Chapitre 78
Madame Rita-Lans arpentait le salon avec angoisse. Elle se mordillait les lèvres et, de temps en temps, posait les yeux sur son mari en fronçant les sourcils. Celui-ci regardait nonchalamment son portable, assis sur le sofa, dans une attitude tranquille. Mais quand il levait distraitement les yeux, il fronçait les sourcils à son tour. La mère de famille avait quelque chose de Pia qui ne pouvait lui échapper, et il considérait alors son agitation avec agacement. Après un moment, il ne put supporter davantage ses allées et venues et délaissa son portable pour lui accorder toute son attention.
- Eh bien ! Que se passe-t-il ? On croirait voir ta fille à courir comme ça dans tous les sens !
Céline s'arrêta net et fixa sur son époux un regard qui le fit pâlir. En une fraction de seconde, ce n'était plus Pia qu'il percevait, mais le visage triste et inquiet de Fanny.
- Thomas, je crois que j'ai fait une erreur...
Monsieur Rita-Lans retira ses lunettes, sincèrement intrigué par cet air désemparé qui ressemblait si peu à celui, habituellement dur, de sa femme. Il déplia les jambes pour prendre une position plus grave.
- Qu'y-a-t-il, chérie ? demanda-t-il avec autant de douceur que de sérieux.
Sa compagne se laissa tomber sur le canapé.
- C'est à propos de cette plainte...
- Quelle plainte ?
- Celle que j'ai fait lancer contre les harceleuses de Fanny.
- Ah oui... fit le père de famille, mal à l'aise. Eh bien quoi ?
- J'ai... J'ai reçu un appel du commissariat...
- Oui ? encouragea Monsieur Rita-Lans qui sentait la mauvaise nouvelle arriver.
- Et il semble... qu'il y est un imprévu...
La femme se tut, le regard vide, mais le corps tremblant.
- Comment ça ? interrogea l'homme avec patience comme s'il parlait à un enfant.
- Hmm... Sophie Calice...
- Continue !
- Elle... est revenue sur ses aveux.
Un silence répondit à l'aveu.
- Elle assure n'avoir jamais publié de vidéo, reprit la maitresse de maison avec un peu plus d'aplomb. De même qu'elle n'aurait filmé l'action que sous la pression. Une autre personne - X, comme disent les policiers - l'aurait forcé à mettre en scène l'attaque, à en faire un enregistrement puis à le lui envoyer. Suite à la plainte que j'ai fait déposer, un chantage entre cet anonyme et Sophie aurait commencé, et la jeune fille, terrorisée par les menaces de son bourreau, aurait cédé à ses directives.
- Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? bredouilla Monsieur Rita-Lans.
- ... Mais le pire, c'est qu'elle assure ne pas connaître l'identité de son harceleur - ha, "harceleur" ! elle est bonne celle-là ! ironisa-t-elle en aparté - et que celui-ci la contactait sur un compte privé depuis des mois.
- Je... Je ne comprends pas...
- C'est plutôt simple ! s'emporta Céline, la gorge nouée. Nous avons porté plainte contre cette fille pour cyberharcèlement, mais le responsable de la publication du contenu ne serait pas Sophie, alors que son inculpation était, jusqu'ici, notre seule piste à la résolution de l'enquête. La personne qui a usé du support électronique pour diffuser la vidéo sur internet serait, à ce jour, inconnue des services de police, ainsi que de l'accusée. Ce serait quelqu'un qui la menacerait depuis longtemps et l'aurait condamnée à porter le chapeau à sa place en la poussant à reconnaitre une culpabilité qui n'était pas vraiment la sienne...
- Mais c'est ridicule ! Ça ne tient pas la route ! clama Monsieur Rita-Lans en rassemblant ses idées. Si elle avait été menacée, pourquoi aurait-elle attendu jusqu'ici pour en parler aux policiers ?
- Son avocate dit que c'était la peur qui la retenait de parler et que seules de longues discussions avec Sophie avaient fini par la convaincre de révéler la vérité aux agents.
- Foutaises ! s'écria l'homme, à bout de nerfs. Et ces idiots ont retrouvé la vidéo, au moins ?
La maîtresse de maison n'avait jamais vu son mari dans un tel état. La colère qui transparaissait sur ses traits contrastait avec la souffrance qu'exprimaient les siens.
- Je ne crois pas...
- Quelle bande d'incapables ! fustigea l'homme, hors de lui. Si ça continue comme ça, j'irai les trouver dans leur bureau pour faire leur travail à leur place !
- Thomas ! gronda Madame Rita-Lans.
- Quoi ?!
- Ce n'est pas leur faute.
L'homme fit une grimace stupide, puis poussa un rire glaçant.
- Tu prends leur défense alors que Fanny est chaque jour en danger ?
- Elle l'a toujours été ! Le fait est que lorsque certains éléments échappent à la police, on ne peut pas toujours parler d'erreurs judiciaires. Il faudrait que la nature humaine soit sans défaut pour que des monstres comme Sophie n'aient aucun secret pour la justice !
