Chapitre 81
- C'est désolant ! s'exclama la professeure avec dégoût. Tu es vraiment incapable de retenir le moindre de mes conseils !
Louis était accoudé à la table et observait la jeune fille avec lassitude.
- Je suis fatigué... dit-il en lançant un coup d'œil à l'horloge. On pourrait remettre ça à la semaine prochaine ?
- Non ! Sûrement pas ! Recommence !
L'adolescente était rouge de colère, mais pas encore tout à fait défaitiste. Elle croisa les bras, s'assit à la table où le garçon se trouvait, et attendit que son élève se redresse pour rejouer la comédie qu'il exécutait depuis une heure. Il était dix-huit heures passées. Pour autant, Pia restait intraitable. L'étudiant avait fini par comprendre qu'il n'était pas dans la nature de la jeune fille d'abandonner tous ses efforts pour un apprenti empoté, et il commençait à croire que les deux heures de cours particulier exigées par les professeurs de théâtre augmenteraient à mesure qu'il serait incapable de progresser.
Était-ce la folie ou un caractère perfectionniste qui guidait l'acharnement de Pia à prolonger ses heures de cours avec lui ? Louis l'ignorait. Mais il se savait incompétent, et le regard de son enseignante ajoutait à sa conviction d'être, depuis le début, un cas désespéré. Pourtant, bien que dénuée de patience et de pédagogie, elle continuait à jouer son rôle et à lui prodiguer toutes sortes de conseils pour améliorer son jeu d'acteur. Et Louis, malgré sa maladresse, les appréciait et les enregistrait sans rien dire. Il voyait enfin le théâtre tel qu'il l'avait espéré, dans sa pratique des choses, et regrettait seulement de tenir un rôle aussi important que celui de Roméo dans la pièce qui serait jouée à la fin de l'année devant l'ensemble du lycée, alors qu'il n'en serait qu'à sa première représentation sur scène. Blondie pouvait être encourageante dans ses bons jours, mais ses exigences pointilleuses avaient souvent réfréné le bon côté de sa personnalité, et révélaient davantage sa médisance et son irascibilité.
Ces défauts, Louis les avait d'abord supportés en silence ; mais, en conséquence, il avait fait fi de ses leçons, ce qui n'avait eu pour résultat que d'augmenter la colère de l'adolescente. Puis Pia avait continué à s'endurcir, devenant intraitable et méchante au premier signe d'amélioration du jeu de tragédien de Louis. Elle y avait toujours trouvé à redire, et, de sa voix exécrable, s'amusait de ses manières rudes, gauches et stupides. L'enseignement était devenu insoutenable pour le garçon qui s'y rendait à contrecœur, le sentiment de torture l'envahissant dès qu'il entrait dans la salle de classe, et celui du soulagement le saisissant dès qu'il en ressortait.
Mais comme tout être sensible, l'étudiant avait ses limites, et, un jour, finit par exploser en révélant ses quatre vérités à la cruelle créature. Celle-ci, folle de rage et indignée d'avoir "perdu son temps pour un être aussi vil et peu reconnaissant", avait récompensé son impétuosité en l'abandonnant à sa propre étude. Néanmoins, cette situation ne s'était pas éternisée. Pia, réduite au silence par les professeurs qui avaient, sans le savoir par Louis, comprit l'arrêt de ses cours particuliers en constatant un retour à la médiocrité de ses prestations, avait été forcée de reprendre son rôle d'enseignante, et fit preuve, dès lors, d'une légère amélioration de son caractère. Elle avait cependant gardé son air tyrannique dès que Louis n'exécutait pas l'une de ses recommandations à la lettre, et soupirait quand il s'efforçait désespérément d'obtenir une expression convenant au passage dicté. Car le garçon, malgré sa balourdise et sa réserve naturelles, avait au moins fait preuve d'une élévation remarquable en apprenant son texte par cœur.
