Chapitre 40
En ce premier matin de février, l'air était doux et le soleil gratifiant. La neige continuait d'envahir les rues de la ville, mais la douceur du temps annonçait déjà le printemps. Un printemps que Pia attendait avec impatience, après deux mois passés dans le vent et le froid, à manquer la plupart des fêtes auxquelles Madame Rita-Lans l'empêchait de se rendre "car la nuit tombait plus vite en hiver et, par conséquent, les soirées duraient plus longtemps... Trop longtemps." Pourtant, sa mère avait accepté que Fanny sorte avec Luc Asvaldi la nuit dernière, ce qui d'un côté agaçait la cadette, de l'autre l'enthousiasmait car ce garçon n'était pas Gatien.
Prenant son petit-déjeuner dans le silence, l'adolescente se retenait cependant de râler en entendant le couteau à bout rond de sa mère s'acharner sur le pain presque rassis. Même Monsieur Lans, qui faisait toujours preuve d'un sang-froid remarquable, finissait parfois par quitter la table pour ne pas s'emporter à cause de l'ustensile inadapté. Pourquoi diable Madame Rita-Lans avait-elle jeté les couteaux les plus tranchants de la maison ? Le père de famille et la jolie blonde l'ignoraient toujours.
Dans son slim à taille haute et son pull tendance, Pia s'apprêta à quitter la pièce lorsque sa sœur fit son apparition. Les poings serrés, la plus jeune garda sa position, attentive au moindre regard, prête à saisir ce qu'elle considérerait comme la meilleure nouvelle au monde. Car cette nouvelle, si elle se vérifiait, pourrait sauver ses propres plans.
Or Fanny ne laissa rien paraître, malgré l'attente prolongée de sa mère et sa soeur. Seul Monsieur Lans gardait les yeux rivés sur son portable, ses lunettes de lecture pendants sur le bout de son nez, inattentif à l'ambiance fébrile avoisinante. Enfin, la matriarche se racla la gorge et entama la conversation d'un air fort agréable.
- Alors ma chérie, tu as passé une bonne soirée ?
Fanny redressa la tête, surprise par le manque de naturel de sa mère. Fatiguée d'avoir été la cible de ses innombrables questions, plus embarrassantes les unes que les autres, au retour du cinéma, l'adolescente avait simulé un "coup de barre" et promis de répondre aux interrogations de la génitrice à tête reposée. Du moins, c'était ce que Madame Rita-Lans avait dit à Pia lorsque celle-ci l'avait elle-même sondée. Telles deux pies, la mère et la fille patientaient donc, le cœur battant, dans l'espoir que le butin serait de taille.
- Oui. Le film était super.
- Je sais, ça tu me l'as dit, reprit la mère de famille dont la voix douce et fausse laissait échapper des échos impatients. Mais vous avez vu quoi comme film ?
- Ça.
La cadette manqua de s'étouffer en avalant sa tartine de travers. Mais ignorante, Madame Rita-Lans ne manifesta aucune réaction particulière.
- "Ça" quoi ?
- Eh bien, Ça. C'est un film d'horreur adapté d'un roman.
La génitrice émit un petit cri aigu, comprenant de fait que la romance tant attendue n'aurait jamais pu avoir lieu.
- Un garçon t'invite au cinéma, et tout ce que tu as envie de voir, c'est un film d'horreur ?! s'écria-t-elle, sous le choc.
Fanny haussa les sourcils.
- Mais, c'était un très bon film !
- ... Et c'est tout ?
- Euh... oui.
Hochant la tête avec lassitude, la mère de famille poussa un profond soupir et reprit son tranchage de pain sans plus compter les tranches qu'elle accumulait. Pia, de son côté, ruminait des pensées sombres. Des sentiments dévastateurs l'ébranlaient et des larmes ridicules remplissaient ses yeux d'enfant. Pourtant, elle cachait au mieux la peur, la colère et la tristesse qui l'envahissaient, et cherchait à se calmer tandis que Fanny attrapait une tartine avant de se diriger vers l'entrée pour se préparer à sortir.
Une fois prêtes, les trois femmes quittèrent la maison et prirent la voiture en direction du lycée. En en ressortant, Pia sentit l'air froid emplir ses narines et exhala un mini brouillard en signe de désagrément. Bonnet sur la tête, mains gantées réfugiées dans les poches de son manteau, l'étudiante avançait en arborant un visage éternellement serein, sa longue tresse dorée dansant dans son dos. Elle remarqua Gatien Illys, avachi contre un mur, une cigarette au coin des lèvres, et sentit son cœur s'emballer. Comme à son habitude, elle feignit de ne pas l'avoir vu et le contourna avec naturel. Derrière elle, Fanny passait tout aussi spontanément devant lui, ce qui fut la seule consolation de Pia quand elle perçut le regard prolongé de Gatien sur son aînée. Elle se maudissait encore pour sa propre lâcheté quand elle retrouva Julie et Kayla, entourées des élèves les plus cools devant les portes de l'établissement.
