XXI
— S’il est 12h à New York, il est quelle heure à Kuala Lumpur ?
Les exercices de remédiation cognitive – calcul de décalage horaire, lecture de mots en alternance avec la couleur, dessin de figures dictées par une autre, résumé de texte – leur faisaient voir la misère de leur cerveau, les difficultés de concentration, la perte de mémoire. L’atelier était l’occasion de rires et de blagues, de rapprochement.
Un jour, autour d’un café, elles avaient parlé de leurs familles. Louise avait décrit le sourire de ses enfants, leur joie de vivre, l’impuissance de son mari, la colère de son aînée, la honte qu’elle avait ressentie lorsqu’elle avait été surprise en flagrant délit de dissimuler de la nourriture dans sa serviette.
Séverine se rappelait du week-end où elle avait dîné chez ses parents. « J'aimerais que tu saches à quel point j'apprécie ce que tu cuisines, même si je ne le montre pas. Même le plus petit détail a pris une importance immense. Si je pouvais, je prendrais bien plus », aurait-elle voulu chuchoter à sa mère. Elle finissait son assiette sans bruit, appréciant le suprême de volaille jusqu’à la dernière miette, et observait ses parents se resservir, et rien ne franchissait ses lèvres. Le souvenir s’était dilué, douceâtre, pendant que Manon racontait à son tour l’incompréhension qui s’était érigée entre elle et ses proches, les tensions qui s’étaient créées.
Le moindre compliment devenait une critique, interprété comme « tu as grossi ».
— Ma mère ne pouvait même plus me dire que j'étais belle, je le prenais comme une insulte.
Cinq minutes avant la séance d’ergothérapie, Jérémie était venu les chercher dans leur salle, sans blouse.
— Aujourd’hui, on va travailler sur la résilience. Vous connaissez le kintsugi ? C’est un art japonais, l’art de réparer ses blessures, ses failles, avec de la poudre d’or. Vous allez casser un objet, puis le recoller. Pour cela on sort.
Reine l’avait regardé, éberluée.
— On sort ? Dehors ?
Jérémie avait ri.
— Vraiment ! Sortir, sortir !
Elles sont allées au Monoprix chercher un objet, celui qu’elles voulaient. Séverine avait choisi un verre dans les gris-bleu argenté. Ils n’étaient pas revenus directement, l’ergothérapeute leur avait offert un goûter dans une pâtisserie renommée. Délicat, il leur a laissé le temps dont elles avaient besoin pour choisir.
Elle a parlé avec Viviane, qui a pris un éclair au café.
— Tu aimes bien les éclairs au café ?
— C’était ma pâtisserie préférée. Et toi ?
— J’aime bien les Paris-Brest.
Elles ont évoqué des souvenirs, Reine aimait beaucoup les religieuses à la framboise.
Le pâtissier leur avait proposé de goûter des chocolats, Manon et Louise s’étaient risquées à en prendre deux dans un sachet, faut pas pousser non plus.
Séverine se souvient du chocolat et de sa saveur en bouche, bannie depuis longtemps. Elle se souvient d’un ballotin qu’on lui avait offert un jour, du danger que le cadeau avait représenté. Le soir venu elle avait tout pris, les noirs, les blancs, ganaches fondantes et pralinés croustillants, dans son lit, faire disparaître la boîte le plus vite possible, s’en débarrasser, ne plus y penser, ne plus être tentée. Au moins c’est fait, une fois pour toutes, elle n’aurait pas à subir la torture de les voir tous les jours et de savoir qu’ils étaient là, à portée de main.
Elles étaient rentrées, avaient cassé leur objet au marteau d’un coup sec et commencé à recoller les morceaux avec de la colle, un pinceau et de la poudre d’or.
Le deuxième complément était arrivé sans crier gare. Posé sur la table à côté de la serviette en papier, du moelleux au citron et du gobelet en carton. 300 calories cappuccino, goût pour toujours incrusté sur les papilles.
Pour la première fois de sa vie, Séverine avait crié. Dans son oreiller, un cri assourdi, incontrôlé, du plus profond de son âme. Un cri qui lui avait coupé le souffle, interminable. Chez elle, seule avec elle-même, toute l’horreur du monde. C’était trop.
Le lendemain, Manon lui avait dit : ils savent ce qu’ils font.
D’une voix monocorde et lointaine, elle avait tout avoué au Dr Di Milano.
— J’ai couru alors que je ne l’avais plus refait depuis plusieurs semaines. J’ai l’impression d’avoir régressé.
— Ce n'est pas contre vous, c'est pour vous, avec vous. Ici, on vous donne des armes à la hauteur de la maladie. On ne se bat pas avec des armes en plastique.
Séverine, perdue, avait secoué la tête. Elle ne pouvait pas.
— Vous êtes très malade. C’est normal que lorsque vous avez peur, vous vous raccrochiez à quelque chose qui vous rassure. La rechute fait partie du processus de guérison. Cela ne veut pas dire que tous vos efforts et ce que vous avez réussi jusqu’à maintenant sont perdus.
Elle lui a dit qu’elle ne comprenait pas, qu’elle était prête à tout, à tenir sa ration, tout gober pour de vrai, à mettre la matière grasse chez elle, à prendre une viennoiserie tous les jours en plus de son goûter, du beurre et de la confiture sur son pain. Tout mais pas ça.
C’était peine perdue, impossible à négocier. Ce deuxième CNO était inscrit sur la feuille de ration et rien ne pourrait l’y enlever.
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