Chapitre 110
- Elle fait quoi, ta mère ?
Pia et Louis étaient couchés sur la scène de théâtre du lycée. Recouverts d'une fine couverture, ils se regardaient affectueusement. Leurs vêtements étaient étalés un peu partout sur le parquet, et leur voix résonnait dans le vide. Les traits de l'adolescent se contorsionnèrent une seconde, puis il reprit son air agréable.
- Comment ça ? demanda-t-il, tout en craignant la réponse de la jeune fille.
- Dans quoi elle travaille ? Qu'est-ce qu'elle fait dans la vie ?
Le garçon inspira profondément et hésita, nerveux.
- Oh ! Elle est... hum... dans le relationnel.
- Elle aide des gens ?
- En quelque sorte... fit-il en mirant le plafond.
- C'est une infirmière ? Elle fait de l'humanitaire ?
- Non... bruit-il, de plus en plus mal à l'aise.
- Quoi, dans ce cas ?
Louis rougit fortement.
- Elle permet à certaines personnes... de se sentir mieux.
- Kiné ? Psychologue ?
- Non, non...
Le jeune homme réfléchit à toute vitesse.
- Elle joue une place beaucoup plus importante dans la vie de ces gens... Elle les sert au quotidien... les accompagne à des événements... Ce genre de trucs...
- Une sorte d'aide-soignante à domicile ? Comme Louisa Clarke avec Will Traynor ?
- Hein ?
- Avant toi ! Le livre de Jojo Moyes !... Tu ne l'as jamais lu ?
- Non.
- Dommage... Il est très... sentimental, dit la jolie blonde en se blottissant un peu plus contre la poitrine de son amant. Alors, ce n'est pas ça ?
- Elle n'est pas aide-soignante, non.
Pia se redressa légèrement et fixa le garçon de ses adorables prunelles vertes.
- Ne me fais plus tourner en rond, Louis. Je n'ai plus d'idée !
- C'est que... Tu ne me verras plus de la même façon, une fois que je te l'aurais dit.
- Et comment est-ce que tu crois que je te vois ? s'amusa-t-elle.
L'étudiant se tut. Sa réponse, quelle qu'elle soit, occasionnerait forcément quelque sous-entendu équivoque. Il chercha une échappatoire en changeant de sujet, mais ne trouva rien à dire. Sa partenaire vint à son secours en rompant le silence.
- Est-ce qu'elle fait quelque chose d'illégal ? s'aventura-t-elle timidement.
Le jeune homme secoua la tête.
- S'il te plaît, Pia... N'en parlons pas.
- Je n'aurai pas honte de toi, Louis.
- Tu ne comprends pas, déclara celui qui se sentait piégé. Ce n'est pas une chose dont je peux parler...
- Donc c'est illégal.
Le lycéen ferma les yeux en se mordillant les lèvres.
- C'est... compliqué.
- Explique-moi, dans ce cas !
- Pourquoi tu t'obstines ? répliqua-t-il sèchement. Je te dis que je ne veux pas en parler ! Alors passons à autre chose !
- Très bien, fit Pia en se relevant, frustrée.
- Qu'est-ce que tu fais ? bredouilla l'adolescent, penaud.
- Je m'en vais, répondit-elle en récupérant ses habits, puisqu'on ne peut même pas discuter de banalités !
- Comme tu le dis, c'est sans importance !
- Dans ce cas, l'arrêt immédiat de nos cours l'est aussi. Bonne chance pour la suite, Louis.
- Attends ! s'écria-t-il, ébranlé.
Pia s'immobilisa et se retourna vers son amant. Le souffle court, celui-ci malaxait ses mains en fixant le sol, terrifié. Prenant une profonde inspiration, il lorgna sa compagne et, d'une voix grave, murmura :
"Escort... Elle est escort..."
La jolie blonde écarquilla les yeux et entrouvrit la bouche. Son air stupéfait affligea le garçon. C'était comme si elle avait reçu un coup de massue sur la tête... Elle laissa tomber ses chaussures et scruta son partenaire qui, écarlate, fuyait son œillade. Ils gardèrent ces attitudes un certain temps ; Louis mortifié, Pia pétrifiée.
- C'est vrai ? balbutia-t-elle finalement.
Le jeune homme acquiesça douloureusement, le regard toujours pendu au sol. Embarrassée, Pia se tortilla sur place. Son envie de prendre ses jambes à son cou était dérangée par sa bonne conscience qui lui intimait de rester pour rassurer son jules. Prenant son courage à deux mains, elle finit par se rapprocher de lui, et posa une main sur son épaule.
- Depuis combien de temps ? demanda-t-elle doucement.
- D'aussi loin que je me souvienne...
- Je vois... fit-elle en se rasseyant.
- Tu comprends maintenant pourquoi je voulais éviter le sujet !... Je craignais que tu ne la juges trop sévèrement, ou que tu me considères avec pitié, ou dégoût.
- Ce n'est pas le cas, lança Pia.
L'étudiant releva la tête, douteux.
- C'est vrai ?
- Oui.
Elle caressa ses boucles rousses avec tendresse.
- Elle n'a jamais cherché à gagner sa vie autrement ? se risqua-t-elle. En trouvant un boulot plus... ordinaire ?
