Chapitre 104

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Mathilde franchit les grilles du lycée, la peur au ventre. Asservie, elle retournait à sa petite vie d'étudiante populaire et d'otage désarmée. Sans s'intéresser au monde alentour, elle traversa la grande cour, morose, lorsqu'un écho particulièrement strident lui parvint. Secouant, la tête, elle entra dans l'établissement, confuse, puis sursauta au tumulte qu'elle rencontra. L'écho qu'elle avait entendu dans la cour résonnait avec force entre les murs de Marie Curie. Un nom et un seul revenait sur toutes les lèvres. Celui de Charlotte Dauge.

L'adolescente observa la foule fiévreuse sans rien comprendre. En montant les escaliers, elle saisit quelques phrases comme "Qui l'eût cru ?" ou "Elle cachait bien son jeu.". Devant sa salle de classe, des élèves de tous niveaux étaient amassés en une troupe monstrueuse comme si un spectacle grandiose se produisait. Elle se fraya un chemin dans cette cohue infernale, et s'arrêta devant la porte où Sophie, Tessa et d'autres amies entouraient quelque chose au sol. Mathilde les rejoignit et découvrit la grande curiosité du jour. Pâle comme la mort, Charlotte tenait sa tête entre ses mains et, les yeux vitreux, regardait sans voir. La sueur perlait sur son front et son visage exprimait autant d'effroi que de désespoir.

- Qu'est-ce qui se passe ? déclara l'arrivante dont les camarades n'avaient pas remarqué la présence.

Sophie tressaillit au son de sa voix et se tourna vers elle.

- Oh ! Mathilde... On a un problème.

La grande brune avait les narines dilatées et des cernes sous les yeux. Ses joues creusées et sa pâleur naturelle lui conféraient une expression fantomatique particulièrement inquiétante.

- Joris Fabian a partagé un message sur les réseaux sociaux, lança Tessa dont la tête semblait plus solide que les deux autres. D'après lui, Charlotte serait homosexuelle.

- Il avait dit qu'il me protégerait... Il l'avait promis... murmurait la jeune fille au sol dans un souffle apitoyant.

Ebranlée par la nouvelle, Mathilde resta pantoise une bonne minute. Tout, dans l'expression de Charlotte, donnait foi à cette rumeur. Quant à Sophie, son attitude gênée sous-entendait que cette révélation n'en était pas une pour elle. De fait, il était clair qu'un secret avait été gardé entre les deux adolescentes, aux dépens de leur meilleure amie.

- Qu'est-ce qu'elle fait là ? bredouilla enfin Mathilde. Qu'elle quitte le lycée !

- Impossible, s'interposa Sophie.

Les étudiantes se fixèrent un instant. La solennité qui perçait dans les prunelles de la grande brune avait de quoi déstabiliser sa compagne.

- Il faut qu'on parle.

Mathilde fronça les sourcils, puis fit un signe de tête en direction du couloir. Les partenaires s'éloignèrent du cortège délirant et trouvèrent un endroit plus calme où discuter.

- Eh bien ? interrogea-t-elle, un peu brusque.

- J'ai reçu quelque chose.

- Oh ! Je pensais que tu allais me parler de tes histoires de cœur avec Charlotte ! Et dire que j'ai rien vu venir...

- Ecoute, c'est pas le moment, là.

- Si, c'est tout à fait le moment, au contraire ! Tout le monde ne parle que de ça ! Et pourquoi ? Parce que Charlotte est une des filles les plus adulées du lycée ! J'arrive pas à croire que je suis la dernière personne à être au courant !

- Parce que... elle m'a embrassée.

Mathilde écarquilla les yeux.

- Mais je ne suis pas lesbienne, soyons claire ! C'est Charlotte qui nous conduira à la tombe !

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

L'étudiante aux cheveux de jais sortit un morceau de papier de son sac à main.

- J'ai trouvé ça dans mon casier ce matin, fit-elle, la voix enrouée.

Mathilde déplia la feuille et frémit.

- Non, non, non... Pas maintenant !

- On n'a pas le choix. C'est elle ou nous.

- C'est une exécution !

Sophie garda le silence.

- Je, je ne peux pas faire ça, balbutia Mathilde.

La grande brune croisa les bras, agacée.

- Moi non plus j'en n'ai pas envie ! Mais il est hors de question que je me tape le sale boulot toute seule !

- Tu ne comprends pas... J'ai passé un marché avec les flics... Je suis prisonnière.

- Quel marché ? s'enquit l'autre jeune fille, hostile.

- Le genre que tu fais pour sauver les tiens.

Sophie tressaillit en comprenant que la situation tournait en sa défaveur.

- Mais... Toi et moi, on est aussi une famille, hein ? bégaya-t-elle.

- Une famille qui se dissimule des choses ?... Je ne pense pas.

- Alors ils auront réussi à nous séparer...

Mathilde posa une main compatissante sur l'épaule de sa compagne.

- Tu sais ce que tu peux faire sans qu'on ait besoin d'en venir aux mains...

