Chapitre 58F: novembre - décembre 1809
Un matin, je prenais mon bain tranquillement, dans un moment de détente, lorsque Jeanne me héla depuis le rez de chaussée.
— Madame Louise ! Quelqu’un vous demande !
Je soupirais, quelque peu énervée contre le hasard qui avait fait prendre cette décision au mauvais moment à cette personne de venir nous voir, alors qu’elle aurait très bien pu passer plus tard, même quinze minutes, lorsque je serais habillée et coiffée. Rapidement, je sortais donc de l’eau, pour me sécher et m’habiller. Je descendis les escaliers en m’attachant les cheveux encore dégoulinants, l’homme dans son costume paraissait calme, debout sur le seuil de la porte. Il s’inclina pour me saluer, sans doute devant mon âge avancé.
— Bonjour. Vous êtes ?
— Pierre – Louis Aubert, je suis banquier et propriétaire d’immeubles dans le centre – ville. Pourrais – je peut – être m’adresser au propriétaire des lieux ? Vous ne vivez pas dans une location ?
J’eus un moment de vide, avant de me reprendre.
— Non, non, ce n’est pas une location. Euh… Mon fils devrait rentrer vers six heures ce soir. Pourriez – vous repasser ?
— Bien sûr. Mais, avant la tombée de la nuit, me permettriez-vous d’aller voir votre terrain derrière ?
J’acquiesçai. Il me suivit, son carnet et crayon à la main, pris quelques notes, compta les pas, avant de repartir, dans sa petite voiture. Lorsque Léon – Paul rentra, à six heures et demie, l’homme, qui était revenu patientait sur le canapé. Les deux hommes se serrèrent la main, mais, trop occupée à la fois par la supervision du bain de Frédéric, le plateau – repas de Marie à préparer et Jeanne à aider, je n’assistais pas à leur discussion, de toute façon sans doute peu intéressante. De toute manière, Léon – Paul me fis un résumé, pendant le souper.
En fait, ce propriétaire avait l’air très intéressé par notre immense terrain, qui, sans que je le saches, partait de la maison, et continuait jusqu’au champs de blé, trois - cents mètres plus loin. Ils devaient se revoir, car l’argent de cet immense bout de jardin où nous n’allions jamais permettrait au père de famille de racheter une belle voiture, des chevaux et d’accélérer le paiement du crédit de la maison engagé il y a onze ans. Sur cette parcelle, monsieur Aubert souhaitait faire construire des immeubles, notamment de par le projet d’agrandissement de la ville de Rouen décidé par le maire, Pierre Prosper Demadières. Nous aurions ainsi des voisins proches. Bien sûr, tout cela ne se ferait pas avant au moins deux ans, et d’ici là, nous aurions vu et vécu d’autres choses.
Marie, dont le ventre devenait énorme et dans lequel l’enfant s’agitait énormément, commença à ressentir quelques douleurs dès le début du mois de décembre. Dehors, le vent glacial soufflait, et la neige menaçait. Lorsqu’il revint avec un genou blessé après avoir chuté sur une plaque de verglas, je me décidais à conduire de nouveau Frédéric à l’école, pour qu’il puisse me tenir la main, sans un jour se retrouver coincé par terre dans le froid pour cause de jambe cassée. Léon – Paul approuva ma décision, bien que le petit garçon qui aurait bien voulu faire de la luge avec ses copains râle. Malgré les températures difficiles, nous ne pouvions pas arrêter de vivre. Jeanne devait continuer de se rendre au lavoir, pour que nous puissions continuer à nous habiller, et nous au marché, pour manger, et à l’église, pour prier avec Dieu.
