Le temple de Syda-Kohlia
Le jeune Talen n’avait jamais été un garçon beaucoup porté sur la foi ou les pratiques religieuses de son peuple. Sa famille l’avait éduqué aux choses matérielles de la vie et aux préoccupations pragmatiques qu’il aurait à affronter une fois devenu adulte. La croyance envers les huit dieux et déesses de Valesia n’était qu’un fond culturel qui n’importait que pour les prêtres et les dévots.
En grandissant, Talen était devenu un homme sûr de lui et clair dans son esprit. Il n’avait pas encore pris d’épouse et n’en éprouvait nul besoin, son métier était important pour les contrées de Valesia, ses actes représentaient l’avenir du pays.
Le jour de ses vingt-six ans, il chevauchait à bride abattue pour transmettre des informations capitales au chef de garnison d’une unité d’infanterie stationnée au delta du Bonyaq, le fleuve qui marquait la frontière de Valesia avec le pays limitrophe de Durikanie.
Toutes ses pensées étaient occupées par l’information urgente et l’annonce subséquente de l’empereur. S’il devait deviner les semaines à venir, il aurait à prendre part à une nouvelle guerre. À cette idée, il sentait de disputer en lui une lâcheté irrationnelle et une fierté tout aussi naïve. Son grade au sein de l’armée impériale lui donnerait une position de choix et une légion sous ses ordres. Il avait bon espoir pour l’issue du conflit, la Durikanie n’avait jamais été une menace réelle pour Valesia.
Arrivé dans les steppes d’Archye, les monts Céruléens se dressèrent, leurs sommets perdus dans les hauteurs azurées et parcourues de légers nuages. Le contour par le sud ou le nord du massif allait ralentir sa chevauchée, ses trajets précédents avaient ainsi perdu presque une semaine dans les méandres boisés où les dédales humides de cette région. Tirant ses cartes de sa selle, Talen prit une heure pour les examiner, tant il avait de versions différentes des mêmes endroits. Sur l’une d’elle, il repéra un ancien passage courant en ligne droite à travers les monts Céruléens, par le col dit des Chèvres-d’hiver. L’ascension serait pénible, mais s’il parvenait à traverser le massif par ce col, il pourrait descendre par la vallée des Eaux-silencieuses et rejoindre la plaine limoneuse du Bonyaq-médian.
Sa décision prise, Talen éperonna son cheval Nog et entama l’ascension du massif en ménageant sa monture.
Au fil des heures, puis le second jour s’enchaînant, il sortit de ses sacoches des vêtements adaptés à un air devenu vif et un vent robuste. La route indiquée sur la carte était en effet praticable, le soldat missionné n’eut aucun mal à franchir les contreforts des Céruléens, ni à s’élever encore plus dans les monts majestueux de l’ouest de Valesia.
Le troisième jour, Talen s’arrêta et, inquiet, consulta sa carte. Un brouillard soudain s’était levé dès le matin, lui bloquant toute visibilité à vingt pas. Incapable de localiser ses repères géographiques, il devait faire confiance à la route qui n’était probablement plus empruntée à cette époque que par des pèlerins ou des marchands audacieux.
Alors que le soleil à son zénith dissipait la brume et offrait un azur immaculé, Talen, transi de froid et d’humidité, accueillit avec ravissement les rayons chauds de l’astre éclatant. Regardant les sommets alentour pour repérer sa position, il prit peur en n’en reconnaissant aucun. Lisant à nouveau la carte usée du massif, il ne sut reconnaître les monts qui l’entouraient. La peur le saisissant, il fit taire ses doutes et se convainc, raisonnablement, que si la route continuait, c’est que son chemin tracé devait bien finir par atteindre l’autre versant et redescendre du côté ouest.
Le chemin, depuis plus d’une heure maintenant, était une corniche étroite découpée à flanc de falaise qui montait toujours dans les hauteurs du massif. Sur la gauche de Talen, le vide promettait une chute dont nul ne pouvait réchapper. Serrant la bride à sa monture, il la fit aller au pas le plus léger possible. Dans son esprit, une voix lui disait avec affolement qu’il s’était égaré, irrémédiablement, que les informations qu’il détenait allaient disparaître avec lui, que la guerre serait perdue par sa faute, qu’il avait trahi son pays et provoqué la mort de ses habitants. Bien sûr il savait que c’était faux ; Talen ne venant pas, un autre courrier arriverait, une bataille serait peut-être moins bien préparée, mais l’empire était loin d’être aussi fragile.
