Chapitre 64
Joris franchit la porte des toilettes en soufflant comme un bœuf. Il passa ses mains rougies sous l'eau froide et ferma les yeux. Incapable de retrouver son calme, il rugit en touchant le dos de sa main droite. La douleur était vive, certains os peut-être cassés. Il fallait l'avis d'un spécialiste. Il arpenta à nouveau les couloirs du bâtiment, puis s'arrêta en face d'une double porte blanche. En l'ouvrant, le garçon grimaça. Parmi les malades, blessés, et individus souffrant du syndrome de Münchhausen, une odeur de cabinet dentaire s'échappant du bureau de l'infirmier imprégnait les murs de la salle d'attente. Joris prit place sur l'un des sièges libres, et dévisagea ses compagnons avec antipathie. Il ne fut pas étonné de reconnaître ce catcheur de Poil de Carotte, qui feuilletant un magasine de voitures avec intérêt, ne semblait pas à la bonne adresse. Il haussa cependant les sourcils en discernant Mathilde "Jaifroid", quelques chaises plus loin, se tenant les bras et frissonnant comme en hiver. Les élèves lui donnaient ce surnom depuis qu'elle refusait de se découvrir malgré le beau temps. Joris s'apprêtait à se lever pour dégager le voisin de Mathilde et prendre sa place, lorsque la porte du bureau s'ouvrit, laissant apparaître le garçon qu'il avait "amoché" dans la cour, quelques minutes plus tôt. L'adolescent tenta de se faire discret, sut qu'il avait échoué lorsque sa victime tressaillit devant lui, et s'empara du premier document à portée de main, un magazine sur la violence dans les écoles. Il déglutit, leva à peine les yeux, et vit dans ceux de la grande carotte rachitique tout le mal qu'il pensait de lui.
Joris fulminait. Il n'aurait jamais laissé passer pareille injure s'il s'était agi d'un autre timbré, mais préféra s'en tenir au regard noir avec Monsieur "muscles cachés" - pour l'instant, du moins. Louis se leva, suivit le rescapé comme un garde du corps, et Joris crut le voir retenir un crachat en s'arrêtant devant lui. L'offensé se dressa fatalement sur ses pieds, poussa l'insolent dans le couloir - provoquant le tumulte dans et en dehors de la pièce, et présenta ses poings rugueux, prêt à se battre - réellement, cette fois. Louis tourna la tête à droite et à gauche.
- Qu'est-ce que tu fais ? lança-t-il à l'étudiant, perplexe.
- Je vais te rappeler qui fait la loi, ici.
Joris s'avança, mais Louis para les coups. Une fois. Deux fois. Trois fois. À la quatrième, le rouquin fronça les sourcils, envoya la paume de sa main arrêter le poing du beau brun en l'air, et le repoussa sur un mètre. La sueur suintait sur son visage, et une certaine panique l'empêchait clairement d'aller plus loin.
- Arrêtons ça. Je crois que tu en as assez fait pour aujourd'hui.
- Je ne crois pas ! grogna Joris. Et depuis quand t'as des amis ?
- J'en ai pas, répondit l'autre, sans paraître blessé. Mais tu sais ce qu'on dit, il faut "défendre la veuve et l'orphelin".
- Hein ? lança le combattant, désorienté.
- C'est une expression, désespéra le grand roux. Ça veut dire qu'il faut défendre les êtres faibles.
- C'est toi qui dis ça ! pouffa son adversaire, cynique.
Louis se tut, ne trouvant rien à redire, et se détourna malgré son envie évidente d'envoyer Joris dans un coma profond. Mais ce dernier n'avait pas fini de parler, et cet ultime affront le rendit totalement fou. Il se jeta sur son rival, l'obligea à se retourner, et le cogna si fort que Poil de carotte manqua de tomber à terre. Il secoua ensuite sa main vengeresse et son visage se crispa. Il était déchiré entre la douleur de sa première offensive, et ce nouveau choc qui avait démultiplié la souffrance dans son corps. Déchainé, il souhaitait pourtant continuer les hostilités, et leva l'autre poing.
- Ne fais pas ça, s'affola Louis. On est au lycée, ajouta-t-il comme si cela pouvait expliquer son attitude, curieusement angélique.
