Chapitre 112

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Fanny arriva chez elle d'un pas mal assuré. Elle avait passé l'après-midi dans les rues de la ville, réfléchissant à sa relation avec Gatien, et craignait désormais la réaction de Pia lorsqu'elle lui confierait ses sentiments. Quoique cette idée lui déplaisait, elle sentait qu'elle ne pourrait mentir indéfiniment à sa sœur, et lui devait la vérité. Elle passa la porte du foyer avec lenteur, puis s'arrêta net en découvrant Pia dans l'entrée. Les apparentées se sondèrent un instant. La plus jeune enfilait une veste et rougissait, comme prise en flagrant délit, tandis que l'aînée restait pantoise, les mots se confondant dans son esprit. Au bout d'un moment, Fanny se racla la gorge et décida de rompre le silence qui s'était installé entre la jolie blonde et elle.

- Où vas-tu ? demanda-t-elle d'une voix tremblante.

Le visage de Pia devint cramoisi. Elle balbutia, gênée.

- Je vais faire un tour.

- Où ça ?

- Dans le parc.

- Avec des amis ?

- Non. Seule.

Fanny frémit. Elle n'était plus retournée à Loup Vert depuis l'image compromettante qui avait altéré la crédibilité de sa plainte en faisant d'elle une potentielle terroriste. Remise de son émoi, elle haussa un sourcil en considérant la réponse de sa cadette avec perplexité. Il n'était pas dans les habitudes de Pia de se promener seule dans un endroit grouillant d'enfants et de personnes âgées, d'animaux en liberté, et de mauvaise réputation depuis l'incident qui, en vérité, n'avait rien eu d'une attaque terroriste.

- Est-ce que je peux t'accompagner ? s'enquit-elle timidement.

- Non ! clama promptement sa sœur avant de se reprendre. C'est-à-dire... que je préférerais être seule.

Fanny tira une moue quasi imperceptible. Vraiment, Pia mentait très mal !

- Pourquoi ?

- ... Et toi, pourquoi tu veux ressortir ? fit la jolie blonde pour se soustraire à l'inconfortable sujet dans lequel on l'empêtrait. Tu viens à peine de rentrer !

L'adolescente était peut-être trop troublée pour analyser calmement la situation, mais sa question n'était pas sans sens. C'était maintenant à son aînée de trouver une explication à sa propre démarche. Mais l'excuse ne se présentant pas à son esprit, Fanny n'eut d'autre choix que d'avouer à demi ses intentions envers la benjamine.

- Il faut que je te dise quelque chose...

- Très bien, nous en parlerons à mon retour, la coupa Pia qui, presque agacée, regardait la porte avec envie.

- S'il te plait, faisons un bout de chemin ensemble, insista Fanny qui n'avait pas la force d'attendre sa sœur durant un temps incertain. Ensuite, je te laisserai tranquille, et tu pourras profiter de ta solitude ; je te le promets.

Pia hésita. Elle se mordilla les lèvres, puis acquiesça en voyant l'air affligé de sa parente. Les frangines quittèrent la maison sans rien dire, puis s'enfoncèrent dans un silence de plus en plus embarrassant. La jolie blonde se triturait les mains et fixait le sol, comme regrettant déjà sa décision, tandis que son invitée sentait son cœur battre jusque dans ses tempes. Le mutisme cessa avec l'intervention de Fanny. Palpitante, elle bégaya les premiers mots qui, elle le savait, déchirerait celle qu'elle aimait le plus au monde, et se liquéfia en voyant les petits yeux de sa cadette devenir plus tristes à mesure qu'elle parlait. Elle se détestait autant pour l'affection qu'elle portait à Gatien que pour l'égoïsme dont elle faisait preuve. Ainsi était-elle capable du pire. L'amour, si vaste, l'avait forcée au choix ; et elle avait choisi.

Pia inspira profondément, puis releva les yeux vers son aînée - dont les lèvres tremblaient d'angoisse et de désespoir. Sous l'œillade stupéfaite de Fanny, elle esquissa un sourire indulgent.

- Je le sais.

- Quoi ?

