la différence que cette fois, l'obstacle ne pourrait être surmonté.
La petite fille qu'elle mit au monde n'avait pas de cheveux sur la tête, ce qui - on ne sait pourquoi -, fut la première source d'exaspération pour la nouvelle mère. Madame Rita-Lans reçut la misérable créature dans ses bras avec horreur. On dit que les bébés sont toujours laids à la naissance, mais celui-ci l'était particulièrement.
"Enlève-moi cette chose !" avait hurlé Madame Rita-Lans à son époux, qui s'était empressé de répondre à l'ordre.
Malgré sa hantise de la petite Fanny, Madame Rita-Lans exigea qu'elle portât les noms de ses deux parents, considérant cela comme une évidence que son pays ne comprenait pas. Monsieur Lans n'eut pas grand chose à dire devant la réclamation de son épouse, et Fanny Rita-Lans quitta la maternité avec la douce ignorance de ce que la vie lui réservait.
Lorsque Pia vint au monde, la seule consolation de Madame Rita-Lans fut qu'elle était moins repoussante que sa sœur. Fanny, alors âgée de deux ans, ressemblait à un pauvre oiseau affamé. Pourtant, elle souriait devant le bébé que sa mère lui tendait - sans mécontentement -, alors que Monsieur Lans s'assurait que son aînée tenait bien la tête du nourrisson.
Malgré cette vision peu maternelle des choses, n'allez pas croire que Madame Rita-Lans était dénuée de sentiments. Nous sommes facilement trompés par ce que nous voyons, et ignorons tragiquement certains amours indéfectibles.
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