Chapitre 89
- Mais qu'est-ce qu'elle fout ?
- Ça ne devrait plus être très long...
- Y a intérêt, parce que je me les caille, moi.
- Calme-toi ! Je te dis qu'elle va arriver.
- Laisse tomber, il est grognon, sa copine vient de lui faire scène.
- Sa copine ou son plan cul ?
- Fermez-la.
- Bon sang, vous allez tous vous taire !
- Pourquoi tu gueules, toi ? T'as tes règles ?
- J't'emmerde !
- Ouais, elle les a !
- Allez tous vous faire foutre !
- C'est déjà fait.
- Chut, elle est là !...
Les forces de l'ordre se redressèrent et formèrent une ligne droite devant le commissariat. Le procureur et l'inspecteur se trouvaient à l'avant, les agents Valcrome et Delaunay en second plan. Lorsque Madame le juge quitta son taxi pour fouler le sol bétonné, il sembla qu'une reine venait d'apparaître. Les quatre subordonnés se jetèrent à ses pieds et lui offrirent leurs meilleures salutations, puis la conduisirent dans le bâtiment où l'accueil des autres agents fut des plus chaleureux. Le ménage avait été fait, la climatisation réparée et les ampoules changées. L'endroit inspirait un vrai sentiment de sécurité. Quand l'inspecteur de police fit entrer la juge Duschennes dans son bureau, les deux agents vinrent se placer dans le fond de la salle, en véritables automates. Le procureur, lui, se plaça à côté de l'inspecteur ; tandis que ce dernier, s'asseyant, proposait à Sa Majesté de prendre place sur le siège qui lui faisait face, de l'autre côté de la table. L'inspecteur croisa les mains devant lui, un peu agité, alors que le procureur gardait la tête haute, le visage impassible.
- Souhaitez-vous prendre quelque chose, Madame le juge ? Un thé ou un café ? commença le propriétaire du bureau.
- Non merci. Je ne resterai pas longtemps, une autre affaire m'attend, répondit Sa Grâce. Venons-en plutôt aux faits, voulez-vous ?
- Mais certainement...
- Bien. Monsieur le procureur ?
- Madame le juge, s'élança ce dernier, je vous ai, comme convenu, envoyé le rapport concernant l'attaque du parc Loup Vert...
- Cette affaire remonte à plusieurs semaines, coupa la femme, ennuyée. Dites-moi seulement s'il s'agissait d'une attaque terroriste ou si nous pouvons définitivement clore le dossier.
- Comme je vous l'ai dit dans mon rapport, Madame, les choses sont plus compliquées que cela.
- Eh bien, parlons des difficultés ! Mais par pitié, ne me refaites pas le résumé de cette histoire. Je l'ai si souvent entendue ! Et vous savez combien les médias nous mènent la vie dure...
- Certes, Madame. Ainsi vous dirai-je sans détour que cette affaire est indirectement liée à une autre. Celle d'une fille que des témoins affirment avoir vu dans le parc ce jour-là et qui, aujourd'hui, fait l'objet de ce que nous appelons "l'affaire Rita-Lans".
- Et en quoi consiste-t-elle ? s'intéressa la juge.
- Ce n'était, à l'origine, qu'une simple histoire de harcèlement. Mais les choses se sont envenimées hier. Une photo qui montre l'adolescente sortant du parc le jour de l'attaque a été mise en ligne sur les réseaux sociaux, et, je cite le message qui l'accompagne : "Fanny Rita-Lans : victime ou coupable ?". Il y a aussi un lien qui retrace les deux enquêtes dans la suite de la publication... Malheureusement, les journaux locaux se sont emparés de l'information et ont écrit leur propre avis sur le sujet. Ils y ont "vu" de nouveaux éléments à "la grande Affaire" que nous parvenions enfin à étouffer...
- Et quel est le rapport entre les deux enquêtes ?
- Il n'y en a pas, Madame. Si cela ne tenait qu'à moi, nous ne reviendrions pas sur ce dernier dossier qui, comme nous le savons aujourd'hui, s'est conclu positivement en écartant la possibilité d'une tentative d'attentat terroriste*. Seulement, cela n'est plus de mon ressort... Si nous vous avons demandé de venir, c'est pour que vous usiez de votre influence afin de faire taire les médias qui, loin de penser comme la loi, font des rapprochements là où il n'y en a pas, dans une ville comme la nôtre où l'éventualité d'une "attaque terroriste" semblait jusqu'à peu inconcevable.
- Mais quels genres de rapprochements peut-on faire entre une jeune fille harcelée et une "attaque terroriste" ?
- Certains y voient un acte désespéré, d'autres une vengeance personnelle. Quoi qu'il en soit, beaucoup s'accordent à dire que Fanny Rita-Lans a joué un rôle dans l'incident parce que sa plainte a été déposée peu avant "l'attentat"... En laissant le pistolet sous le banc pour que sa partenaire le retrouve et s'en serve ensuite.
- C'est ce qu'ils déduisent de l'analyse hautement subjective de votre anonyme, je suppose ?
- Oui Madame. Et c'est cette même analyse qui nous inquiète.
- Soyez tranquilles. L'information circule et la plupart des articles faux ou erronés sont oubliés par le plus grand nombre en quelques jours.
