VI
Séverine ne savait plus quand cela avait commencé. À quel moment maigrir était-il devenu un projet ?
C’était une dégradation lente. Progressive, étudiée, dans les règles de l’art. Il fallait s’appliquer.
Prise à son propre piège, elle avait connu la jubilation des premières fois, d’abord satisfaite de quarante-sept kilos. Puis se contenter de quarante-cinq. Griserie de la descente, elle ne s’arrêtait plus. Quarante-deux, quarante-et-un. Puis la barre des quarante, et cela devenait la catastrophe de la redépasser. Ce n'était jamais assez.
Plus les chiffres diminuaient, plus l'aiguille penchait vers la gauche, plus elle se sentait bien. Vivante.
Une tentative de suicide plus noble, absolue. Peut-être la plus lente.
C'était mourir à petit feu. C'est dire à l'aide. À l'aide.
Ils ne l'ont pas compris.
Pourquoi avoir choisi cette voie plutôt qu'une autre ? L'âme humaine était un mystère.
Quel gâchis, quand on a la santé.
À un moment elle avait eu envie d’arrêter. D’arrêter de faire comme si tout allait bien. Elle avait toujours tenu. Les gens s'accordaient pour remarquer son calme. Sa nature sans remous, conciliante en tous bords. S'ils savaient. Ils sont si peu à connaître nos failles, l’envers de nos sourires.
Bien sûr que ça allait, ça allait toujours bien. Dans ses études, dans son travail. Pourtant quelque part au fond d’elle elle avait envie de crier. Elle en avait assez. Savaient-ils qu’il lui arrivait de pleurer ? Elle était molle et fade.
Casser le rythme.
Peu à peu, elle avait guetté les occasions. Une voisine emmenée par les pompiers, l’envie de prendre sa place, la chance qu’elle avait.
Plus tard elle avait joué à retenir sa respiration. Dans le train, le visage tourné vers la vitre. Quand l'oxygène venait à manquer, elle la relâchait. Il fallait un peu de temps pour reprendre son souffle, mais c'était bon. Ça passait le temps.
Elle ne savait pas ce que c'était.
Peut-être que c'était plus profond, une détresse. Quelque chose, putain. Il y a quelque chose.
Elle avait commencé petit, en cachette. Elle ne voulait pas faire du mal à ses proches. Elle avait toujours aimé manger, apprécié la nourriture. Elle prenait plaisir à faire des gâteaux, cuisiner pour elle ou les autres. Elle souriait. Il arrivait seulement parfois qu’elle eût l’envie de se priver. Cela faisait tellement du bien de s’attabler le soir si elle n’avait pas déjeuné.
Elle avait commencé par supprimer le petit déjeuner, puis à partir du bureau pendant la pause de midi, ne consommer qu’un smoothie et une salade aux arènes de Lutèce, une glace rue Mouffetard. Elle préférait naviguer seule et découvrir. Ses débuts. Quand elle ne savait pas encore que les milkshakes contenaient bien plus de calories qu’elle ne l’imaginait. Elle sautait des repas, achetait des laxatifs à la pharmacie pour apaiser sa conscience, s’était lancée dans l’exercice physique. Puis elle s’était restreinte, avait éliminé des aliments, les uns après les autres. Elle se sentait mal après avoir pris un repas complet. De l’agacement. Elle ne mangerait pas le lendemain.
Son corps se déréglait. Et elle continuait, tête baissée. Ne pas renoncer.
Voir ses limites.
Elle doit faire vite. Si elle ne le fait pas maintenant elle ne pourra plus le faire, plus jamais.
Elle avait voulu essayer de s’en sortir toute seule, combattant ses pensées, les repoussant sans cesse, priant qu’elles partent définitivement, elle ne sait pas quoi faire. Si elle revient dans la normale, elle n’aura plus rien de distinctif. Tout bas, revenir dans la norme restait synonyme de défaite.
Un jour qu’elle était enrhumée, sa mère était passée lui apporter une part de cake à l’orange.
— Cela va te redonner des forces.
Elle l’avait remerciée. Comment lui dire que ce n'était pas un compliment ?
Les gens normaux ne comprenaient pas. Ils étaient dans l'optique d'avoir une bonne santé. Nous ne fonctionnions pas sur la même longueur d'onde.
Tout était inversé. On en venait à ériger la faiblesse en qualité et la force en défaut.
Déphasée.
Elle attendait son heure de gloire.
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