Chapitre 54B: avril 1805

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En réalité, mon fils avait acheté une plaquette de chocolat de façon à préparer le souper qu’il prendrait à la maison avec son patron, le directeur de l’hôpital, la semaine d’après. C’était un homme influent, riche et qui pouvait faire beaucoup pour nous. De ce fait, pour faire bonne impression, Léon – Paul avait notamment décidé d’investir pour ce soir spécial dans de l’excellente nourriture, de faire changer les rideaux du salon, et de cirer les escaliers.

De plus, nous porterions exceptionnellement nos vêtements du dimanche un mardi, ce qui ne nous était encore jamais arrivé. Le soir du dix – huit juin, une fois tout le monde sur son trente et un et les enfants nourris, nous nous mîmes à attendre monsieur Saint – Jean, qui devait arriver avec son épouse pour vingt – heures trente. Alice s’amusait à l’étage avec sa petite sœur Louise – Marie, tandis que l’on avait déjà mis au lit Frédéric, trois ans et bien fatigué. Ils frappèrent cinq minutes avant l’heure, et la poignée de main resta étrangement longue entre les deux hommes.

Nous les femmes, nous eûmes le droit à un baisemain de la part de monsieur, et une bise de la part de madame. Après un apéritif qui resta neutre pour nous, Jeanne servit les entrées, des amuses – bouches servies avec des olives noires. Comme la plupart des fois lors des soupers, les discussions se divisèrent entre les hommes et les femmes. Avec madame Saint – Jean, nous discutâmes d’aménagement intérieur, d’éducation des enfants et de parfums, alors qu’en tendant l’oreille du côté de Léon – Paul, tout tournait autour de l’hôpital.

Pour le plat, Jeanne avait avec notre aide préparé un porc a l’ananas, une toute première pour nous, et en dessert, en plus du chocolat, notre domestique avait confectionné une crème à la vanille avec des biscuits au cœur de confiture de fraises sauvages ramassées par nos soins. Après le souper, nous restâmes longtemps à table, et même quand nous n'eûmes plus rien à nous dire et que le malaise s’installait, Léon – Paul continuait de discuter avec monsieur Saint-ean. Vers vingt-deux heures trente, ils quittèrent enfin notre maison.

Quelques jours plus tard, alors que personne ne s’était encore jusque là posé la question, le petit Frédéric refusa clairement que Jeanne lui remette des langes propres après avoir changé ceux souillés. Perturbée, celle – ci vint me chercher. Je me penchais vers l’enfant, que Jeanne avait installé au fond d’un fauteuil.

— Eh bien Frédéric ? Avez – vous enfin décidé d’être un grand garçon ?

Il se contenta de froncer les sourcils, je lui pris tendrement sa petite main.

Sa mère, qui observait la scène appuyée contre l’encadrement de la porte, s’agaça.

— Allons bon Frédéric, répondez !

Le petit garçon marmonna, mordillant ses doigts.

— Je n’ai pas entendu bonhomme, répétez. Et puis enlevez - moi ces doigts de votre bouche.

— Veux que maman mette mon lange. Pas Yanne.

Nous nous regardâmes avant de toutes trois éclater de rire, davantage devant l’expression de l’enfant qui demeurait très sérieuse. Je m’exclamais.

— Vous aussi vous pensiez qu’il avait décidé d’être propre ! Ah bah c’est raté. Bon, Marie, remettez – lui donc des langes avant qu’il ne fasses un accident sur le beau fauteuil.

Elle allongea son fils sur le lit de sa chambre, et accomplit ce qu’elle avait pris l’habitude de faire depuis déjà six ans, glissant comme un réflexe et point final une épingle de chaque côté pour maintenir le linge en place, et laissant ensuite l’enfant reprendre ses activités, retourner voir sa sœur aînée Louise – Marie, qu’il adorait de plus en plus. Ils aimaient se poursuivre à travers la maison, jouer à cache – cache dans les placards, faire la ‘’ bagarre ‘’ sur les lits bien que je l’interdise car plus d’une fois l’un d’eux s’était retrouvé par terre, crier, se bousculer, s’escalader, se tirer les oreilles. Selon moi, l’occupation qui leur demeurait le plus favorable, c’était lorsqu’ils partageaient l’écoute d’une histoire chacun perché sur un de mes genoux. Jamais leur mère n’endossait ce tablier de conteuse, car elle manquait de patience, mais surtout, et elle n’avouait pas, la lecture lui était une tâche particulièrement ardue.

