Chapitre 20
Il était huit heures trente lorsque Gatien, essoufflé, arriva devant la salle de classe. Toquant nonchalamment contre la porte, il murmura un bonjour inaudible et retrouva sa table, au fond de la pièce. A côté de lui, Joris souriait de manière excessive. Approchant son visage du sien, il murmura un "C'était un bon coup ?" avant de se faire reprendre par la professeur, déjà exaspérée par le retard de Gatien… mais pas trop.
Gatien haussa les épaules et fit la moue. Les cheveux en bataille, il n'avait presque pas dormi et son portable n'avait pas sonné. Quand Joris lui demanda le nom de "l'heureuse élue", l'adolescent ouvrit la bouche, puis s'interrogea lui-même sur la question.
"Sarah... Non, Jade ?... Ou peut-être Louise…"
Abandonnant finalement ses recherches, il lança un "Je sais plus" avant de simuler un intérêt pour le cours soporifique. Mais Joris ne comptait pas en rester là. Décidé à en savoir davantage, il retraça la fête pour aider Gatien à se rappeler des faits. Soupirant au fur et à mesure du récit, l'adolescent et sa gueule de bois regrettaient un voisin plus silencieux.
Sophie Calice, qui habitait une maison de maître, avait invité la moitié du lycée chez elle pour une énième soirée. Histoire d'assurer sa réputation, Gatien s'y était rendu, mais, ennuyé, s'était rapidement soûlé. Il se rappelait vaguement une grande brune sur ses genoux, un large sofa défoncé, et une chevelure flamboyante le conduisant dans une chambre. Joris était rentré chez lui, laissant Gatien avec cette fille dont il ignorait le nom.
- Elle était rousse, lança-t-il devant l'appétit démesuré de son ami.
- Génial ! Ça restreint les recherches !
- Si tu le dis…
Assommé, Gatien regardait devant lui lorsqu'une étudiante aux yeux verts le considéra. Rougissante, la jeune fille se détourna, et le garçon fronça les sourcils. La queue de cheval de Pia descendait en longs fils d'or sur le dossier de sa chaise, et la lycéenne se tordait dans tous les sens comme si celle-ci lui était inconfortable.
- Pia Rita-Lans... rêvait un Joris dont l'inconnue de Gatien était déjà sortie de la tête. Je donnerais n'importe quoi pour qu'elle me remarque… Le seul point noir, c'est sa sœur. Qu'est-ce qu'elle est moche celle-là ! Tu sais, tout le monde croit qu'elle a été échangée à la naissance. Ça expliquerait pourquoi elle est l'opposée de Pia !
Devant la référence évidente à Fanny, le visage de Gatien s'empourpra et ses yeux observaient Joris avec embarras. Le silence qui suivit ses mots n'interloqua pas ce dernier. Il y était trop habitué. Quand Fanny Rita-Lans était un sujet de conversation pour tout le monde, Gatien se repliait sur lui-même dans un sentiment de honte. Sentiment que personne ne comprenait (ou presque). Avec le temps, Joris avait assimilé son ami à une sorte d'angelot, incapable de cracher sur la moindre créature humaine.
Un seul évènement surprenait encore le jeune homme. Une anecdote de la rentrée des classes. Gatien, qu'il venait de rencontrer, lui avait demandé le nom de "la jolie fille" qui leur faisait face. Pouffant à la vue de Fanny, Joris avait considéré la question du garçon avec ironie, et murmuré : "J'ai entendu dire qu'on l'appelle l'Affreuse." Le visage intéressé de Gatien s'était alors contracté, décontenancé par une réponse aussi acerbe, et il était resté bouche-bée, jusqu'à ce que Joris lui révèle le vrai nom de l'adolescente.
Si Joris Fabian avait connu les pensées secrètes de son camarade, il aurait été bien en peine de les comprendre.
Après cet épisode, Gatien avait rapidement compris comment le monde percevait Fanny, et supporté péniblement les sarcasmes à l'encontre de l'adolescente.