- Là n'est pas le sujet, Madame, s'interposa l'inspecteur. Pour tout vous dire, l'affaire "Rita-Lans" concerne, entre autre, une vidéo publiée sous X, où la victime se fait maintenir la tête sous l'eau, dans une toilette de son lycée, jusqu'à en perdre connaissance. Nous avons en notre possession l'appareil qui a filmé la scène, ainsi que la vidéo qui l'a enregistrée. Et bien que nous connaissions l'identité des malfaitrices depuis le début de l'enquête, celle de la personne qui a partagé la vidéo sur les réseaux sociaux depuis un autre appareil nous est toujours inconnue.
- Quand la plainte a-t-elle été déposée ?
- En février.
- Et depuis, vous n'avez réuni que trois noms et une vidéo ?
- La vidéo a été supprimée de la carte mémoire du téléphone et seuls nos logiciels nous ont permis de la retrouver. Nous avons, dès le début, entrepris de collecter toutes ses copies, mais nous n'avons jamais réussi à mettre la main sur l'anonyme qui, en plus d'avoir publié la vidéo, aurait menacé la propriétaire du mobile de "lui faire la peau" si elle refusait d'être garante de toutes les charges portées contre elle.
- A-t-elle répliqué ?
- Après avoir entendu la menace, elle est revenue sur ses propos.
- Pour quelle raison ?
- Son avocate le lui avait conseillé.
- N'a-t-elle pas eu peur ?
- Elle était terrifiée. Mais il faut croire que sa conscience était trop troublée pour cacher la vérité plus longtemps.
- Sa conscience, hmm... Alors elle n'a pas la moindre idée de l'identité de ce soi-disant "anonyme" ?
- "Soi-disant", Madame ?
- Monsieur l'inspecteur, je vous en prie ! Je ne suis pas née de la dernière pluie ! Si la mairie accordait plus de moyens à la police, je m'assurerais que vous déteniez un détecteur de mensonges au plus vite ! Mais qu'importe. Constituez un dossier plus solide et réglez cette affaire rapidement. Dites-moi seulement en quoi consiste le mélodrame qui nous réunis aujourd'hui.
- Le "mélodrame", Madame, est le suivant, reprit le procureur qui n'avait pas bronché ; c'est une vraie chasse à l'homme qui vient de s'ouvrir pour retrouver l'individu/e qui a piraté les caméras de vidéo-surveillance du parc Loup Vert le jour de la "tentative d'attentat terroriste", et publié le message provocateur à l'encontre de Fanny Rita-Lans. Cette photo a déjà eu des conséquences médiatiques, ajouta-t-il en déposant plusieurs journaux sur la table ; mais elle pourrait aussi avoir, à l'avenir, des répercussions judiciaires et physiques sur l'adolescente. Car nous sommes intimement convaincus que ce nouvel anonyme n'est autre que l'individu/e qui a publié la vidéo de l'affaire Rita-Lans.
- Voilà donc "l'urgence" qui m'a amenée ici, lança la juge en regardant à peine les journaux.
- La chasse à l'information dans les affaires de police est une chose sérieuse, Madame. Les civils qui s'intéressent de près à l'affaire pourraient nous conduire sur de fausses pistes et faire ce qu'ils appellent "leur propre justice".
- Monsieur le procureur, le jour où la police de cette ville sera mise en danger n'est pas né. Les psychopathes et les terroristes ne courent pas les rues, comme vous semblez le croire ! Brulez-moi ces torchons, ajouta-t-elle en jetant le paquet de journaux à l'inspecteur, et faites votre travail en faisant régner l'ordre et non en le craignant. Quant à vous, fit-elle en revenant au procureur, n'oubliez pas que vous êtes un homme de loi, gardez la tête froide ! Et si vous pensez qu'un incident médiatique se joue, prenez des notes pour votre prochain procès au lieu de me faire venir ici pour une histoire de Robin des bois du net...
- Etrange comparaison. Robin des bois vole les riches, il n'attaque pas les faibles.
Les visages se tournèrent vers l'agent Delaunay qui, jusque-là dans l'ombre, s'était avancée et se trouvait maintenant juste derrière l'inspecteur.
- Oui... Vous devez être cette agent qui a rejoint la police il y a un an, rétorqua Duschennes. Bienvenue, donc ; et que vos années de service vous soient longues et très enrichissantes.
- S'il vous plait, Madame le juge, comprenez bien que je ne cherche pas à mettre en cause votre autorité, mais je crois qu'il est nécessaire de prendre l'affaire Rita-Lans avec plus de sérieux... Des personnes dangereuses et extrêmement malintentionnées rodent dans la nature alors que la jeune fille continue d'aller et venir dans la ville sans protection.
- Et quel genre de protection voulez-vous lui offrir ?... La vôtre ?
- Madame, je ferai ce que mon supérieur hiérarchique m'ordonne.
- On a besoin des agents sur le terrain, interrompit l'inspecteur. Nous manquons de policiers et de policières. Ce genre de fantaisie nous est impossible.
- Parce que l'affaire n'est pas assez importante ?
- Delaunay, reste à ta place, grogna Valcrome, toujours dans l'ombre.
- Oui, Delaunay, retournez à votre place, articula la juge avec mépris.
Puis, se levant, celle-ci imposa le calme et la discipline dans toute la salle.
- Et maintenant, messieurs-dame, je dois m'en aller, reprit-elle en remettant sa veste. Une véritable urgence m'appelle... Un groupe de chasseurs a eu l'audace de tirer sur les animaux d'un parc naturel. Vous imaginez ?
*Le hasard fait mal les choses
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