La grande brune fixa sa camarade, lugubre.

- Brise son cœur en mille morceaux.

*************************

Mathilde dévala les escaliers, courut jusqu'à son casier, et l'ouvrit. Elle retourna son sac à main de fond en comble, et en dégagea une feuille pliée en plusieurs morceaux. Les lèvres tremblantes, elle en relut le contenu, puis ferma les yeux en ressassant ses souvenirs.

*************************

Enfermée dans sa cellule, l'adolescente faisait les cent pas. A certains moments, elle grognait en tapant du pied sur le sol. A d'autres, elle pleurait, éreintée et démoralisée. Quand Delaunay la visita pour la deuxième fois, elle recula, comme si son bourreau venait la chercher pour la conduire à la potence. La flic se força à sourire, et lui dit un "bonjour" qui la déstabilisa. Était-ce donc le matin ? La folie s'était-elle emparée d'elle au point que la lumière du jour n'ait même pas frappé son esprit ?

- Quelle heure est-il ?

- Six heures... J'ai quelque chose pour vous.

La policière tendit une lettre cachetée à sa captive. Sans nom, la missive était des plus mystérieuses. Voyant que l'agent n'avait pas l'intention de partir, la lycéenne se résigna à la lire en silence.

"Mathilde,

Cela fait bien longtemps que nous ne nous sommes pas écrit, et c'est une chose à laquelle je souhaite remédier aujourd'hui. Seule dans ta prison dorée, tu dois ignorer la nouvelle qui nous a profondément affectés hier soir. Joris Fabian, un garçon que tu connais fort bien, a publié un message des plus provocants sur les réseaux sociaux. D'après lui, Charlotte Dauge serait, je cite : "une sale gouine aux fantasmes sordides et immoraux". Cette information ne m'était pas étrangère, mais tu te doutes que sa valeur n'aurait plus été la même si j'avais décidé d'en alerter la terre entière. Oui, c'était là le terrible secret de Charlotte. J'achetais son silence pour une vidéo qui prouvait son homosexualité. Mais à présent que ce film est sans intérêt, je ne sais que faire pour m'assurer sa discrétion. Afin d'éviter le pire, je crains de n'avoir recours qu'à une seule solution, et je sais que tu m'approuveras.

Les amis sont là pour ça, Mathilde. Ils s'entraident dans l'adversité. Et, même si notre camaraderie a connu ses hauts et ses bas, nous avons créé des liens trop puissants pour qu'une pauvre fille sans cervelle puisse les défaire. Je connais le marché que Delaunay t'a proposé. J'en ai rédigé le discours. Il est très habile de connaître quelqu'un au sein de la police. Une personne sur laquelle on peut compter, quoi qu'il advienne, et qui fera tout ce qu'on lui demande parce qu'elle nous respecte. Valcrome a donné cette lettre à Delaunay, et Delaunay te l'a remise. Vois-tu, j'avais tout prévu. Et encore une fois, mes désirs ont été exaucés.

Pour en revenir à Charlotte, je tiens à ce que tu saches que je regrette sincèrement ce qui doit arriver. Elle avait des principes honorables et une vision du monde que j'admirais. J'avais rêvé d'une fin plus heureuse à toute cette histoire. Malheureusement, Charlotte n'en verra pas l'aboutissement. Son choix est inexcusable et elle en payera le prix. Ne me le reproche pas, Mathilde. La mort nous emporte tous un jour ou l'autre. La retarder ne la rend que plus inévitable.

Je voulais aussi te dire que ton propre sort me désole. Ton amitié restera à jamais gravée dans ma mémoire. Seulement, tu connaissais les risques d'une telle collaboration. "Si l'une tombe, les autres tombent". Qui plus est, la confiance que j'ai toujours placée en toi s'est quelque peu affaiblie ces derniers temps. Je pourrais t'en donner les raisons, mais tu les devines aisément.

Ta perte me causera un chagrin immense, malgré tes vaines tentatives de me balancer aux flics. Je pourrais annuler notre accord d'un claquement de doigt. Toutefois, ma conscience ne s'y résout pas. Je préfère te soumettre un autre marché. Prouve-moi ta loyauté, et ta mère sera sauvée. Rends-moi service, et tu pourras quitter cette terre sereinement.

J'ai écrit un petit mot à Sophie que je glisserai dans son casier tout à l'heure. Laisse-moi t'en faire part :

"Charlotte est perdue. Deux choix s'offrent à vous : tomber ou l'exterminer."

Je te vois rougir... Sophie ne comprendra jamais le sens profond de ce message. Toutefois, ce n'est pas ton cas. Ce billet s'adresse peut-être à deux individus, mais toi seule en est la véritable destinataire. Alors pourquoi inclure notre camarade dans cette nouvelle intrigue ?... Parce que je trouve cela plus amusant. Humilier les esprits qui se croient forts me procure un plaisir qu'aucune mort ne saurait susciter.