Nous fêtâmes la Saint – Nicolas en petit comité, j’apportais une part de gâteau aux poires et aux pommes à la future jeune mère, qui me demanda de complimenter notre bonne pour cette nouvelle recette délicieuse. Les filles rentrèrent le dix décembre, Louise – Marie restant extrêmement déçue de ne pas encore avoir ce petit frère ou petite sœur tant attendu, et sans doute inquiète à l’idée de devoir encore patienter des mois pour le rencontrer, si il n’arrivait pas avant le dix – sept décembre. Malheureusement, les contractions de ma belle – fille ne s’intensifièrent pas tant que ça jusqu’au dimanche suivant, où nous assistâmes à la première communion de Alice et Louise – Marie. Dans la groupe de la dizaine de communiantes, cette dernière se démarquait car elle ne souriait pas, pourtant si jolie dans sa longue robe blanche, avec ses cheveux que Jeanne avait coiffé tant bien que mal. Je trouvais cela triste de ne pas se montrer joyeuse pour un des plus beaux jours de sa vie. C’est tête basse qu’elle retrouva le chemin du pensionnat, le lendemain matin, avec sa sœur qui se moquait gentiment d’elle.
Marie vécu Noël dans une immense douleur, au fond de son lit, dans sa robe blanche où elle transpirait beaucoup. Pendant que je restais près d’elle, c’est Jeanne qui s’occupait de Frédéric, même si a sept ans et demi, il était devenu assez autonome. Le vingt – six, devant les cris ininterrompus, et la jeune femme qui se griffait le ventre à sang, Jeanne passa chercher la sage – femme en ville. Celle – ci constata en l’examinant que le col utérin n’était pas suffisamment ouvert pour envisager une naissance imminente. Elle nous laissa ainsi toutes les deux, à patienter encore au moins deux ou trois jours, le temps que la nature n’effectue son travail, qu’elle perde les eaux. En fin de journée du vingt – neuf décembre, cela se produisit enfin, et nous demandâmes à Jeanne de refaire au pas de course l’aller – retour entre la maison et le cabinet. Nous vivions dans deux mondes, celui de Frédéric et Léon – Paul, au rez de chaussée, où ils faisaient leur vie presque comme si de rien n’était, et le nôtre, fait de douleur, à l’étage. Mon fils avait transporté ses affaires dans l’unique chambre inoccupée, et il y passait ses nuits, en attendant l’arrivée de son quatrième enfant, isolé du bruit, du sang, et des inquiétudes légitimes.
La sage – femme enfila ses gants de tissu, et examina de nouveau la future accouchée, épuisée, animale, les jambes largement écartées sur le lit, sur les couvertures, la tête reposée, qu’elle n’avait plus la force de tenir. Malgré l’hiver rigoureux, elle avait trop chaud. Je lui tenais la main, ses cheveux blonds se collaient à son front, avec la transpiration, et ses pieds nus laissaient des auréoles sur les draps. L’ambiance me paru si étouffante que je m’en allais ouvrir les fenêtres. Le vent venait nous caresser violemment les joues.
L’accouchement dura près de vingt heures, où je rafraîchissais régulièrement Marie avec un gant humide et je lui apportais à boire. Elle essayait de changer de position pour se soulager, lorsque la sage – femme quittait la chambre pour quelconque raisons, se mettant à genoux ou sur le côté, appuyant sur son ventre avec force pour tenter de faire descendre l’enfant. Le trente décembre dans la soirée, tout s’accéléra. Mais Marie peinait énormément à fournir les derniers efforts nécessaires.
— Poussez encore madame… Encore… Allez, ne vous endormez pas, résistez. Il est presque là… Oh, je vois sa tête. Encore un petit effort madame, je dégage les épaules. Voilà. Elle déroula le cordon enroulé autour de son cou et souleva le nouveau – né plein de sang. C’est une fille.
Elle coupa le cordon d’un coup de ciseaux aguerri, mais, devant l’inactivité de l’enfant, ses yeux fermés et sa tête qui se balançait comme une poupée de chiffon, nous tentâmes le tout pour le tout. Madame Henri attrapa la petite fille par les pieds tel un lapin, et la secoua, pour la faire crier. Pendant qu’elle lui tapait dans le dos, elle s’exclama.
— Allez me chercher un seau d’eau fraîche !
Ma course comme une folle dans la cuisine vers la réserve d’eau me laissait espérer qu’il ne soit pas déjà trop tard. Léon – Paul se leva subitement du canapé.
— Ça y est ?
— Nous n’en savons rien !
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