Pia prit un ton rêveur.

- Je sais que tu l'aimes. Je l'ai toujours su. Et, ajouta-t-elle en arrêtant sa parente qui s'apprêtait à répliquer, je suis heureuse pour toi. C'est moi qui n'aie pas été correcte envers toi. J'aurais dû savoir que je n'avais pas la moindre chance avec Gatien à l'instant même où j'ai compris que tu étais la seule qui comptait pour lui.

- J'ai de l'affection pour lui, voilà tout...

- Non, Fanny. Tu l'aimes. N'aie pas peur de le dire par crainte de me blesser, car cela ne m'afflige pas.

Les deux sœurs ne marchaient plus. Emue aux larmes, Fanny, qui était désormais plus petite que sa cadette en taille, se jeta à son cou et l'embrassa avec ferveur.

L'agitation nerveuse de Pia fit place à la douceur, et la jolie blonde se mit à caresser tendrement les cheveux lisses et presque bruns de son aînée. Envahie par un sentiment de sécurité, la sublime créature se laissa aller à ses propres confidences.

- Il faut que je te dise... J'ai rencontré quelqu'un. Et si je me rends au parc, c'est pour le retrouver.

Fanny écarquilla les yeux, stupéfaite.

- C'est vrai ?

Pia hocha la tête, un sourire presque béat aux lèvres.

- Mais il ne faut surtout pas que Maman le sache, ajouta-t-elle plus sérieusement. Sinon, elle pourrait me faire une scène.

- Qui est-ce ? Et pourquoi elle te ferait une scène ?

La benjamine hésita, puis poursuivit sa révélation.

- Il vit en banlieue, dans un quartier assez craignos... Et Maman sait exactement où se trouve son appartement...

- Alors ça fait longtemps que vous êtes ensemble ?

- On n'est pas... s'arrêta Pia, s'interrogeant elle-même sur la nature de sa relation avec Louis. On aime bien passer du temps ensemble, mais je ne sais pas si ça aboutira à quelque chose... En tout cas, je suis allée chez lui pour lui donner un cours de théâtre, et Maman ne s'est pas gênée pour faire un réquisitoire des lieux une fois que nous nous sommes retrouvées seules dans la voiture.

- Est-ce que tu as honte de lui ?

Pia baissa les yeux au sol et rougit.

- Non... Enfin... Je ne sais pas trop ce que je ressens...

Fanny prit le visage de sa sœur entre ses mains, et le releva doucement vers elle.

- Pourquoi tu ne m'as rien dit ? fit-elle sans amertume.

- Pour la même raison que tu ne m'avais jamais parlée de tes sentiments pour Gatien jusqu'à aujourd'hui, s'amusa la jolie blonde.

- Mais ce n'est pas pareil ! fit Fanny en secouant la tête. Tu as été éprise de Gatien pendant des années ! Alors que moi, je ne connais même pas le nom du garçon qui t'intéresse !

La benjamine rougit plus fort.

- Je crois bien que si...

L'aînée fronça les sourcils, puis sursauta, terrifiée par l'hypothèse qui traversa son esprit.

- Ne me dis pas que c'est Joris Fabian !

Pia fit une moue dégoûtée, à la fois offensée par l'allégation presque insultante de sa sœur, et divertit par la risibilité que représentait, à ses yeux, une relation amoureuse avec Joris.

- Certainement pas ! Cette brute sans cervelle ne pourra jamais me plaire !

Fanny soupira, rassurée. En y réfléchissant, l'image d'une Pia embrassant Joris dans la cour du lycée lui donnait le tournis, au point de rendre cette perspective improbable. Sa cadette était trop intelligente et raisonnable pour s'enticher d'un tel monstre. Contrairement à Gatien, Joris n'avait jamais été un "bon élève", et elle ne doutait pas que, pour Pia, les facteurs "intelligence" et "douceur" étaient essentiels dans un couple. Ainsi, le garçon qui l'intéressait devait rassembler ces qualités. En plus d'être beau, il était certainement sociable et avenant - puisque Pia ne s'entourait que d'individus à l'aise en société. Mais Fanny avait beau chercher dans sa mémoire, seul Gatien lui apparaissait comme détenteur de l'ensemble de ces vertus. Aussi demanda-t-elle poliment l'identité de l'heureux élu.

