XXXIV
À présent elles sont quatre, une chaise a disparu. Dans la salle Marie-Aude occupe la place de Reine, en face d’elle. Si elle ferme les yeux la jeune fille apparaît, les jambes tendues, Reine qui s’était achetée des baskets papillon lorsqu’elle avait atteint le palier de poids qu’elle redoutait. Séverine se demande où elle est, dans l’avion, si elle a réussi à transporter ses bouteilles de CNO en soute, par-delà l’Atlantique.
Beaucoup s’insurgeaient contre les méthodes de l’hôpital – les fameux contrats de poids – et assimilaient ça à du chantage. Séverine ne disait rien, mais une phrase de Marie-Aude l’avait marquée, parlant des grilles du troisième étage :
— Est-ce qu’on peut y arriver à guérir avec une manière souple, je suis pas sûre.
Elles ne semblaient pas aller mal. Lisa avait ramené un chien en peluche et une licorne dont elle tressait les crins multicolores sur ses genoux.
— On a l’air tellement folles avec nos peluches ! Les gens doivent se dire…
— Bah c’est pas pour rien, on est quand même à l’HP !
Plus que le reste, Séverine était abasourdie de la présence d’esprit de tous ceux qu’elle rencontrait ici. Le pire, Manon, le pire était la lucidité.
Il avait fallu un temps pour s’adapter au groupe. Le tempérament corse de l’une ressortait de façon un peu trop vive, la franchise d’une autre avait plusieurs fois failli faire tourner les discussions au vinaigre. Le mal qui avait pris possession de leur esprit et de leur corps était différent, plus expressif, volubile, direct. Malgré tout leurs réflexions étaient justes.
— Avec tout ce qu’on lui fait subir, notre corps est tout de même une machine prodigieuse. Il est là pour nous, toujours présent.
L’interne qui secondait le docteur Di Milano et suivait une partie des patientes passait dans le couloir le sourire aux lèvres, les encourageait à s’affirmer, « faut se battre pour obtenir ce qu’on veut ! »
L’écho des facéties de Reine et des conversations de Louise et Manon sur l’Éducation nationale résonne encore entre les murs, elle peut encore entendre Coralie rappeler Viviane à l’ordre – « Viviaaane ! » – pour lui dire de s’asseoir. La jeune femme lui manque. Viviane à qui l’on avait interdit de promener son chien, Viviane qui la raccompagnait exprès à sa bouche de métro pour allonger ses kilomètres.
En psychomotricité, Annette avait sorti les rubans de GRS. Séverine avait choisi sans hésiter le ruban violet. Sur un rythme de percussions elle a fait des figures dans l’air, voir sa couleur voler et se mêler aux autres, sa couleur à elle, voir sa couleur danser. Elle se sent si légère, aurait envie de pleurer.
Des fragments de réponse pointaient au gré des jours, sans garantie ni preuve, mais chargés de promesses. Le bureau de Mme F. restait un lieu sûr, immuable.
— Vous vous êtes tant dénigrée, vous vous êtes dit que vous étiez tellement insignifiante qu’il fallait être fragile physiquement pour avoir l’attention des autres, pour être intégrée. Je comprends votre cheminement, infiniment.
La femme en face d’elle trouvait les mots qui réconfortent.
— Vous accepter telle que vous êtes. Il y a toute une palette d’êtres humains sur Terre, vous avez toute votre place, vous pouvez vous placer où vous voulez. Avec votre timidité, toute votre profondeur, votre plume, toute votre complexité.
La psychologue lui avait apporté une nouvelle merveilleuse et le cœur de Séverine avait tressailli.
— Vous êtes unique.
Quand elle lui avait demandé ce qui selon elle faisait sa singularité, Séverine avait répondu l’écriture. Quand elle savait encore le faire.
La thérapeute avait acquiescé, les yeux pétillants et graves.
— C’est tellement plus fort que la maladie.
— Oui… Séverine avait murmuré.
Dans le groupe d’écriture qu’elle avait animé, Séverine presse le stylo contre la feuille. Les mots peinent à venir. Elle dépeint sa Hongrie. Sa patrie de sang et de cœur, d’abîme et d’infortune.
De là elle ne garde qu’un souvenir lointain, irréel. De la place des Héros, du Kelet Kávézó, des stands de gâteaux cheminées dans les stations de métro. Elle se rappelle revenir de concert dans les rues sombres de Budapest et pourtant en parfaite sécurité, la mini bouteille de pálinka à l’abricot qu’elle s’était offerte un soir chez elle, seule. Les toits aux tuiles colorées, les grilles des ascenseurs grinçants, la nostalgie du passé et de la grandeur du pays d’antan. La vue sur Budapest depuis la colline du Château, le tramway jaune et blanc. Elle se rappelle la ville de Pécs et son ancienne mosquée redevenue église, son expédition au Nord-Est et la ville industrielle de Miskolc, tapissée de silence et de neige. La soupe à la crème d’ail servie dans une miche de pain, le train vert aux banquettes vieillottes sillonnant la puszta. C’était dans une autre vie.
Sans bruit, elle apprend à avancer.
Peut-être était-ce cela grandir.
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