XVIII
Jérémie leur a tendu une feuille blanche. Il leur a demandé d’en faire une boule en nommant ce qui les a broyées dans la vie. D’une voix mal assurée, Séverine a dit :
— Le regard des autres.
Il leur a demandé de déplier leur feuille, en listant trois choses qu’elles trouvaient bonnes, positives en elles. En dépliant progressivement la sienne, Séverine a murmuré : « Être attentive aux autres. Ma sensibilité. » Puis, en regardant le sol : « je ne sais pas ». Sans qu’elle ne s’y attende, Manon a formulé « apaisante ». Dans le creux de son cœur, elle l’avait remerciée.
L’ergothérapeute avait promené sur elles un sourire.
— Vous voyez qu’elle se redéploie, et peut prendre tant de formes diverses.
Il a plié la sienne pour former un rectangle, un triangle…
— Même après des traumatismes, votre valeur reste identique. »
Elles ont ensuite modelé leurs pierres avec de l’argile. Elle a modelé un œil, pour le regard des autres, la cécité des autres. Enfin, elles sont revenues en cercle pour montrer leurs sculptures. Elle a montré un rond, un trou creusé dedans.
— Ça ne vous a pas cassée, ça vous a transpercée. Le regard des autres vous a fait tant de mal que vous vous êtes éteinte. Il y a une personne en particulier ?
— Quelques personnes.
— Vous ne voulez pas les piétiner ?
Elle a jeté l’œil par terre et l’a frappé avec son pied.
— Ceux qui vous ont fait du mal ne sont plus là, ils ne comptent plus. Ce qui compte, ce sont les gens qui sont autour de vous, les gens qui comptent pour vous.
Revenir du Monoprix avec Reine et Coralie – Mesdames, prenez l’escalator. Pendant que Louise et Manon préparaient les croque-monsieurs, ça lui a fait du bien de parler avec celle de près de dix ans sa cadette. Elles ont parlé de leurs parents, de leur existence et leur inexistence, Reine lui a dit qu’elle appréhendait son année en Californie. Pour la première fois avec une personne de sa catégorie d’âge, Séverine avait formulé sa peur du contact avec les autres, les échappées du déjeuner, les journées passées à attendre dans les cafés, seule au travail, les tremblements lorsqu’il fallait parler à ses collègues. Il fallait être fort pour affronter la vie. Cette société n'est pas pour les faibles. Elle les ignore, les rejette, les oublie.
— Tu es trop gentille ! Tu voulais même pas piétiner les gens qui t’ont fait du mal. Il faut être méchant dans la vie. Je peux t’apprendre si tu veux.
Ce qu’elle avait subi au lycée remontait à bientôt dix ans, mais les rires et les chuchotements, les regards avaient laissé une trace. Séverine l’avait remerciée et avait réussi à sourire.
Le docteur Di Milano est restée avec elle pendant une heure et quart.
— Comment allez-vous ?
— Ça va.
Une des phrases les plus dites de toute l’histoire de l'humanité. Probablement l'une des plus mensongères.
Le monde avait battu un instant, les mots étaient venus se presser à son cœur.
— Ça me parait impossible de dire « ça ne va pas ».
— Et pourtant vous n’allez tellement pas bien que vous vous affamez, vous êtes prête à vous détruire, vous êtes obligée de passer par une automutilation de votre corps. Vous pourriez dire à vos amis, à vos parents : « ça ne va pas, je me sens seule avec tout ça et j’aimerais bien que l’on puisse en parler. J’aimerais que tu prennes un peu de mes nouvelles. » Sans minimiser. Cela vous semble possible ?
Les yeux vides, Séverine l’avait regardée.
— Je n’arrive pas à croire que j’ai le droit de m’exprimer.
— Notre état d’esprit évolue. Vous ne pensez pas maintenant comme il y a six mois. Vous ne savez pas ce qui va se passer, quelles difficultés vous allez surmonter. Vous pourriez être très étonnée.