Louis soupira.
- Elle est tombée enceinte quand elle avait dix-sept ans. Les études supérieures lui étaient impossibles parce que ses parents ne voulaient plus la garder sous leur toit, une fois qu'ils ont su qu'elle comptait me garder. Elle n'avait pas d'argent et ses amis l'avaient tous fuit. Alors elle a dû m'élever toute seule. Sans autre diplôme que le bac, il fallait bien qu'elle trouve un moyen de subvenir à nos besoins !... Après ça, les affaires marchaient tellement bien qu'elle a continué dans cette voie, et n'en est jamais sortie...
- Tu m'as dit que vous n'aviez pas toujours vécu en banlieue.
- C'est vrai... Il y a peu, nous habitions encore le centre-ville.
- Qu'est-ce qui s'est passé ?
L'adolescent observa le plafond avec mélancolie.
- Ma mère s'est retrouvée mêlée à une sale histoire... Un de ses clients a été arrêté pour fraude fiscale... Les flics ont retourné son dossier de fond en comble pour découvrir d'autres preuves de ses forfaits, et sont tombés sur un contrat privé révélant ses rapports continus avec une escort-girl... Ma mère a fini au commissariat pour "travail dissimulé", et a été forcée de régler une amende exorbitante pour être remise en liberté. En apprenant son arrestation, ses clients l'ont abandonnée, les uns après les autres... Il faut croire qu'eux aussi avaient quelque chose à se reprocher... La maison, payée "au black", a été saisie, ainsi que les affaires auxquelles ma mère tenait le plus... C'est comme ça que, du jour au lendemain, nous avons été contraints de tout quitter pour trouver un logement moins onéreux, voire carrément miteux, en attendant qu'elle se refasse une situation...
Le silence qui suivit dura une bonne minute.
- Je peux te dire que celle-là, on l'avait pas vu venir, marmonna tristement Louis.
- Je suis désolée, bruit Pia, sincère.
- ... Les choses redémarrent tranquillement, mais ma mère ne sert plus n'importe qui.
- Je n'en doute pas...
Puis, après hésitation :
"Ton père ne vous a jamais aidé ?"
Le jeune homme déglutit et fronça les sourcils.
- Il s'est tiré dès qu'il a su que ma mère était en cloque.
- Donc... Tu ne le connais pas ?
- Non, déclara-t-il, un peu trop brusque.
Trop curieuse, la jolie blonde revint à la charge.
- Et tu n'as jamais cherché à en savoir davantage sur lui ?
Louis rougit.
- Je sais juste qu'il était plus âgé qu'elle, se confia-t-il.
- Alors... C'était un élève ?... Un professeur ?
- Non... rebattit-il, de plus en plus anxieux. On peut changer de sujet, s'il te plaît ? Je n'aime pas parler de ce type.
Pia scruta son compagnon. Elle comprenait son malaise, mais son attitude l'intrigua. Après avoir consulté l'heure sur son portable, il se rhabilla en hâte, et fixa la porte du théâtre avec insistance. Évoquer le paternel était-il si pénible qu'il n'aspirait plus qu'à quitter son amante ?
- On devrait y aller, fit-il entre deux souffles... Les profs ne nous ont pas laissé les clefs de la salle pour qu'on s'envoie en l'air au lieu de bosser, ajouta-t-il dans un clin d'œil rieur.
Mais la lycéenne ne sourit pas, et croisa les bras, l'air affecté.
- Il y a un problème ?
- Quoi ?
- Je suis sûre qu'il y a un problème.
- Pas du tout ! bredouilla Louis, perplexe.
Il attacha plus lentement ses chaussures - en regardant sa partenaire -, finit par se redresser, et enferma les petites mains dans les siennes, chaudes et agréables.
- Tout va bien, promit-il avec douceur. J'ai juste quelque chose à faire.
- Alors tu ne t'en vas pas parce que je t'ai blessé ?
- Tu ne m'as pas blessé.
Il passa une main derrière la nuque de la jeune fille, et l'embrassa.
- Tu sais quoi ?... On pourrait passer le prochain cours chez moi ? lança-t-il après réflexion. Sauf que cette fois, ma mère viendrait nous chercher après le cours de théâtre.
Pia sursauta. Avait-elle bien saisi les derniers mots de son jules, ou leur ultime baiser brouillait-il encore ses pensées ?... Voulait-il vraiment lui présenter sa génitrice ?... Officialiser leur relation naissante ?!
Terrifiée, elle resta clouée sur place un moment.
- D'accord... bafouilla-t-elle enfin, désorientée.
- Super, fit le garçon dans un sourire confiant.
- Mais... elle ne travaille pas ?
- Je suis sûr qu'elle trouvera un moyen de se rendre disponible, plaisanta-t-il.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Tu comprendras vite.
Il l'embrassa encore une fois, disparut dans les coulisses, et réapparut en bas de la scène. Il la quittait dans une œillade malicieuse quand elle s'écria :
"Qu'est-ce qu'il y a de si urgent ?"
Louis cilla, stoïque, puis sourit.
- On visite un appartement plus grand !...
Annotations
Versions