Joris s'esclaffa, puis reprit son air grave - celui de l'autorité suprême -, et s'apprêta à frapper à nouveau son ennemi quand Pia apparut au premier rang de la foule. Le bras du jeune homme perdit de son élan, jusqu'à ne plus bouger du tout. L'étudiant respirait difficilement, fixait l'adolescente qui ne le quittait pas non plus des yeux, tandis que Louis s'essuyait rapidement les lèvres, boursouflées et rutilantes. La jolie blonde ne disait rien, mais ses traits épeurés parlaient pour elle. Le beau brun risquait gros à se comporter de la sorte, surtout dans l'enceinte du lycée, et se mesurer à Louis Nattier, c'était se confronter à quantité d'autres problèmes auxquels, en y réfléchissant, il ne voulait pas être mêlé. Il hésita, puis lança un regard aussi étonné que déçu et furieux au rouquin, avant de disparaître dans l'attroupement. À l'écart, il attendit patiemment que Pia le rejoigne. Il avait terriblement mal aux mains, mais cachait au mieux ses émotions lorsque la lycéenne apparut enfin. Il sourit comme si rien ne s'était passé, mais perdit bien vite son entrain. L'étudiante était furieuse.
- Alors d'abord le garçon à lunettes, et maintenant, lui ? Tu tiens à te faire renvoyer ou quoi ?
Joris sentit les battements de son cœur s'accélérer.
- Parce que ça te ferait quelque chose si je partais ? trouva-t-il seulement à dire.
Pia plissa les yeux.
- Pardon ? lança-t-elle, fatiguée.
La rougeur sur les joues du jeune homme s'évanouit.
- Eh bien, je croyais...
- Quoi ? Que je tomberais à tes pieds si tu refaisais le portrait à tous ceux qui te sont désagréables ?
Pia s'inquiéta des élèves à proximité, puis baissa la voix.
- Tu m'as pris pour qui ?
Pris de court, le garçon balbutia.
- Tout à l'heure, tu m'as applaudi. Tu avais l'air d'aimer ça.
La jolie blonde inspira profondément, et plongea son regard sévère dans celui du lycéen.
- Ce n'est pas comme ça qu'on séduit les filles, Joris...
- Il n'y a qu'une seule fille qui m'intéresse.
Il voulut prendre les mains de la beauté, mais Pia écarta les siennes.
- Ce n'est pas de cette façon que tu pourras... me séduire... conclut-elle, sèchement.
L'étudiant frémit, comme si on venait de l'assommer.
- Alors comment ?... fit-il, avant de se rembrunir. Est-ce que j'ai au moins une chance ?...
Il chercha Gatien du regard, mais ne le trouva pas. Le silence de Pia fut pourtant lourd de sens. Elle ne demanda pas d'explication, et souffla d'abord en guise de réponse.
- Pas si tu te comportes comme ça, chuchota-t-elle.
- Et si je changeais...
Nouveau silence. Affreusement long. La jolie blonde était blême, et lançait de rapides coups d'œil derrière le jeune homme. Quand celui-ci se retourna, il remarqua Julie et Kayla quelques mètres plus loin, se murmurant des choses en les scrutant, sans discrétion.
- Je ne sais pas, Joris... Je ne sais pas... déclara-t-elle, comme si on lui mettait un couteau sous la gorge.
Au plus mal, le lycéen observa tristement l'objet de ses désirs qui, de son côté, semblait plus enclin à coucher avec le premier venu que passer une heure en sa seule compagnie. Voyant sa détresse, Pia finit par se montrer conciliante.
- Et si tu allais t'excuser, pour commencer ?
Le beau brun eut un mouvement de recul, étouffa une exclamation de surprise, et haussa les sourcils.
- Quoi ?
- T'excuser, reprit lentement Pia. Ces deux élèves que tu as tabassés ne méritent pas ce qui leur est arrivé.
- Tu crois ça ?! s'enflamma Joris, avant de rire sardoniquement. Pia, je ne dis pas pour le gamin de ce matin, mais Poil de carotte n'a eu que ce qu'il mérite.
- Quelle importance ?! murmura encore la jeune fille tout en détachant chaque syllabe. On se moque de savoir qui à fait quoi ! Si tu veux vraiment changer, si tu veux... - elle avala sa salive - me plaire, tu dois apprendre à te canaliser et reconnaître tes erreurs !
- Tu veux que j'aille m'excuser auprès de ce mec ?!
Pia ne cilla pas. Le garçon prit une grande bouffée d'air, se craqua le dos, le cou, les épaules, et se redressa.
- Bien... émit-il dans la plus grande des difficultés. Allons-y...
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