Il avait enchaîné les conquêtes - car s'envoyer en l'air avec la moitié du lycée semblait plus naturel qu'éprouver de l'attirance pour Fanny Rita-Lans -, voulu faire comme tout le monde en sortant avec les filles populaires et en ne manquant aucune soirée ; mais n'avait jamais été satisfait. Son attention s'était toujours rapporté à la même et unique Fanny.
"Vous la trouvez si laide que ça ?" avait-il geint une fois, exaspéré par les moqueries incessantes de ses compagnons.
Mais alors que la question s'était voulue sérieuse, tous ceux qui l'avaient entendue explosèrent de rire. Gatien, au fond du trou, n'avait pas insisté sur le sujet.
Les semaines passant, le sentiment d'affection que le garçon avait conservé pour Fanny l'inquiétait. Etait-il anormal, en fin de compte ? N'avait-il pas un problème ?
Pour se rassurer, il s'était promis de médire la pauvre adolescente, puisque cela allait de soi.
L'occasion s'était présentée devant la bibliothèque. La jeune fille s'était trouvée seule, ses doigts gelés relaçant son soulier. L'étudiant, qui l'avait discrètement observée, avait croisé son regard et tressailli. Non seulement sa conscience l'avait abandonnée, mais il avait ressenti le besoin irraisonné de lui parler, de prendre sa main et de l'embrasser. Enivré par ses idées, il s'était élancé vers le bâtiment sans prévenir ses amis, et avait suivi Fanny jusqu'au premier étage. Là, il avait hésité. Rejoignant finalement la table, ses lèvres avaient parlé à sa place. Mais faisant face à l'hostilité de l'adolescente, il s'était retrouvé seul, désappointé.
Il avait été effondré d'apprendre l'agression de Fanny, et refusé de voir qui que ce soit pendant plusieurs jours, reprochant au monde entier l'état de la lycéenne. Quand son père lui avait proposé de visiter la jeune fille, Gatien, livide mais curieux, avait accepté. Croyant trouver une victime souffrant dans son lit, il avait été ébranlé de voir la patiente rétablie et prête à quitter l'hôpital, et sans savoir quoi dire ou faire, laissé son père parler. Gatien n'avait remarqué Pia que lorsque Monsieur Illys l'avait embrassée, mais même là, n'avait vu que Fanny.
Enfin, il s'était renseigné sur les cours de l'étudiante auprès de sa sœur. L'air indifférent, le garçon s'était rejoui pourtant, en son for intérieur, d'apprendre le numéro de sa salle de classe. Un matin, il s'était rendu devant la pièce pour faire "un état des lieux", et avait été pétrifié de trouver celle pour qui il faisait tant d'efforts. Inspirant profondément, l'adolescent avait prié pour qu'elle ne s'enfuit pas une seconde fois, et engagé la conversation d'un air qui se voulait naturel, sans l'être même un peu. Il avait rougi quand un large sourire était apparu sur les lèvres de Fanny, et avait été horripilé de découvrir celles qui l'avaient torturée. En quittant la jeune fille, il s'était promis de la revoir au plus vite.
Mais puisque les contraires s'attirent, parlons de ces sentiments auxquels Gatien dut se soumettre…
N'imaginez pas l'amour comme une flamme ardente qui n'apporte que bonheur et joie. Malheureusement, certains d'entre vous n'en connaitront que souffrance et tristesse.
Pourquoi tristesse ?... A cause du regard des autres, bien sûr. (Et quel poison que cela !)
Pour l'adolescent, les choses étaient claires : Fanny lui serait toujours interdite.
Alors il avait repris ses coucheries sans lendemain, pour oublier le premier de ses soucis, le premier de ses désirs…
- Je pense que c'est Rose Pavel, lâcha soudain Gatien pour changer de sujet.
Surprit par le commentaire de son ami, Joris se rappela leurs premiers mots et se para d'un sourire espiègle.
- Excellent choix.
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