Chapitre 106
- On peut en parler si tu veux...
Pia feuilletait son texte sans rien dire. Les dialogues défilaient sous ses yeux en taches informes et leur sens lui échappait totalement. Lorsqu'elle finit par abandonner le document, elle inspira profondément et leva les yeux vers Louis. Sans être triste, l'œillade du garçon décelait une compassion des plus étonnantes.
- Pourquoi ? fit-elle sans brusquerie.
L'adolescent hésita. Son propre texte attendait sur la table. Ils n'avaient pas encore joué.
- Parce que tu la connaissais bien.
La lycéenne secoua la tête.
- Non. C'est juste... bizarre... On se croisait souvent aux soirées.
Le jeune homme scruta longuement sa compagne - ce qui la fit rougir.
- C'est terrible. Aucun être humain ne devrait en arriver là, continua-t-il pour inciter sa partenaire à se dévoiler davantage. Dire qu'elle allait passer le bac...
- Je croyais que tu la détestais ?
- Oh ! Tu sais, j'ai des différends avec presque tout le monde... Pour autant, je ne souhaite la mort de personne.
- C'est honorable.
Pia reprit son document en main et s'éclaircit la voix.
- Et comment va Fanny ? poursuivit l'étudiant qui ne voulait pas changer de sujet.
- Elle va... mal, avoua l'adolescente. Pour une raison que j'ignore, elle est persuadée d'avoir un rapport avec son suicide.
- Vraiment ?
- Oui, mais Fanny est comme ça. Elle cherche toujours à s'imputer les conneries des autres alors qu'elle n'a rien à se reprocher. C'est elle la vraie victime, pas eux.
- Donc selon toi, Charlotte n'est pas une martyre ?
La jeune fille se mordilla les lèvres.
- Bien qu'on l'y ait poussé, elle seule a noué cette corde autour de son cou.
- Tu es dure, fit Louis d'une voix rauque.
Pia souffla.
- Ce que je veux dire, c'est que j'en ai marre que ma sœur se sente coupable de toutes les affaires morbides auxquelles elle est confrontée. Ce n'est tout de même pas elle qui a révélé son homosexualité à la terre entière !
- Non... C'est vrai.
Puis, après un bref flottement :
- L'enterrement a lieu samedi...
- Je sais.
- Tu t'y rendras ?
- Je ne sais pas.
- Je pourrais t'accompagner si tu as besoin d'un soutien.
- En fait, je ne pense pas y aller... Tout le monde va pleurer ; la famille, les "amis" qui l'auront critiquée ces derniers jours... Je ne veux pas avoir l'air hypocrite dans ce flot d'individus qui, dès lundi, aura totalement oublié son existence et fera comme si rien ne s'était produit. Je ne suis pas comme ça, et je ne souhaite pas le devenir. Eh puis, je vais bien. Je n'ai besoin d'aucun soutien.
- Entendu...
- Pardon, je ne voulais pas être rude.
- Ne t'inquiète pas, je comprends.
Un silence pesant s'installa. Les regards fuyants et les onomatopées sans suite renforçaient le malaise grandissant.
- Est-ce que tu veux qu'on se mette au travail ? bredouilla finalement le garçon.
La jolie blonde acquiesça, et les adolescents étudièrent leurs répliques sans un bruit. Lorsque Louis releva la tête, les mots qu'il retenait échappèrent néanmoins à son contrôle.
- Quelque chose a changé... Et je ne crois pas que ça ait un rapport avec Charlotte.
Pia tressaillit. Les battements de son cœur s'accélérèrent et la contraignirent au mutisme. Paralysée, ses yeux papillonnèrent démesurément et ses doigts restèrent fermement accrochés au polycopié. Quand son œillade se reporta sur son partenaire, elle dut faire un effort surhumain pour ne pas bégayer.
- Je ne vois pas de quoi tu parles, répondit-elle enfin.
Le jeune homme posa une main sur la sienne et se rapprocha.
- Tu es sûre ?... Tu n'as rien à me dire ?
Rouge comme une pivoine, Pia ne fit pas un geste pour se détacher du lycéen.
- Non, balbutia-t-elle.
Louis fixa l'étudiante. Ses magnifiques yeux noirs transperçaient ses prunelles vertes avec tant d'intensité que l'adolescente crut défaillir. Le regard de cette dernière tomba progressivement sur ses lèvres - qu'elle considéra avec envie.
- Est-ce que tu veux m'embrasser ? Ou tu préfères que je le fasse ? fit-il, audacieux.
- Qu... Quoi ?
- Est-ce que tu veux commencer ? Ou j'entame la préface ?
Pia se redressa. Les deux mains sur son texte et le dos bien droit, Louis la dévisageait, perplexe.
- On... On ne dit pas "préface" au théâtre... On parle d'introduction. Et tu ne t'en occuperas pas le jour de la représentation. Donc non.
- D'accord, bafouilla le garçon devant la soudaine agitation de sa compagne.
La jeune fille cachait son visage. Brûlante, elle ne doutait pas des vives rougeurs qui marquaient sa peau - ce qui aggrava son état. Pour quelle raison gesticulait-elle sur sa chaise ? Pourquoi la chaleur envahissait-elle tout son être et son cœur s'emballait-il sans raison ? Quel étrange sentiment la submergeait en ce moment ! Une sensation qu'elle n'avait jamais éprouvée par le passé, même pour Gatien... Alors, comment cela était-il arrivé ? Il s'agissait de Poil de carotte, tout de même ! Une brute maigrelette adulant la prison, dont le seul talent consistait à jouer la comédie. Le tableau ne faisait pas rêver... Toutefois, la tendresse était là. Elle avait renversé l'ancien dédain sans que Pia s'en rende compte, et s'imposait désormais à son esprit.
