Chapitre 68
- Fanny Rita-Lans.
L'adolescente tenait son menton entre ses mains. Elle leva furtivement les yeux vers sa professeure, et leva le doigt.
- Présente.
L'enseignante acquiesça, l'air entendu, puis continua l'appel. Fanny vérifiait régulièrement la place vide de Sophie Calice, et s'inquiétait ; car contrairement à elle, Mathilde et Charlotte n'avaient manqué qu'une journée de cours. Elles étaient revenues au lycée ce matin même, sous les hourras et les interrogations des autres élèves, tandis que Fanny, tétanisée, ne s'était jamais autant efforcée de paraître invisible. A l'heure de la sonnerie, les étudiants avaient retrouvé leur classe, et les chuchotements grossiers n'avaient cessé de croître autour du souffre-douleur général. Elle priait, sans doute inutilement, pour que Mathilde et Charlotte ne l'ait pas mentionné dans cette affaire, mais aient seulement expliqué aux autres la raison pour laquelle Sophie n'était pas des leurs. D'un autre côté, donner cette raison impliquait inévitablement de parler de Fanny, ce qui augmentait les craintes de celle-ci.
Mathilde et Charlotte se murmuraient des choses en lui lançant des regards rancuniers, et l'adolescente - incessamment victime de sa condition - retenait ses larmes en se demandant comment elle avait pu en arriver là. Était-ce de l'ordre de la destinée ? Ou Dieu était-il l'être cruel qu'elle avait toujours cru bon ? Elle se sentait abandonnée. Rien n'avait été plus apagogique, plus dangereux que révéler au monde ce que Sophie, Mathilde et Charlotte lui avaient fait subir.
Quand le cours prit fin, la jeune fille se colla au mur, près de sa fenêtre, pour éviter que les lycéens la remarquent au moment où ils dépasseraient la porte de la salle pour prendre leurs quinze minutes de pause habituelles. Prenant soin de partir en dernières, Mathilde et Charlotte s'arrêtèrent "par hasard" devant la table de Fanny, et l'observèrent de haut en bas avec mépris, avant de rejoindre leurs amis. Souhaitant mettre fin à ses tourments, l'adolescente se leva pour rejoindre le bureau de la professeure qui s'apprêtait elle-même à sortir, et l'assomma de ses questions.
- Madame, je voulais vous demander quelque chose, commença-t-elle avant que l'enseignante ne lui lance un sourire encourageant.
- Oui bien sûr. Que veux-tu, Fanny ? répondit-elle, curieuse.
- Eh bien... - la jeune fille jeta un œil vers la porte entrouverte, et baissa la voix - C'est à propos de Sophie Calice, ou plutôt, de la garde à vue de Mathilde et Charlotte... Pourquoi sont-elles ici ? Et pourquoi Sophie n'est pas là ?
La professeure fit une grimace gênée.
- Ah oui... Hum... C'est, c'est délicat, Fanny... Tu dois comprendre que ce n'est pas le genre de sujet que nous pouvons aborder.
- Je vous en prie ! força l'étudiante. Si vous ne me dites rien, personne ne le fera. Et j'ai besoin de savoir, Madame... J'en ai vraiment besoin.
La lycéenne avait les yeux humides, et la professeure s'en aperçut, car son air embarrassé se transforma bientôt en une attitude sincèrement compatissante.
- Ecoutes, je sais combien ta situation est difficile...
- Non, Madame. Sauf votre respect, vous n'en savez rien... Ma mère se taira si je lui demande quoi que ce soit, j'en suis sûre. Les policiers ne me diront rien non plus, parce que l'affaire est en cours, et je suppose qu'il continue d'interroger un suspect capital...
- Ce n'est plus un suspect, coupa la professeure.
Elle avait baissé les yeux, mais en disant ces derniers mots, les releva, le visage aussi grave que peiné.