Un mercredi de ce même mois, comme cela arrivait plus souvent que j’aurais espéré, je m’occupais à plein temps des enfants car leur mère était invisible, et Jeanne partie au lavoir nettoyer les langes de Frédéric, qu’il salissait plus vite que son ombre et dont nous ne possédions pas une réserve infinie. Le matin, Marie se réveillait toujours après moi et Alice, souvent elle descendait prendre son déjeuner avec Frédéric et Louise – Marie, mais parfois, je devais m’occuper moi – même des petits, car elle restait au lit plus longtemps que d’habitude. Ce jour – là, après avoir habillé les enfants, et coiffé les filles, je les emmenais tous les trois au centre – ville pour qu’ils se dégourdissent les jambes et que l’on ailles faire le marché. Après mes petites courses effectuées et que chacun eu le droit à sa fraise en cadeau du primeur, pour changer et comme nous avions le temps, je pris la décision de les emmener jusqu’au grand port, pour leur montrer les navires de marchandises. A peine eu t-elle aperçu un des grands mats dépasser de derrière les maisons que Alice, qui marchait devant, couru vers moi.

— Grand – mère, j’ai vu un bateau !

Son petit frère s’égaya.

— Moi aussi yai vu un bateau !

Alice fronça les sourcils.

— N’importe quoi, tu es trop petit. Arrête de raconter des mensonges.

Nous arrivâmes près des quais en tenant chacune la main de Louise – Marie et Frédéric, car les voitures étaient nombreuses et leurs allers – retours incessants. Nous assistâmes au chargement des esclaves, les enfants observèrent, subjugués, les immenses mâts des voiliers accostant, les manutentionnaires parfois perchés comme des oiseaux qui criaient pour se faire entendre dans ce vacarme, les acheteurs qui négociaient les marchandises dès la sortie des cales, billets à la main et pipes à la bouche, toussant allégrement en respirant toute la fumée. La Seine, pourtant large au centre de Rouen, restait tellement encombrée par ce commerce, que l’eau était à peine visible. Nous marchâmes un peu, essayant de nous frayer un chemin dans ce désordre organisé, avant de rentrer, car Frédéric se frottait déjà les yeux. Il dormait beaucoup l’après – midi depuis quelques temps, alors que jusque là, aucun des trois enfants n’avaient quasiment jamais fait la sieste après le dîner. De retour à la maison, je m’inquiétais de ne toujours pas avoir vu Marie depuis ce matin. Montée à l’étage, je me stoppais en la voyant assise sur son lit, toute sanglotante. Encore en chemise de nuit, assise en tailleur, ses clignements intempestifs des yeux avaient redoublés d’intensité, comme ça lui arrivait dans les moments difficiles. Je m’assied près d’elle pour la consoler.

— Eh bien que se passe t-il ? Un petit coup de fatigue ?

Elle hoqueta, en passant doucement sa main sur la belle parure du lit conjugal.

— Non… J’ai fait une fausse – couche…

Mon cœur se mis à battre fort, mais j’essayais de rester calme.

— Quand ? Ce matin ?

— Oui. J’ai très peur de mourir Louise.

— Mais non, tout va bien se passer. Je peux aller chercher Léon – Paul à l’hôpital si vous voulez.

— C’est bon, je le verrais ce soir. Par contre, si vous pouviez m’aider à défaire les draps…

— Oui bien sûr, il faudrait juste que vous vous leviez.

Elle descendit du lit et me regarda passive retirer les draps qu’une grande tâche de sang maculait, m’avouant avoir eu trop honte de demander à Jeanne de le faire. Le soir, la jeune mère se confia à son mari sur son accident du matin, et elle me rapporta l’avoir vu blêmir quelques minutes. En effet, l’issue fatale subie par notre chère Alice trois ans auparavant avait marqué les esprits.

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