- C'est évident ! Et quelle justice la France nous offre ! répliqua Monsieur Rita-Lans, ironique.
- Je pense que nous ne devrions pas trop nous apitoyer quand on sait que...
- Que quoi ?
La femme se mordit la lèvre inférieure jusqu'au sang.
- Que le pire ne les concerne pas...
- Qu'est-ce que c'est que cette énigme encore ?!
Madame Rita-Lans se remit à arpenter le salon en triturant ses mains, à la plus grande exaspération de son époux.
- Sophie envisage de nous attaquer pour diffamation...
Les lèvres de l'homme s'entrouvrirent d'abord sans rien dire. Il avait un air abruti, malgré lui, ses dernières fonctions cérébrales l'ayant totalement abandonné. Quelques minutes furent nécessaires pour digérer l'information. Après quoi, il explosa plus que jamais.
- QU'EST-CE QUE C'EST QUE CES CONNERIES, MAINTENANT ?!
- Je... J'ai cru comprendre que c'était son avocate qui le lui avait conseillé... murmura la maîtresse de maison, blanche comme un linge.
- ET COMMENT CELA PEUT-IL ETRE POSSIBLE ?!
- C'est son droit... Enfin, soi-disant... Mais les policiers sont confiants et presque sûrs que...
- BORDEL, CÉLINE ! QU'EST-CE QUI T'AS PRIT DE TE LANCER DANS TOUT ÇA ?!
Puis le père de famille prit sa tête entre ses mains et se laissa aller aux lamentations.
- Pauvre Fanny... Dieu lui vienne en aide et la prenne en pitié !...
- Je ne voulais que son bien ! rétorqua la femme, le cœur gros.
- Oui ! Son bien !... grogna Thomas dans un rire sarcastique et lugubre. Excuse tes décisions si cela te permet d'alléger ta conscience, mais je sais, au fond, que tu culpabilises pour avoir forcé Fanny à porter plainte contre un persécuteur qui lui fera payer son insolence dès qu'il sera sorti de prison ! Tu pensais que tout serait vite réglé, et voilà que notre fille se retrouve avec une condamnation injuste et cruelle sur les bras ! J'espère que tu es fière de tes machinations mal calculées ! Le lycée va en entendre parler, et Fanny sera encore plus la risée de ces adolescents hargneux, mesquins et sans compassion !
Madame Rita-Lans rougit fortement, incapable de répondre à d'aussi dures invectives. Oui, elle avait voulu rendre justice à sa fille. Et voilà que ses résolutions s'effondraient à cause d'une plainte qui, selon les agents de police, n'irait sûrement pas jusqu'au bout au vu des accusations plus sérieuses de Fanny, mais risquait d'impacter tristement le quotidien de celle-ci. Plus tristement, en tout cas, que tout ce qu'elle avait pu connaitre jusque-là.
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"Vous, ce Dieu qui existez pour elle, protégez-la." se dit la mère de famille avant de se coucher, seule, dans sa chambre froide et austère.
Son compagnon dormait dans le salon, convaincu qu'en agissant ainsi, il punissait sa "révoltante" épouse. Pourtant, celle-ci n'avait pas besoin d'une dispute pour être assombrie. Cette situation lui était suffisamment amère pour qu'un autre croie pouvoir avoir quelque influence sur son esprit torturé. Morphée se révélant aussi furieuse que son mari, elle se leva et se dirigea silencieusement vers les chambres de ses filles. Elle ouvrit une première porte où un angelot reposait paisiblement, puis une deuxième où un petit lutin s'agitait dans son lit. Madame Rita-Lans entra dans cette seconde pièce, et posa sur Fanny un regard douloureux, car elle savait que les cauchemars assaillaient cette dernière depuis le début de l'enquête judiciaire. Céline s'approcha de son enfant, passa une main timide sur sa face perlante, mais n'interrompit pas son repos fiévreux. Elle embrassa la joue chaude qui appelait aux baisers et découvrit le corps bouillonnant sous les draps lourds et suffocants. Elle descendit alors dans la cuisine, imbiba d'eau un torchon propre, remonta, épongea affectueusement le front suintant, et s'assit sur le rebord du lit pour demeurer auprès de la créature jusqu'à ce que celle-ci se calma.
C'était dans ces moments qu'elle sentait son cœur battre plus fort ; dans ses moments que Fanny devenait l'être qu'elle aimait le plus au monde. Elle avait envie de la prendre dans ses bras, de lui dire à quel point elle l'adorait et qu'elle serait toujours là pour la protéger. Malheureusement, elle craignait que ce dernier mot résonne comme un mensonge entre ses lèvres, et se persuada qu'il était inutile de se laisser aller aux émotions. Elle se permit cependant d'embrasser une dernière fois le visage le plus charmant qui soit, en cet instant, avant de s'arrêter sur le pas de la porte dans un ultime regard pour sa fille.
- Pardonne-moi, murmura-t-elle en retenant un sanglot.
Enfin, elle s'en alla.
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