- Sophie s'est dit coupable de toutes les accusations qui ont été portées contre elle, reprit la femme. Elle a fait des aveux par écrit, déclarant avoir mis en scène ton agression, puis créé le compte sur lequel elle a ensuite publié la vidéo. Elle assure que Mathilde et Charlotte n'ont agi que selon ses directives, et comme les policiers n'ont rien trouvé d'accusable en consultant leur portable, ils les ont relâchées. Il semble qu'au niveau légal, une garde à vue ne dure que vingt-quatre heures s'il n'y a pas de raison qu'elle perdure... c'est-à-dire, s'il y a absence de preuves, l'accusation n'a pas lieu de s'éterniser, surtout lorsqu'une certaine personne, préalablement considérée comme plus suspecte que les autres, reconnait ses torts. Deux années de prison et trente mille euros d'amende, voilà ce que Sophie encoure maintenant.
- Alors ils ont retrouvé la vidéo ? lança Fanny, les yeux brillants d'espoir.
- Eh bien... non, pas encore. Mais tu sais, je suis sûre que ce n'est qu'une question de temps.
- Mais vous venez de dire que sans preuve matérielle, une garde à vue ne peut pas s'éterniser...
Fanny suffoqua, alors que l'enseignante détournait les yeux, de nouveau embarrassée.
- Vous... Vous êtes en train de dire que si les policiers ne retrouvent pas la vidéo, Sophie finira par être relâchée ? reprit la jeune fille, horrifiée.
- Mais ils la retrouveront ! Ne crains rien ! rassura la professeure, visiblement sûre d'elle. Ça leur prendra peut-être un peu de temps parce qu'elle a été supprimée de l'appareil il y a déjà plusieurs mois et parce que le compte a disparu, laissant la peine de cyberharcèlement en suspens, mais ceux qui doivent être punis finissent toujours par payer.
Elle leva le doigt au ciel, comme si sa parole était d'or, et sourit avec confiance.
- Je sais que cela t'inquiète, mais Sophie a fait des aveux. Ce n'est pas rien.
Elle regarda sa montre, puis haussa les sourcils et sa bouche s'ouvrit en un cul de poule.
- Bon, tant pis pour mon café.
Quelques secondes après, l'alarme retentit, et les élèves commencèrent tranquillement à rentrer.
- Une dernière chose, Fanny, murmura l'enseignante en retenant l'adolescente par le bras. Tu imagines bien que si la direction nous a fait un rapport complet de l'arrestation de Sophie et donc, de ton histoire, c'était pour que nous ne nous interrogions pas sur son absence en cours, pour un temps incertain. Mais, ajouta-t-elle en resserrant ses doigts sur le membre de la jeune fille, c'était aussi pour nous assurer que rien ne t'arrive à l'intérieur de ces murs. Je veux dire, rien qui puisse ressembler à ce que tu as déjà vécu. Alors même si je ne t'apprends rien, prends garde. Et tient ta langue. Personne ne doit savoir que je t'ai parlé de tout ça. Personne, tu entends ? insista-t-elle gravement.
Fanny acquiesça, puis partit se rasseoir, réfléchissant à tout cela. L'enseignante ferma son sac, sourire aux lèvres, tandis que le professeur de philosophie arrivait à son tour, les traits durs, le regard noir. Elle s'en alla, l'air de rien, et l'homme que la lycéenne haïssait le plus en ce monde commença le nouveau cours, sans un bonjour.
L'adolescente n'arrivait pas à comprendre cette histoire. Pourquoi Sophie, qui s'était fait un malin plaisir à envoyer Mathilde devant le directeur alors qu'elle avait "seulement" brisé le portable de Fanny, prendrait la décision de risquer deux ans de prison et une forte amende en accusant le coup à la place de ses amies ? L'hypothèse du regret n'était pas crédible. Il y avait peu de chance que Sophie ait plus marqué son emprunte sur l'agression de son souffre-douleur que les autres. La victime avait vu la haine, le mépris, et le plaisir de la voir souffrir dans leur regard, quand elles s'étaient acharnées sur elle dans les toilettes du lycée. Les trois étudiantes étaient alors habitées d'une pensée commune, cette même pensée qui les avait conduites, un après-midi de décembre, à arracher une dent à Fanny de la façon la plus barbare qui soit. Ces filles n'étaient pas humaines. Elles avaient aussi peu de compassion pour autrui qu'elles n'étaient honnêtes.
Ainsi, tout devenait encore plus étrange.
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