XXV

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Avec les semaines venait l’angoisse de la sortie, du retour à la vie. Séverine freinait. Des quatre fers, de tout son corps. Le docteur Di Milano lui en avait touché mot, un soir de consultation.

— Vous ne prenez pas de poids, cela veut dire que vous ne respectez pas votre ration, avait-elle constaté. On ne va pas vous emmener vers l’obésité, ce n’est pas le but. Vous en êtes capable, vous l’avez déjà fait. Le pain et le fromage, le dessert qui sautent, je ne veux plus en parler. On peut vous accompagner, vous donner tous les outils, mais il faut que vous décidiez, que vous vous engagiez.

On nous dit que c’est une maladie, qu'on ne la choisit pas mais alors pourquoi on nous réprimande ? C’était déstabilisant… il y a quelque chose de fou là-dedans.

C’était une lutte intérieure, de tous les instants, contre ce qu’elle voudrait.

— Vous ne pouvez pas laisser vos symptômes vous mener par le bout du nez.

Il est étrange de parler de cette maladie comme d’une troisième personne. Il y avait une question de persuasion. Argumenter contre elle est si dur. Elle est coriace. Elle est un ogre. Veut toujours plus.

Dans la tête, tout est dans la tête.

— Ça dérange, ça pèse sur les autres. Je ne veux embêter personne.

— Mais cela n’embête pas les autres. Au final c’est vous qui souffrez. C’est vous, à vous restreindre. Le besoin d’affection est un besoin fondamental, c’est un besoin légitime. Vous n’avez pas pu faire autrement, vous avez fait avec les moyens du bord.

— C’est ce que j’essaie de me dire… mais rien que le fait d’être ici, d’exister, rien que de parler, de sans cesse rajouter des phrases, j’ai l’impression de m’imposer, de prendre de la place, d’embêter.

— Embêter qui ?

— Vous. Tout le monde.

— Vous n’embêtez personne. Vous ne prenez la place de personne.

Elles avaient fait le point. À deux semaines de la fin, Séverine ne voulait pas penser à la suite.

— Votre situation justifie votre présence ici, que vous poursuiviez les soins, avait dit le docteur.

— Cela me rassure.

— Cela vous rassure que je vous dise que votre état de santé est inquiétant ?

— Oui.

Elle s’était mordu la lèvre. En face de quelle folle encore se trouvait-elle ? C'était désespérant.

La psychiatre l’avait regardée.

— Nous en avons parlé avec l’équipe, nous vous proposons de continuer et de prendre part à la prochaine session d’hôpital de jour intensif.

Le choix avait soulevé un ouragan en elle. Les mots s’étaient bloqués dans sa gorge, percutée par le doute. Continuer sans Reine ? Sans l’instinct maternel de Louise ?

« Continuer. Pour vous. »

Séverine était perdue. Elle était censée retourner au bureau et elle ne voudrait pas tout gâcher. Elle savait également qu’elle ne remplissait pas sa part du contrat, son poids stagnait. La proposition du médecin avait flotté dans l’air, l’avait raccompagnée chez elle, avait envahi ses jours.

— C'est l'équipe médicale qui pourra vous dire ce qui est le mieux, lui avait dit Mme F. Vous savez, vous ne pourrez pas poursuivre votre travail si ça ne va pas niveau santé.

La psychologue lui avait dit de penser à long terme : à court terme ce serait moins stressant de reprendre le travail, mais à long terme vous risquez de rechuter avec la moindre contrariété, quand vous êtes seule ou quand vous vous sentez déprimée, car le cerveau a bien capté que se restreindre était une solution.

— Vous n'avez à vous culpabiliser de rien, avait-elle terminé. Vous avez la conscience tranquille. Vous êtes consciencieuse, vous voulez faire bien votre travail, vous pensez aux autres, peut-être trop, vous ne voulez pas faire de peine, ce sont des qualités formidables.

« Personne n'est irremplaçable. » Tout le monde le lui disait. S'il n'y avait pas le travail, elle ne se poserait même pas la question, elle prendrait ce temps, à bras ouverts.

Séverine n’aurait pas pensé regretter un jour férié. Se retrouver seule avec elle-même était au-dessus de ses forces. Le petit déjeuner, le goûter, le second CNO avaient sauté. Remarquant ses restrictions, Bastien lui avait demandé de but en blanc :

— Que peut-on faire pour vous aider ?

La question l’avait prise au dépourvu. Ils le faisaient. Ils le faisaient si bien, aurait-elle voulu dire.