Tu le sais, vous n'avez jamais vraiment eu de choix. Et Charlotte, que je considère déjà comme morte, n'est en rien concernée par l'affaire. Non. Ce que j'exige de toi, en vérité, est bien d'anéantir ton autre amie.

Elle a cherché à me doubler en révélant mon existence aux policiers, et je compte bien le lui faire regretter avec le cataclysme qui s'annonce. Qu'elle perde tous ses amis, en commençant par cette chère Charlotte (la passion que celle-ci lui voue la rendra encore plus vulnérable quand Sophie coupera les derniers liens qui les unissent. Et, avec un peu de chance, cela précipitera sa fin). Quant au dénouement de sa lente agonie, j'en fais mon affaire. Avec ce que je lui réserve, notre amie n'aspirera bientôt plus qu'à se supprimer.

Tu me connais, Mathilde. Mes mains n'ont jamais été salies par l'opprobre ou le sang. Que puis-je donc espérer, pour ma propre survie, si ce n'est la précipitation de vos inévitables suicides ?

Une seule personne sortira de ce chaos.

S'il te plait, pardonne-moi, comme je t'ai pardonnée."

Les doigts de l'adolescente se resserrèrent sur le papier. Delaunay l'examinait avec méfiance, mais elle ne s'en soucia pas, trop absorbée par de plus préoccupantes pensées.

- Il faut que je sorte, dit-elle en haletant.

Elle s'avança vers la porte, mais l'agent l'arrêta.

- Qu'avez-vous appris ?

- Rien qui vous concerne.

- J'ai risqué gros en vous apportant cette lettre. Donnez-moi au moins le nom de son envoyeur.

- Non.

- Mathilde !

- J'accepte l'argent et la détention de ma mère ! Maintenant, laissez-moi sortir ! s'écria l'internée, au bord de la démence.

Delaunay fixa l'étudiante avec inquiétude.

- Est-ce que vous êtes en danger ?

- On est tous en danger ! Vous ! Moi ! Tout le monde ! continua la captive en levant les bras au ciel. Il faut que je m'en aille... Ecartez-vous !

Elle se précipita sur la porte, mais la flic la retint encore.

- Donnez-moi un indice, n'importe quoi.

- Non !

- Je veux vous aider, Mathilde.

L'adolescente la fusilla du regard.

- Comme vous l'avez fait en m'enfermant dans cette cage ? Et qu'avez-vous dit à ma mère, d'ailleurs ? Elle doit être morte d'inquiétude !

- Votre mère est chez vous. J'ai prétendu que nous avions besoin de vous garder plus longtemps pour les besoins de l'enquête et que vous la retrouveriez le lendemain matin.

- Pfff ! Elle n'aurait jamais gobé un truc pareil !

Delaunay se mordilla les lèvres.

- En tout cas, elle ne nous a posé aucune question et n'a pas demandé à vous voir.

La jeune fille cessa de s'agiter. Pétrifiée, elle fixa l'agent.

- Vous mentez.

- Elle a quitté le commissariat juste après notre annonce. Je suis désolée.

L'air misérable de la lycéenne produisit son effet sur la policière.

- Vous savez pourquoi je lui ai assuré que vous la rejoindriez au petit matin ? reprit-elle avec douceur. Parce que je savais que vous feriez le choix de la protéger, même si elle ne le mérite pas... Vous n'êtes pas si mauvaise que ça.

- Vous ne savez pas ce que vous dites, riposta l'étudiante. Elle est la seule famille qu'il me reste. Je ne peux pas la perdre.

Après hésitation, Delaunay soupira, puis ouvrit la porte pour "libérer" sa détenue.

- Valcrome et vous refusez de me donner le nom de votre contact, mais je finirai par le découvrir et vous délivrerai de son influence.

- Vous ne pouvez rien faire pour moi, coupa la recluse. La seule personne dont vous devez vous soucier, c'est ma mère. J'accepte effectivement votre marché, et vous engage à respecter votre promesse en subvenant à tous ses besoins.

- Vous avez ma parole, répondit l'agent, stoïque.

Mathilde hocha gravement la tête, et, avant de s'en aller, ajouta :

"Si vous agissez contre Valcrome - même dans l'ombre -, vous finirez forcément par vous heurter à Fanny. Or j'ai cru comprendre que vous ne souhaitiez pas avoir à faire à elle."

- Je trouverai un moyen de résoudre cette énigme. Tout ce que vous demande, c'est de rien faire stupide.

L'adolescente ne répondit rien, sourit tristement, puis quitta sa prison, les yeux embués par les larmes.

*************************

Quand elle rouvrit les paupières, la jeune fille pleurait. Elle essuya ses joues humides, réduisit sa lettre en une boule de papier, et la jeta dans son casier avant de le refermer. Tant de vies allaient être brisées d'ici la fin de l'année scolaire. Et elle devrait en assumer sa part de responsabilité.

Elle souffla un grand coup, se redressa, et chercha à retrouver son calme. Sophie, Charlotte et une foule de dégénérés l'attendaient en haut des escaliers. Le mal étant accompli, il ne lui restait plus qu'une chose à faire...

Attendre.

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