XII

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Les fous n’étaient pas les seuls résidents de Sainte-Anne. En arrivant à la clinique ce lundi matin, c’était la seconde fois qu’elle voyait ce chat, le tigré. Elle avait bien essayé de l’approcher mais l’animal demeurait farouche et libre. Séverine savourait la chaleur du hall ; elle fit volte-face quand elle entendit une voix familière s’exclamer :

— J’aime beaucoup votre écharpe ! L’émeraude fait ressortir vos cheveux noirs et la couleur de vos yeux.

Les secrétaires ont toujours le mot gentil, le soleil.

Après avoir goûté un premier complément fraise, elle avait raconté à la diététicienne la catastrophe du week-end. Avec ce qu’elle engloutissait pendant la journée, c’était impossible de manger le soir, vous comprenez. Elle avait peur de ne plus avoir assez faim pour les repas et de ne plus y prendre de plaisir. La soignante en face d’elle avait tenu dur comme fer.

— Quand on est sous-alimenté depuis aussi longtemps, les sensations sont brouillées, il leur faut un temps pour se réajuster. Vous ne pouvez pas vous fier à ce que vous ressentez.

Elle devait persévérer, penser un repas à la fois. Chaque repas était un combat. Chaque repas était choisir la vie, une victoire de plus contre la mort. Il fallait choisir son camp.

Fidèle à ses Dr. Martens bordeaux, Annette était un électron libre.

Dans la salle de psychomotricité au rez-de-chaussée, elles se retrouvaient pour une séance individuelle. Au programme, relaxation avec des tissus. Là, Séverine avait goûté au calme. S’allonger sous le ciel bleu, les épines vert foncé des arbres et les oiseaux qui passent. « Vous êtes sous un puits de lumière. » Avec la musique ambiante, c’était apaisant.

Après la séance, elles parlaient. De tout, de rien. De ce qui importait.

— Vous avez choisi de vous couper de tout ça, le corps, mais vous voyez qu’à certains moments, vous êtes capable de sentir ce qui se passe là-dedans. Par petits pas. Vous pouvez penser au toucher de la laine lorsque vous tricotez, apprécier une position qui vous fait du bien.

Une amie qu’elle avait connue à l’université l’invitait ce soir-là. Elle avait passé trois heures à étudier la carte, elle se sentait plus tranquille en ayant tout planifié.

— Ce sont des moments qui sont devenus exceptionnels, alors il ne faut pas les rater, avait résumé Annette.

— C’est ça. J'ai envie d’en profiter, c'est comme si je n'attendais que ça, parce que ça me fait plaisir... La plupart des gens n'ont pas ce genre de considérations.

— Le plaisir est toujours là, c'est le rapport au plaisir qui est différent. Le plaisir prend une dimension autre, particulière. L'anorexie augmente l'attrait du plaisir, on se prive donc on a encore plus envie.

C’est une piqûre, une drogue, une raison de vivre.

Une douce chaleur s’allume dans son cœur en revenant dans la petite salle quand Viviane leur annonce qu’elle s’est autorisée à prendre le quignon de pain avec les enfants au retour de la boulangerie. Elle aime le ton de sa voix, sage, posée.

— C’est une maladie qui s’est tellement ancrée en nous qu’il faut la déraciner, et ça demande du temps, avait dit Manon. Mais même si l’on retourne en hospitalisation, on ne repart jamais de zéro.

À l’hôpital, Séverine était surprise que les gens soient normaux. Elle regarde Louise, mère de quatre enfants, Manon agrégée de français. Comment des personnes aussi intelligentes avaient-elles pu tomber aussi bas ?

Manon était partie et elles étaient restées dans la pièce nimbée de quiétude, lorsque la voix de Reine s’était élevée, fluette, chamboulée :

— Est-on toujours humain si nos organes ne fonctionnent pas correctement, si l'on n'a plus ses règles ?

La question avait claqué dans le silence, inconcevable.

Aucune n’avait su réagir. Séverine ne savait pas. Elles savaient seulement qu’elles faisaient face à un mystère, qui les dépassait toutes, qui dépassait peut-être l’humanité entière. Louise ne les avait jamais perdues, Reine ne les avait plus.

À court de mots, Séverine n’avait pu que louer tout bas le courage de Viviane, qui avait essayé de les remonter, seule, hésitante.

— Je pense que oui, on garde une présence, une personnalité. On reste là.

Elles avaient les larmes aux yeux.

L’aménorrhée était venue quelques mois après le début de ses troubles. Quatre ans. Quatre ans d'errance et de vide. Doucement, sa féminité s’était tue.

Et là, cela devient intime, grave. Quelque chose d'essentiel est touché. Vous n'êtes plus capable de vous reproduire. Votre faculté, l'instinct de reproduction disparaît.

C'est comme si vous n'existiez plus. Comme si on vous retirait ce qui faisait de vous une femme. C'est comme si vous n'étiez plus rien. C’est devenir informe. C'est ne plus exister. Vous avez disparu.

Séverine aurait souhaité ne jamais avoir été rappelée à cette réalité. Elle a peur. Elle ne peut pas les ravoir. Elle ne peut pas, elle ne veut pas faire revivre cette partie d’elle-même qu’elle a choisi de gommer, complètement, entièrement, faire table rase. C’était une guerre, une guerre contre son propre corps. Elle n’a plus de désir, plus de substance.

Elle savait que l’anorexie prenait une place immense, atteignait une dimension plus grande. C'était se priver de toute forme de plaisir. C'est une négation de soi. La plus viscérale qui soit.

Elle avait refoulé la question de l'amour au plus profond de son être. Elle la craignait tant.

Elle savait bien que si elle ne changeait pas, elle ne les retrouverait pas.

Elle condamnait sa vie.

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