— J’ai l’impression que je ne suis pas légitime de continuer les soins, de demander un nouvel arrêt, avait-elle confessé. Que pour d’autres personnes c’est plus grave.

L’infirmier s’était emporté.

— C’était tellement grave qu’on t’a prise toi et pas une autre. On t’a prise car on ne pouvait pas attendre qu’une place en hospit complète se libère. On t’a prise pour te sortir d’une zone rouge. Tu étais à deux doigts d’aller en réanimation. Quand tu es arrivée c’était très grave. Et c’est toujours grave. Tu comptes les calories des chewing-gums ! Tu prends deux cuillères de yaourt ! La journée d’hier était un très bon exemple. Il a suffi d’un jour férié. Tu as mis en place beaucoup d’efforts et tu recommences déjà à te restreindre. Qu’est-ce que ce sera après ?

Séverine était restée abasourdie devant la colère de Bastien, d’habitude si placide.

— Je vais essayer de continuer les efforts…

— « Essayer », avait-il répété. Vous avez besoin de continuer les soins. Tout le monde ici vous le dit, le patron, les collègues on s’en fout.

— Ça m’embête pour l’entreprise.

— Mais c’est l’entreprise de votre père ou quoi ?! Votre vie privée ne les regarde pas.

Séverine l’avait quitté chamboulée.

Elle avait fait le point avec l’art-thérapeute dans son bureau au fond du couloir au rez-de-chaussée.

— Qu’est-ce que vous ressentez à l’idée de ne reprendre qu’avec l’hôpital de jour intensif après ?

— Cela me rassure.

Mme Cassin avait souri.

— Alors vous savez.

Elles avaient disposé ses brouillons et replacé ses productions dans l’ordre sur la table. La thérapeute lui a demandé ce qu’elle pensait des couleurs, comment elle les trouvait.

— Il y a des couleurs qui m’évoquent l’apaisement, la sérénité, comme le vert, le bleu ciel, et d’autres plus à vif, comme le rouge.

Et le dernier dessin, où elle lui avait dit de se laisser porter par le matériau et ne pas réfléchir : des fractures, des fissures dorées, des perles, des couleurs à vif aussi mais avec une idée de beauté.

— Nous n’avons à les montrer à personne.

Séverine était étonnée par sa compréhension, et la justesse de ses observations.

Elle a dit au docteur Di Milano que la suite la stressait. Qu’elle préférerait ne pas avoir le choix.

— Vous êtes encore très dénutrie, nous ne sommes pas ambivalents là-dessus. Vous n’êtes pas en état de reprendre une activité professionnelle. Donc sur le plan médical, vous n’avez pas vraiment le choix. Vous pourriez bénéficier d’une prolongation de votre arrêt, pour ensuite reprendre le travail.

Séverine avait hoché la tête dans le vague, incapable de rassembler ses pensées.

— Et si vous étiez dans le coma ? avait repris la psychiatre. Ou en chimiothérapie ?

— La question ne se poserait même pas.

— Exactement. C’est la même chose. Une guerre à la fois.

Le docteur Di Milano avait posé sur elle un regard indulgent, persuasif.

— Ce n’est pas un caprice, lui avait-elle assuré.

— C’est ce que j’ai du mal à me dire.

— Il faut beaucoup d’efforts et de volonté. Vous faites la guerre quatre fois par jour.

Séverine n’avait rien dit. Au fond d’elle, son corps savait qu’il s’agissait de vie ou de mort. Personne n’osait le dire, personne ne comprenait ça. Dans son cœur, elle savait que sa décision était prise. Elle s’en remettait à eux, ils l’avaient convaincue. Elle est rassurée d’être accompagnée, tous les jours. Elle se sentirait incapable de continuer ces efforts, continuer à reprendre du poids mais toute seule.

Elle est revenue dans la grande salle où les quatre jeunes femmes l’attendaient. Elle leur a annoncé sa décision.

— Oh trop bien ! s’était écriée Reine. Tu dois être soulagée.

Ça l’a touchée d’avoir leur soutien. Entourée de leurs sourires sincères, elle avait senti une douce chaleur s’emparer de son corps.

Sur la terrasse, Manon lui avait dit :

— Ils galèreront un peu au début, mais là c’est ta vie que tu joues. Tu fais vraiment un travail de ouf. Vraiment. Car tu fais ce que nous on faisait en hospit en face en revenant chez toi le soir, en vivant seule. Et ce que tu fais ici n’est que du temps de gagné.

Bercée par le soleil, Séverine avait fermé les yeux. Ici, coupée de toute sollicitation extérieure, elle a l’impression d’être en sécurité. Elle est inatteignable.

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