Chapitre 100

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Le lendemain, Mathilde se réveilla de mauvaise humeur. La nuit avait été cauchemardesque. Les yeux exorbités, elle quitta son lit avec peine. Ses jambes étaient encore vacillantes. Elle appela sa mère qui la conduisit dans la salle de bain, puis s'allongea dans la baignoire en se laissant laver les cheveux. Madame Randome n'avait pas le temps d'être rancunière contre sa fille. Il ne lui restait que peu de temps pour lui faire entendre raison ; son époux ne devait surtout pas aller en prison.

Seulement, l'adolescente restait ferme sur ses positions. Sa génitrice n'aurait pas le dernier mot. Elle sécha sa longue chevelure, s'habilla, retourna dans sa chambre, se coiffa et se maquilla sans aide, car rien ne devait être laissé au hasard. Son image collerait parfaitement avec celle que l'on se faisait d'une victime de harcèlements sexuels. Elle portait des vêtements trop grands, son chignon était défait et son maquillage naturel. Sa mère poussa une exclamation horrifiée en la voyant ainsi accoutrée. Mais, sans obtenir de sa progéniture qu'elle se changeât pour avoir l'air plus convenable, elle l'assomma de sermons et la bouda jusqu'à la voiture. Alors les critiques cessèrent, et une agitation nerveuse s'imposa. Le trajet se déroula dans un silence des plus glaçants.

Lorsqu'elle franchit les portes du commissariat, Mathilde tressaillit. Au bout du couloir se tenait un homme aux cheveux bruns, à peine grisonnants, et à l'œillade sévère. Elle n'eut pas le temps de se tourner vers le secrétariat qu'il se précipitait vers elles.

- Vous devez être Madame Randome ? fit-il en tendant la main à la femme au foyer. Je suis l'agent Valcrome. C'est un réel plaisir de vous rencontrer.

Madame Randome sourit à son tour, charmée, et prit cette main offerte en soutenant le regard du policier.

- En effet, dit-elle en jouant avec une mèche de cheveux. Est-ce vous qui allez prendre la déposition de ma fille ?

Le flic scruta l'intéressée. Il dissimulait ses sentiments, mais celle-ci put déceler une pointe de mépris dans ses yeux perçants.

- Non, et je le regrette, répondit-il dans un jeu parfaitement étudié. Toutefois, mon supérieur m'a demandé de prendre ses empreintes avant que l'une des mes consœurs n'enregistre son témoignage.

- Ses empreintes ?

- Oui, Madame. C'est la procédure habituelle pour les affaires criminelles.

Et, se tournant vers l'adolescente, il ajouta :

"Nous ne nous absenterons que quelques minutes."

Il salua la mère de famille dans un nouveau sourire cordial, et fit un signe de tête à la convoquée pour la pousser à le suivre.

- Qu'est-ce-qui nous prouve que ce que vous dites est vrai ? s'enquit l'étudiante, le cœur battant à tout rompre.

Madame Randome fronça les sourcils. Se plaçant entre l'homme et son enfant, elle posa les mains sur les épaules de cette dernière et approcha son visage du sien.

- Ne fais pas d'histoire, Mathilde ! Va avec ce policier et ne te ridiculise pas ! Je suis désolée, continua-t-elle en tournant la tête vers le flic dans un petit gloussement, elle est un peu stressée. Mais je suis sûre qu'elle va se détendre.

Faisant les gros yeux à sa fille, elle enfonça ses ongles dans ses épaules et lui chuchota :

"Je sais que tu feras le bon choix."

Alors poussa-t-elle la créature désespérée vers Valcrome, et Mathilde, effrayée, n'eut-elle d'autre choix que marcher à ses côtés, telle une bête destinée à l'abattoir.