En rentrant ce soir-là, elle avait eu sa mère au téléphone. Une histoire de papiers administratifs, elle devrait passer à la maison un de ces jours.
— Je te laisse, je vais acheter des Maron Suis’s… c’est Bonne-Maman qui en achetait, avait-elle murmuré avant de raccrocher.
Après avoir fait une trentaine de fois le tour des rayons du petit supermarché, elle s’était décidée à prendre les crèmes desserts, tout en refaisant son stock de pommes. Le caissier italien lui avait lancé un « Ciao ! » affable. Séverine avait bredouillé merci. Ce contact l’avait étrangement rassurée. Elle était digne qu’on lui adresse la parole.
Mme Cassin leur prépare gentiment du café au début de chaque atelier d’art-thérapie. Au fil des séances, Séverine commençait à faire partie du groupe. Jacques et ses bretelles de pantalon avec les petits animaux, sa chemise aux nuées de papillons. Maryse et ses ballots, comme si elle transportait sa maison. Nicole et ses sempiternelles excuses :
— Je vous embête encore ! Est-ce que vous auriez un papier plus fin, vous savez, un papier…
Et Mme Cassin de répondre, un sourire sur les lèvres :
— Est-ce que demander de l’aide c’est être embêtant ?!
Ils étaient quatre, et hormis Séverine, la moyenne d’âge doit être de soixante-dix ans. C’est calme.
D’habitude elle écrit, là elle découvrait une manière de s’exprimer différente. Elle avait trouvé dans la peinture un réconfort, un apaisement, le sens de chaque geste.
Elle rentre, elle tricote, le silence se répercute entre les murs que la musique a désertés. Elle marche au ralenti, elle ne sent plus le goût, elle n'en a plus envie.
Du haut de la terrasse, Séverine observait les gens déjeuner sur les bancs du parc. Regarder les gens normaux et se demander comment ils peuvent vivre, comme ça, sans que leur corps leur pose problème. Qu'est-ce qui poussait les gens à manger quand ils étaient seuls ? Elle les regardait comme si ce fut une aberration. Elle les envie tellement.
Elle avait confié au Dr Di Milano qu’elle essayait de faire au jour le jour.
— Je pense vraiment que vous en êtes à ce stade des soins, au jour le jour.
Reine colorait les murs de vie : « Les soignants ils doivent en avoir trop marre, ils doivent se dire « mais guéris, putain ! » »
La maladie n’avait pas réussi à lui enlever son humour.
Séverine se sentait proche d’Annette et de ses séances de relaxation impromptues et chamarrées. La plupart du temps, elle se contentait d’écouter sa voix, colorée et vibrante, claironnant comme un oiseau. Dans cette petite salle du rez-de-chaussée, toute simple où elles étaient en chaussettes, c’était comme si elle découvrait l’existence. Elle se rendait compte d’une chose. Annette vivait.
— S'il suffisait de manger plus, ça se saurait, affirmait-elle. C'est comme si on disait à une personne en obésité : « il suffit de moins manger ». Ah oui, on n'y avait pas pensé ! Ça ne fonctionne pas. C'est plus compliqué. Les solutions simples à un problème complexe, j'y crois moyen.
La psychomotricienne avait le don de toucher du doigt des plaies à vif, saisissait l’inattendu, sans le savoir peut-être, elle maniait avec aise des mots qui brûlent.
— L'anorexie, c'est un moyen d'expression violent pour le corps, c'est quand même mortel. Ce n'est pas fumer une cigarette... C'est qu'il y a quelque chose d'assez puissant à exprimer. C'est qu'il y a quelque chose, que tu n'as pas encore dit, que tu n'as pas pu exprimer, ou que ça n'a pas marché, ou qui n'a pas été assez libérateur. L'anorexie est là pour une raison, elle n'est pas apparue comme ça. Elle fait chier mais tu la gardes, elle reste, elle est là parce qu'elle est utile. Et pour ça elle mérite le respect, et d'être traitée avec bienveillance.
— On ne l'entend pas souvent, alors merci beaucoup de le dire...
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