- Il faut que je rentre, déclara-t-elle. Je ne me sens pas très bien...
Le rouquin se leva à sa suite.
- Bien sûr... C'était une mauvaise idée de croire que nous pourrions travailler aujourd'hui. Je sais que sa disparition t'impacte plus que tu ne le laisses entendre.
Cette fois, il attrapa la main de sa partenaire - qui l'en retira sur-le-champ.
- Arrête, Louis ! Je n'ai pas besoin de ça !
- Pas besoin de quoi ? fit-il, surpris.
- Ce n'est pas une bonne chose de se voir aussi souvent ! On augmente nos heures de travail, je prends du retard sur les cours et mes résultats en pâtissent ! Je ne peux pas jouer les institutrices et les élèves en même temps !
- Je suis désolé, je ne savais pas... On peut s'en tenir aux deux heures le mercredi, dans ce cas ?
- Tu te débrouilles très bien sans moi... Les rôles commencent même à s'inverser. C'est toi qui m'enseignes des choses et moi qui prends des notes.
- N'importe quoi !
- C'est la vérité ! Je pourrais te dire que l'élève a dépassé le maître, mais quand je te vois jouer, j'ai conscience de n'avoir jamais été qu'une amatrice dans le domaine... Tu as un don, Louis... La seule chose que je corrige encore, c'est ton vocabulaire ; et je ne suis pas prof de français.
- S'il te plait, Pia, ne me laisse-pas !... J'ai besoin de toi !
- Non. Tu es prêt. Des cours supplémentaires ne serviraient à rien.
Le jeune homme se rembrunit.
- Si tu ne m'aides plus, on ne se verra plus.
La jolie blonde frémit.
- On se retrouvera au club et on se rencontrera dans les couloirs !
Louis poussa un rire cynique.
- Oh ! Oui ! Tu me jetteras un coup d'œil discret puis tu feras comme si je n'existais pas !
- Pas du tout.
- C'est ce qui se passera. C'est ce qui se passe toujours. Ne mens pas.
Pia croisa les bras, sévère.
- Ce n'est pas facile pour moi non plus ! J'ai une réputation à tenir ! Je ne peux pas trainer avec n'importe qui ! s'emporta-t-elle.
- Alors après tout ce temps, je reste "n'importe qui" ?! s'indigna son partenaire, blessé.
- Il me semble que c'est réciproque !
- Comment ça ?
- C'est bon, ne fais pas l'innocent ! Je t'ai vu avec cette fille l'autre jour, près des grilles du lycée !
Louis fronça les sourcils.
- De quoi tu parles ?
- Des cheveux rouges, un look de putain ; oups ! Je voulais dire, de gothique dévergondée !
- Mél ?
- Qu'est-ce que j'en sais ?! Appelle-la Pretty Woman, ça ne changera rien pour moi !
- T'es en train de dire que tu m'espionnais ?
Pia s'empourpra.
- Non... Je passais par là, c'est tout !
- OK, écoute, Mél est ma meilleure amie depuis qu'on a six ans. Alors ne l'insulte plus devant moi ou je pourrais vraiment m'énerver.
L'étudiante se redressa, confuse.
- Ce n'est pas ta petite amie ?
- Non.
- Et... Tu n'as pas de petite amie ?
- Non plus.
Tandis qu'un nouveau silence s'installait, le garçon soupira. Ses lèvres s'étirèrent en un sourire joueur - au plus grand soulagement de sa compagne.
- Bon... D'accord...
La jeune fille dansait sur ses pieds, affreusement embarrassée, mais secrètement heureuse.
- Hum... Je suis désolée... Je crois que cette journée de dingue m'a retourné le cerveau... Je...
Sans prévenir, Louis glissa une main derrière son oreille, et l'embrassa. Abasourdie, Pia resta pétrifiée quelques secondes. Lorsque ses paupières se fermèrent, une douce chaleur l'enveloppa, et des sentiments, purs et puissants, finirent par la consumer. Son cœur battait jusque dans ses tempes, et un feu indomptable embrasait sa poitrine. Emportée dans cet élan passionné, elle enlaça le cou de son amant et lui rendit généreusement ses baisers. Comme c'était bon ! Comme c'était doux ! Si différent des patins insipides qu'elle avait connus jusque-là ! Ses doigts caressèrent les boucles rousses et ses lèvres agacèrent celles de son bien-aimé. Le garçon la souleva. Elle entoura sa taille de ses jambes, et se retrouva assise sur la table. Oubliés les textes de Shakespeare ! Oublié le protocole scolaire ! Seuls l'insouciance et le désir avaient leur place dans cette classe.
Les vêtements volèrent dans la pièce, les baisers ne se déposèrent plus seulement sur la bouche, et la tension sexuelle atteignit bientôt son paroxysme. Lorsqu'ils se rhabillèrent, les adolescents se regardaient à peine. Mais quand Louis l'attira de nouveau à lui pour l'embrasser, Pia affichait un air béat.
- Je vais y aller, bruit-il après un moment. Prochain cours mercredi ?
La jolie blonde hocha la tête, se dressa sur la pointe des pieds, agrippa le col de son haut, et le bécota une dernière fois.
- Et enterrement samedi ? proposa-t-elle timidement.
Le jeune homme sourit et acquiesça.
- Enterrement samedi.
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