L'agent et l'adolescente dépassèrent le couloir où Sophie, Charlotte et elle avaient été interrogées dans des pièces différentes, puis traversèrent un couloir plus étroit avant de faire face à une porte en cul-de-sac. L'homme l'ouvrit, la referma derrière eux, et descendit les marches qui menaient au sous-sol. Une fois en bas, la séquestrée écarquilla les yeux. Un petit laboratoire aux murs entièrement vitrés, regorgeant d'ustensiles de criminologie et d'appareils scientifiques, y était établi. Seuls, les deux individus entrèrent dans le cabinet. Valcrome prit soin de bien verrouiller la pièce, et sa compagne comprit son stratagème. Ainsi isolés, ils pourraient discuter sans que leur conversation ne soit saisie par quelque nouveau-venu.

Le grand brun se plaça de l'autre côté de la table où étaient disposés les outils nécessaires à la prise d'empreintes, et convia la mandée à se laver les mains en désignant un lavabo derrière elle. Mathilde s'exécuta, trop nerveuse pour s'opposer à quoi que ce soit, puis s'approcha de la table d'opération. Quand elle remarqua le fusil de sa mère, elle tressaillit.

- Qu'est-ce qu'il fait là ? s'enquit-elle d'une voix frêle.

- C'est une pièce à conviction.

L'agent mit ses gants, déposa une petite quantité d'encre noire sur une surface en verre, étala l'encre en une fine couche à l'aide d'un rouleau d'encrage, et commanda à la jeune fille d'y laisser son index droit, puis gauche, quelques secondes. Haletante, celle-ci attendait le moment fatidique où Valcrome lui adresserait ses menaces. Ce fut lorsqu'elle chercha à enlever son deuxième doigt de la plaque que le policier abattit son pouce sur son ongle, et l'y maintint fermement.

- Toi et moi, on a des choses à se dire.

- Comment avez-vous su que je venais aujourd'hui ? interrompit la lycéenne en se retenant de gémir. Je voulais voir une femme, pas un homme... Pas vous !

- Disons que j'ai le sens de la répartie... Ne bouge pas !

- Je ne savais pas que vous aimiez jouer au chimiste. Vous avez échoué dans vos études de bio alors vous vous êtes rabattu sur la criminalité ?

Le flic écrasa un peu plus la phalangette de l'adolescente, de sorte que celle-ci ne put s'empêcher un couinement strident.

- Rira bien qui rira le dernier, lança-t-il avant de se retourner pour attraper quelque chose.

Mathilde enleva son doigt de la surface verrée. Son ongle saignait sur les côtés. Au moment où elle relevait la tête, son agresseur lui présentait un caméscope qui frappa immédiatement son esprit. Pétrifiée, elle fixa l'objet avec stupeur.

- Je crois que tu sais ce que c'est.

En état de choc, l'étudiante resta inerte. Le pourri alluma l'appareil et visionna la dernière vidéo enregistrée en s'esclaffant à multiples reprises. Sans avoir l'image, la malheureuse entendait tout, et pleura amèrement lorsque l'agent l'obligea à regarder le film. Quand il éteignit la caméra, elle joignit les mains en tremblant comme une feuille.

- Ne partagez pas ça ! Je vous en prie !

- Ça ne dépend que de toi, fit Valcrome, inébranlable. On sait pourquoi tu es là. Nous prend pas pour des cons... Tout ça n'est qu'un leurre, ajouta-t-il en l'examinant attentivement. Ce que tu voulais vraiment en arrivant ici, c'était mettre la main sur ça...

Il tendit le caméscope en l'air. Les yeux rougis, les narines retroussées, Mathilde contempla l'objet avec autant d'envie que d'effroi.

- Tu croyais vraiment pouvoir me prendre par surprise en m'écartant de ta soi-disant "affaire" ? reprit-il dans un rire allègre. Te faufiler dans mon bureau comme une petite souris et subtiliser l'appareil ?... Bordel mais tu t'es cru dans le dernier James Bond ou quoi ?

La victime ferma les yeux. Des larmes coulèrent le long de ses joues et ses poings se refermèrent sur eux-mêmes. La colère, la tristesse, le dégoût et la désolation l'envahirent d'un coup. Lorsque ses paupières se rouvrirent, elle fulminait. Puis, s'emparant du fusil, elle visa le policier.