Il n'aimait pas Blondie, tolérait à peine sa présence. Elle réunissait tout ce qu'il avait toujours haï chez l'être humain. L'hypocrisie, la mesquinerie, le mépris, la suffisance et l'arrogance. Il connaissait lui-même l'impétuosité, mais ne l'utilisait pas avec cette intelligence qui le révulsait et dont elle abusait. Lui n'était pas hargneux ou méchant par nature. Elle, si. Elle était le bourreau, lui la victime de ces accès de colère. Rien ne le touchait plus que ces appels à la moquerie dont Pia était l'un des principaux commandants. Il supportait ses cours, mais n'en tirait un plaisir que dans ses propres efforts pour s'améliorer. Les conseils de la jeune fille n'étaient qu'un outil à ses yeux, et il s'enorgueillissait de ses réussites sans jamais rendre la monnaie de sa pièce à sa professeure.
Ainsi en était leur relation lorsque, dans un surcroit de colère, Pia vint au garçon et se mit à l'imiter. Or la danse animale qu'elle exécuta était si stupide, sarcastique et humiliante, que les joues de son compagnon s'enflammèrent et qu'il ne put résister à l'envie de gifler l'impudente. L'adolescente écarquilla les yeux, horrifiée, tandis que son propre visage s'empourprait. Et Louis, instantanément remis de la honte d'être représenté en parfait idiot, bégaya quelques mots d'excuses qui échappèrent totalement aux oreilles de la jeune fille, profondément choquée. Puis, le souffle court, elle prit ses affaires, son sac et s'enfuit hors de la salle.
Il s'écoula une bonne demi-heure avant que l'étudiante refasse son apparition dans la salle. Le lycéen, encore inconscient, était bêtement resté assis sur l'une des tables durant tout ce temps, et tressaillit à son arrivée, totalement pris de court. Il s'apprêtait à s'en aller à son tour lorsqu'elle l'arrêta d'une main et lui fit signe de se rasseoir. Elle était pâle, mais sut contenir ses émotions avec adresse. Elle hasarda, après quelques minutes silencieuses, un regard vers le garçon, qui lui répondit par une parole aventureuse.
- Je n'avais jamais frappé de fille avant.
Blondie resta de marbre et se contenta de fixer son élève. Enfin, elle se rassit, sortit à nouveau ses affaires, et lui demanda calmement de recommencer la scène qu'il avait, jusque-là vainement, tenté de bien interpréter.
"Elle ne lâchera donc jamais !" pensa l'adolescent avec autant d'agacement que d'incrédulité.
Pourtant, il ne fit aucun caprice, et remonta sur le plancher surélevé où se tenait, un peu en arrière, le bureau du professeur. Il se racla la gorge, se redressa - mais sans manières -, et laissa sa voix, plus mélancolique qu'à l'ordinaire, vagabonder dans la pièce. Il ne pouvait détacher son regard, triste et grave, de la face déconfite de son oratrice. Celle-ci, sans jamais intervenir, était pendue aux lèvres de son apprenti et osa seulement, en de rares occasions, revenir à sa feuille pour y inscrire quelques commentaires. Quand la représentation prit fin, un silence intimidant s'installa ; et Louis, qui ne s'était pas écouté une fois tant ses pensées s'étaient tournées vers son enseignante, sentit son malaise grandir et son cœur battre plus vite devant l'air incroyablement stupéfait de Pia. Elle ne dit rien, se leva, s'approcha - presque à reculons - de lui, et lui présenta sa feuille avec une fébrilité et un air timoré que le garçon ne lui connaissait pas. Il lut attentivement ses remarques, la remercia sincèrement et avec douceur pour tout ce qu'elle avait fait et continuait de faire pour lui, puis lui rendit son papier, bien qu'elle ait gardé la tête résolument baissée depuis qu'il s'était remit à parler. Elle acquiesça légèrement en signe d'accord et, Louis crut le discerner, de pardon ; puis elle le quitta brusquement, presque aussi vite que la première fois. A la différence que l'on pouvait maintenant lire une expression sérieuse et confuse sur son visage écarlate.
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