A sa grande surprise, Pia frémit et la fixa avec horreur. C'était comme si Fanny la menaçait, un couteau sous la gorge. Blanche comme un linge, elle rassembla son courage et, d'une voix chevrotante, dit :

"Louis... C'est Louis Nattier..."

Fanny tomba de haut. Elle ouvrit la bouche et ses grands yeux bruns doublèrent de volume. Elle resta pétrifiée ainsi une bonne minute.

- Louis Nattier ?! répéta-t-elle dans un cri strident.

Pia la fit taire d'un "Chut" et d'un mouvement de mains vers le bas, regardant autour d'elle comme si elle craignait que la rue, vide de monde, ne se remplisse subitement.

- Non ! Tu ne peux pas faire ça ! lança Fanny, épouvantée. Il est dangereux !

- Il a changé, fit la belle adolescente en se rassérénant. Je t'assure que ce n'est plus le même. Il est bon avec moi, et gentil...

- Mais Pia, il s'est retrouvé en prison un nombre incalculable de fois ! continua Fanny pour ramener sa sœur à la raison.

- Il a payé de ses crimes. Maintenant, c'est un homme nouveau.

- Je ne peux pas le croire... bruit Fanny, prise de vertige.

- Les gens le jugent trop vite, persista l'autre. Il a vécu beaucoup de choses difficiles qui l'ont rendu méchant et aigri. Je n'excuse pas le mal qu'il a causé par le passé, mais contrairement à ses réfractaires, je lui donne une chance d'arranger les choses en faisant le bien autour de lui. Et je crois qu'avec moi, il peut y arriver.

- Mon Dieu, Pia ! Tu es vraiment sous le charme !

- Peut-être... reconnut la jolie blonde en rosissant. Mais tu sais ce que c'est que d'être rejeté par les autres alors que tout ce que tu veux, c'est te faire des amis.

- Je n'ai jamais tapé personne ! s'offusqua l'aînée. Lui a cherché les ennuis !

- Les gens se moquaient de lui !

- J'admire ton bon cœur, Pia, mais je crains que tes belles paroles ne soient vaines. Ce garçon n'est pas recommandable, et je ne veux pas qu'il te fasse souffrir de quelque façon que ce soit.

- Je sais ce que je fais. Je ne cherche pas à me faire des ennemis, Fanny ; seulement, je ne peux pas l'abandonner.

- Pourquoi ?

La benjamine hésita. Elle ramena une mèche de cheveux derrière son oreille et soupira.

- Parce qu'il me respecte et me défend. Parce qu'il est doux et attentionné. Parce qu'il est très humain quand on apprend à le connaitre.

- Pourtant, il n'est pas très beau, se permit Fanny pour tester les sentiments de sa cadette.

- Il n'est pas si mal, je trouve... De toute façon, je m'en fiche.

- ... Et pas très intelligent.

- Il a beaucoup de talent pour le théâtre. C'est un artiste comme on en voit peu.

- ... Et il a un casier judiciaire.

- C'est vrai. Maman me tuera si elle l'apprend un jour, fit Pia dans une grimace amusée, mais pas terrifiée.

- En clair, il est tout ce que tu n'es pas !

- Les opposés s'attirent.

- Pia !

La jolie blonde se mit à rire, au grand dam de sa sœur.

- On se ressemble plus que tu ne le crois, dit-elle avec calme.

Après un moment, Fanny souffla et s'avoua vaincue.

- Dans ce cas, fais bien attention à toi, dit-elle sur un ton maternel.

- Ne t'inquiète pas.

- Et promets-moi qu'au premier faux-pas qu'il fera, tu le quitteras.

Pia trembla et laissa échapper un petit gémissement.

- Très bien, murmura-t-elle en guise de compromis. Mais il n'en fera pas. J'ai confiance en lui...

- Promets-le-moi.

-... Je te le promets.

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