- Ne te donne pas cette peine, il n'est pas chargé, fit celui qui n'avait pas tressailli. Tiens, tu peux la prendre.

Valcrome déposa le caméscope sur la table. Hébétée, l'adolescente fronça les sourcils.

- Pourquoi ?

- Parce qu'on a des copies de la vidéo. Autrement dit, la caméra ne nous sert plus à rien... Je dirais même qu'elle commence à prendre un peu de place dans mon bureau. Je ne suis pas non plus rassuré à l'idée que mon patron tombe dessus. J'aurais trouvé cette tentative de cambriolage très distrayante, mais on m'a fait comprendre que tu avais besoin d'un rappel à l'ordre avant que tu ne te déclares aux flics. Il aurait été dommage que tu te précipites et regrette tes propos par la suite. D'où notre conversation.

Livide la lycéenne suffoqua.

- Si l'une de ces copies parait, vous savez ce qui arrivera...

- Tout le monde sera au courant et tu seras la risée de la ville !... Tu sais donc ce qu'il te reste à faire ?

La jeune fille resta bouche bée. Le fusil lui échappa peu à peu des mains jusqu'à retomber sur le meuble. Valcrome consulta sa montre, puis rangea les empreintes dans un support adéquat. Quand il se retourna vers elle, ses joues étaient baignées de larmes.

- Arrête de chialer. Ton interrogatoire commence dans cinq minutes.

Alors qu'il disait cela, un autre agent faisait son entrée dans le sous-sol. L'homme lui ouvrit le laboratoire et lui chuchota quelque chose. L'intruse fixa rapidement la créature perdue, et acquiesça. Décontenancée, cette dernière suivit du regard la petite poche qui contenait ses empreintes, et qui passa des mains de Valcrome à celles de sa collègue. Terrifiée, leur manigance lui sauta alors aux yeux.

L'inspecteur avait entendu ses sollicitations et avait demandé à cette policière de s'occuper de son affaire. C'était à elle qu'aurait dû revenir la charge de relever ses empreintes, mais il semblait qu'un marché avait été conclu avec son bourreau. Celui-ci avait trouvé le moyen de la remplacer car il devait absolument voir la convoquée avant qu'elle ne fasse sa déclaration, et la menacer en lui rappelant l'existence de la vidéo traitresse.

Pressée, l'inconnue exigea l'attention d'une Mathilde ébranlée, avant de la conduire elle-même en haut des escaliers. Elle avait une poigne de fer, et l'adolescente comprit rapidement qu'elle n'était pas en mesure de discuter ses ordres. Valcrome lui offrit une dernière œillade comminatoire avant qu'elle ne se retrouve de l'autre côté de la porte, désorientée.

Soudain, elle frémit et lorgna l'ouverture, pâle. Impossible de revenir en arrière ; elle avait oublié sa caméra. Pourtant, l'appareil lui parut bientôt sans valeur, maintenant qu'elle connaissait l'existence de copies de la vidéo compromettante.

La femme lui lâcha la main, sourit en remettant à l'inspecteur le sac qu'elle venait de recevoir, et fit entrer l'interpellée dans une salle aux murs uniformes - si l'on excluait celui du fond, teinté d'une vitre noire.

- Bonjour, je suis l'agent Delaunay, fit-elle comme si elles se voyaient pour la première fois. Asseyez-vous, je vous en prie, ajouta-t-elle sur un ton qui contrastait nettement avec sa brusquerie dans le sous-sol. Voulez-vous boire quelque chose ?

En sueur, l'invitée dévisageait sa compagne sans retenue. Elle était persuadée que Valcrome saurait tout de leur entrevue. Peut-être l'observait-il derrière la vitre, son éternel sourire moqueur aux lèvres ?

Elle déglutit. Il fallait parler, mais que dire qui ne causerait pas sa perte ?

- Du café, s'il vous plait...

La détective se dirigea vers la cafetière, l'alluma, et commença la conversation. Elle semblait aussi détendue que Mathilde était terrifiée.

