XVI
— Un demi-raisin, ça vous va ?
Madame Cassin lui avait présenté la salle d’art-thérapie en lui faisant faire le tour de tous les matériaux disponibles. Gouache, aquarelle, encre, pinceaux, il y en avait pour tous les goûts. Elle lui avait fait un carton à dessin à son nom et lui avait expliqué les différents formats de feuilles. Séverine étant novice en arts plastiques, l’art-thérapeute s’était assise à côté d’elle et lui avait montré sur de petites feuilles comment utiliser l’encre Sennelier. C’étaient des couleurs vives. Séverine n’avait pas commencé de projet, elle s’était contentée de jouer avec les nuances, faire danser les couleurs. Séverine avait aimé la façon dont l’encre se diffuse quand on met de l’eau en-dessous. C’était beau. C’était très reposant.
La pesée avait lieu trois fois par semaine de façon aléatoire, suivie d'un complément. Parfois la première à passer alertait la suivante. Se couper les ongles ferait toujours quelques grammes en moins. Séverine prenait son café après pour ne pas voir le liquide influer sur la balance.
Elle avait perdu cent grammes cette semaine. Le docteur Di Milano l’avait accueillie dans son bureau.
— Vous avez fait des expériences très intéressantes ces derniers jours, lui avait-elle dit. Vous êtes parvenue à apprécier un repas au restaurant avec vos parents sans avoir faim, et vu que votre transit pouvait se rétablir.
Elle lui dit que tout passe par l’expérimentation progressive, peu à peu, et que pour intégrer que le corps se régule et gère, il faut en faire l’expérience soi-même, dans sa propre chair.
Ses traits étaient détendus ; son sourire incomplet.
— Vous faites des efforts, mais votre perte de poids montre que la compensation est plus forte.
Séverine n’avait pu faire taire le sentiment de fierté qui l’avait traversée. Elle réussissait au moins une chose dans sa vie.
— On va faire une balance décisionnelle, si vous êtes d'accord.
Elle lui avait fait dresser un tableau des avantages et des inconvénients à rester malade. « Un outil qui pourra vous aider. » Heurtée par la surprise, une réflexion lui avait traversé la tête, elle n’avait pu s’empêcher de trouver cette approche étrange. Pour quelle maladie venait-on questionner ainsi la motivation du patient ?
En voyant la colonne de gauche, plus longue, la psychiatre avait conclu d’une voix douce, sans reproche : on est au cœur de l'ambivalence.
— À ce stade, vous trouvez plus d'équilibre à rester malade. Il est plus simple, plus tolérable pour vous d'aller mal, c’est la solution la moins pire que vous avez trouvée, vous ne pouvez pas faire autrement. C’est vital.
Les larmes avaient perlé à ses yeux, devant cette femme qui décrivait intimement l’absurdité qui se jouait en elle.
Plus tard, elle lui dira qu’elle trouvait cela rassurant d'avoir mis ces idées par écrit, un peu comme un socle. Car souvent, il y a toutes ces pistes qui reviennent mais elle n'arrive pas à bien les exprimer.
Le lendemain, la sentence était tombée. Augmentation de ration. Pas de négociation possible, il fallait accepter. Deux cuillérées à café de pâte à tartiner en plus le matin, une entrée vinaigrette le soir, bouchées doubles pour l’huile de cuisson.
Elle n’en pouvait plus de ces petits déjeuners qu’elle ne prenait qu’à moitié, de ces dîners qu’elle se forçait à préparer le soir, seule. Elle n’en pouvait plus des reproches, de ses manquements chaque matin montrés du doigt. Elle ne peut plus tenir. Alors la décision s’était imposée à elle, une évidence. Elle ne peut pas faire autrement. Elle allait récupérer pour de faux.
En activités manuelles, elle avait prévu le coup cette fois-ci, et avait remonté un bracelet que sa mère lui avait un jour offert. Les perles violettes et cuivrées se côtoyaient joliment, elle était contente qu’il reprenne vie sur elle, en elle.
C’est aussi lors d’une de ces séances créatives que Reine avait fait un bracelet de perles à chacune d’elles. Le sien était vert et argent. Séverine était touchée. Reine avait vu juste, les petites perles s’accordaient bien avec ses collants fantaisie.
Au fil des jours, leurs liens se resserraient, elles tentaient de s’encourager, de s’épauler, comme elles pouvaient. Outre l’alimentation, elles sentaient que là se jouait quelque chose de plus grand. Pour certains le mérite venait des plus petites actions. Le mérite, ça peut être quelqu’un qui monte sa propre boîte en partant de zéro et qui arrive au sommet. Le courage, ça peut aussi être quelqu’un qui sort de chez lui et parvient à regarder une personne dans les yeux. Séverine se souvient de la fin de journée au travail, lorsqu’il fallait passer devant ses collègues et leur dire au revoir. Chaque phrase à prononcer était une épreuve. Le tremblement, le cœur qui cogne. Elle devait suinter la peur à dix mètres. Les plus méritants ne sont pas forcément ceux qui réussissent tout et sont reconnus de tous. Prononcer une phrase peut être aussi dur que réussir les plus grands exploits. Chacun a du mérite, à sa manière.
Un besoin de réadaptation, leur avait dit Étienne, qu’elles appelaient leur « coach privé ». Il avait comparé leur situation à celle d’un claustrophobe qui a tellement peur qu’il finit par ne plus sortir de sa chambre.
— En restant dans cette situation, on n’est pas mal mais on ne se sent pas bien pour autant. Le tout est de soigner avec une réexposition progressive. Si on n’expérimente pas ce qui nous fait peur, alors on reste dans ce cercle vicieux, et ce qui nous fait peur nous fait deux fois plus peur. L’important est d’agir. Si vous aimez écrire, écrivez. Si vous aimez lire, lisez. Si vous aimez peindre, peignez.
« Le ne rien faire, c’est la mort. », avait-il encore ajouté. « La dépression est un conflit avec le désir de vivre. »
Bastien leur avait appris à faire une omelette au fromage. Pendant la préparation, Louise laissait dévaler ses pensées. Alors que Séverine enfouissait tout en elle, pour cette mère de famille, parler de l’anorexie à son entourage était comme un devoir ; la maladie occupait une telle place dans sa vie qu’elle aurait l’impression de leur cacher quelque chose si elle ne le faisait pas. Nous étions si différents.
Les filles se croisaient régulièrement aux toilettes, où chacune avait ses « trucs » et ses habitudes propres, certaines que Séverine n’aurait jamais imaginées. En se lavant les mains, Manon se passait de l'eau sur les poignets pour qu'ils aient l’air plus fins. Louise y allait toutes les dix minutes. Séverine retardait le moment d’y aller juste avant les repas. Chacune ses gestes qui rassurent. C’était une addiction sans substance, une addiction très curieuse. Dans les couloirs, les aides-soignants et les infirmiers devenaient le seul espoir de mettre de la joie et du sourire. Ils ne savaient pas à quel point on s'accrochait à eux.
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