- Salut les filles, largua l'adolescente d'une voix éreintée.
- Hey ! lancèrent les deux autres avec énergie avant de l'embrasser.
- Comment ça va, ma belle ? fit Kayla sans s'inquiéter de la seconde d'inattention durant laquelle la lycéenne s'était laissée aller à ses émotions.
La jolie blonde répondit par son sourire de commande, et demanda de quoi on parlait avant son arrivée. De là reprirent les conversations enjouées où garçons et filles flirtaient avec plaisir, et grâce auxquelles l'humeur de Pia s'améliora un peu. Enfin, on se sépara pour rejoindre sa propre classe lorsque la première sonnerie annonçant le début imminent des cours retentit. Kayla et Julie, plus joyeuses que jamais, tenaient leur copine bras-dessus, bras-dessous.
- Vous connaissez la dernière rumeur ? murmura Julie avec excitation. Le prof de math se serait tapé Vanessa Hérault !
- Nooon, lâcha Kayla, la bouche grande ouverte.
- Je te jure !
- Et qui t'a dit ça ? lança l'étudiante à la tresse, légèrement ennuyée.
- C'est la meilleure amie de la sœur d'Erin Walles qui le lui a confié... Elle tiendrait ça "d'une source sûre", ajouta Julie comme si cette "source" légitimait forcément son anecdote.
Pia se contenta de sourire encore, pendant que Kayla continuait d'exagérer chacun de ses gestes. La belle blonde entendait tous les jours des récits infondés, souvent plus ou moins improbables. Alors une histoire de plus ou de moins, cela ne l'excitait plus autant qu'avant. Quand elle apprenait à se comporter convenablement au lycée, à savoir quoi dire, quoi faire, et à quel moment.
- Oh, oh, oh, voyez qui voilà... fit soudain Julie d'un air intéressé.
Les deux autres lycéennes se retournèrent, mais en découvrant l'objet de la nouvelle attraction, eurent un mouvement de recul. Leur visage se creusa pour former une grimace affreuse. A quelques mètres de là, un grand garçon au teint pâle et au corps chétif approchait. La raideur de ses traits avait quelque chose d'effrayant, mais ses cheveux roux bouclés amusaient tous ceux qui étaient assez loin de sa portée - pour ne pas subir les conséquences de leurs sarcasmes.
- Vincent m'a dit que c'était devenu un vrai petit agneau ! ricana l'adolescente à la chevelure lisse et châtaine, d'une voix basse.
- Pardon Julie, mais ton copain dit souvent de la merde, osa la jeune fille au chignon brun, toujours inquiète lorsque Louis Nattier se trouvait dans les parages.
- Non, là je t'assure que c'est vrai. Il lui a fait une vanne l'autre jour - oui, je sais, il est dingue -, et Poil de carotte n'a pas bronché !
Kayla et Pia se turent, peu convaincues.
- Si vous ne me croyez pas, commença Julie en contournant ses amies pour se rapprocher du jeune homme.
- Julie, arrête ! s'exclamèrent les deux autres, horrifiées, alors que leur camarade ne les écoutait déjà plus.
- Comment ça va, Poil de carotte ? lança l'insolente, le ton à peine brisé. T'as du courage pour sortir ta tignasse orange sous ce soleil ! Franchement, je suis sûre que dehors, c'est encore plus dégueu que d'habitude.
Elle se retourna sans plus attendre vers ses amies et leur fit un clin d'œil joueur avant de scruter à nouveau le garçon. Crispé, le regard assassin, les lèvres retroussées, Louis ne bougeait plus. Le silence s'éternisant, Julie recula peu à peu, son pas se montrant moins ferme devant cette face inhumaine, puis attrapa les mains de ses compagnes, livide, le souffle court. La puissance du regard de Louis Nattier avait déjà sa réputation. Et Pia comprit pourquoi lorsqu'il observa tour à tour les trois lycéennes. C'était glaçant, méprisant, violent, tétanisant, et tant d'autres sensations que l'adolescente n'aurait pu toutes les décrire. Quand il plongea ses prunelles noires dans les siennes, elle sut qu'il la défiait de se moquer à nouveau de lui. Dans le cas contraire, elle n'osait imaginer ce qu'il pourrait lui faire. Enfin, il baissa les yeux au sol, le visage triste et émacié, puis s'en alla sans avoir jamais ouvert la bouche.
Annotations
Versions