- Vous savez, quand j'étais petite, on n'avait pas de cafetière... Ma mère faisait chauffer l'eau dans une casserole puis remplissait les tasses de café moulu avant qu'il ne se dilue dans le liquide.

La lycéenne papillonna des yeux. L'anecdote dissimulait-elle un message qu'elle seule devait comprendre ? Était-ce l'une de ces allégations subtiles dont raffolaient Valcrome et qui lui échappaient toujours ? Le policier avait-il orchestré l'interrogatoire ? Préparé les questions et les réponses ? Imaginé ses propres réactions ?

- Mon père adorait ça, continua l'investigatrice en lui tendant une tasse bouillonnante. Il en prenait tous les midis... C'était vraiment quelqu'un de bien, ajouta-t-elle en se rasseyant. Sauf quand il buvait, ce qui était presque tout le temps le cas.

Bon. Les choses devenaient plus claires. Le limier n'avait pas de temps à perdre. Parler paternité, c'était entrer dans le vif du sujet. Or l'étudiante hésitait encore sur la façon d'aborder sa propre relation avec son géniteur.

- Quelquefois, il frappait ma mère, reprit la flic. Pas parce qu'il ne l'aimait pas, mais parce que sa nature le poussait à faire des choses incompréhensibles.

Delaunay posa une main sur le poignet de Mathilde. Ce geste, faussement compatissant, la répugna. Malgré tout, elle contint ses sentiments dans un sourire tout aussi feint.

- Il est des hommes qui doivent être punis pour avoir blessé leurs proches, conclut la fureteuse dans une œillade lourde de sens. Je sais de quoi je parle.

- Votre père est en prison ?

L'enquêtrice se redressa, mal à l'aise.

- Il y a été pendant un certain temps.

- Et aujourd'hui, est-ce qu'il vit avec votre mère ?

- Seigneur ! Non !

- Vous le voyez plus ?

- Non !

- Alors ça n'a jamais été quelqu'un de bien...

Delaunay se tut, déroutée, et, sans réfléchir, tourna la tête vers la vitre teintée.

- Ecoutez, je sais qu'une dizaine de mecs bouffent du popcorn en nous écoutant. Alors inutile de jouer les meilleures amies. Et si ça peut nous permettre d'écourter ce cinéma ridicule, sachez que mon père n'est ni un accro aux stimulants, ni un homme qui bat sa famille à cause de ses démons. C'est un violeur qui sait parfaitement ce qu'il fait quand il le fait.

- Et le bébé ?

*Cette salope leur a parlé de ça ?!... Secret confidentiel mon cul !*

- Oui... Il m'a mise enceinte.

- Je vois... Dans ce cas, je crois que le mieux à faire est d'appeler les services de la protection de l'enfance pour vous éloigner de votre père le temps de son procès.

Cette fois, ce fut Mathilde qui posa une main ferme sur le poignet de l'inquisitrice.

- Dites à vos gars de partir, grogna-t-elle. Vous et moi, on va discuter de choses qui les dépassent. Des trucs de fille, quoi...

L'agent tenta d'enlever la main ennemie de son articulation, en vain.

- Qu'est-ce qui vous prend ? Arrêtez !

- Seulement si vous leur dites de s'en aller.

- Qu'est-ce que vous voulez ?!

- Comme vous l'avez souligné, il y a des types puissants qui méritent d'aller en prison pour avoir manipulé des êtres faibles pendant trop longtemps. Et je sais que vous n'ignorez pas de quel genre d'hommes je veux parler...

Une seconde plus tard, la porte s'ouvrait et deux flics avançaient, une main sur leur matraque. Delaunay avala sa salive, dit à ses collègues qu'elle gérait la situation et qu'elle souhaitait être seule avec la jeune fille car des détails sexuels difficiles allaient lui être communiqués, et les renvoya, ainsi que les observateurs restés dans l'ombre de la pièce secrète. Enfin, elle conversa avec l'inspecteur, s'entendit avec lui, puis se débarrassa de son oreillette.

- Vous avez cinq minutes.

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