Au tournant de la corniche, un décor inattendu apparut alors, faisant taire toute pensée dans l’esprit préoccupé de Talen. Ses yeux s’écarquillèrent, sa bouche s’ouvrit, béante, et toute réflexion s’interrompit en lui.
La corniche, à quelque pas de là, rejoignait une sorte de vallée miniature et bordée de hautes falaises, qui faisait de l’endroit un sanctuaire naturel isolé de tout regard. Le chemin sur lequel il progressait rejoignait un sentier que bordaient, sur la gauche, des torrents et des cascades qui se perdaient dans le vide, plus bas. Dans ce creux de montagne protégé des vents et de la brume, la végétation était luxuriante, comme si l’entrée dans ce sanctuaire était le passage vers un tout autre climat. D’ailleurs Talen sentait l’air se réchauffer et, se mêlant au son continu du cours d’eau, des cris d’oiseau témoignaient d’une vie qui n’avait rien à voir avec le reste du massif.
Mais ce qui avait tu les pensées de Talen n’était pas tant ce creux paradisiaque dans les monts Céruléens que ce qui se tenait en son centre. Bâti sur une île de roche surélevée que rejoignait un pont de pierre couvert de végétation, le souvenir d’un édifice se dressait, traversé d’arbres aux feuilles mauves et saupoudré de vignes tombantes sur ses parois.
Talen ne retrouva pas tout de suite ses facultés de réflexion. Nog continua à progresser au pas le long du sentier, alors que le soldat levait des yeux émerveillés vers les ruines magnifiques. Les bois étaient fendus, les pierres creusées et fissurées, les tuiles qui avaient couvert les toits courbés de la bâtisse avaient été brisées ou descellées par les lianes qui traversaient chaque part de l’édifice.
Quel était donc cet endroit ? Talen n’avait jamais vu plus beau sanctuaire qui, à lui seul, semblait porter de quoi remplir un cœur de merveilles et d’histoire à dévoiler. Talen était un garçon naïf des beautés du monde ; jamais il ne s’était arrêté pour contempler une vallée s’étendant à l’horizon, laisser un vent le bercer au bord d’une falaise tombant sur la mer, ou écouter la vie qui foisonnait, silencieux au cœur d’une forêt. Mettant pied à terre, il franchit le pont de pierre encore solide et s’avança vers le bâtiment.
L’entrée sur le promontoire se faisait par une ouverture percée et sculptée dans le mur d’enceinte, surmontée de statues représentant des créatures de la mythologie Valesienne. Au sommet d’un bref escalier aux marches dévastées, la cour s’étendait, abandonnée, livrée au temps et à la nature du lieu. Les dalles qui avaient dû recouvrir tout le sol étaient encore perceptibles, par endroit. Quelques marches, face à Talen, montaient jusqu’à une grande porte en bois défoncée dont un pan seulement était en place, tenu par un gond fragilisé. Sur le fronton de l’entrée, une inscription confirmait ce que le garçon avait déjà compris en voyant les statues taillées dans colonnes brisées, ou les bas-reliefs du mur d’enceinte. « Temple de Syda-Kohlia ».
Syda-Kohlia était, dans le panthéon Valesien, la déesse des eaux courantes et des hauteurs vertigineuses. Son domaine concernait aussi la pluie, les orages, et la vie des animaux inférieurs, comme les poissons et les oiseaux. Talen se surprit à se souvenir de ces choses, retenues de son éducation martiale qui avait comporté une brève initiation à la religion de Valesia. Les temples périclitaient, dans tout le royaume, les prêtres étaient une curiosité, les dieux et les déesses de son peuple avaient eu une importance, dans le temps.
Talen, incapable de raccrocher ses pensées à sa mission ou au temps présent, pénétra dans le temple délabré et resta en extase devant le spectacle de la grande salle percé de rayons du soleil, qui sur les particules suspendues dessinaient des rais de pure lumière ; le sol boisé percé de fleurs et d’herbes éparses qui s’enroulaient autour des statues, comme si ce lieu sacré été revenu à ces dieux et déesses que son peuple avait oubliés.
Au bout de la grande salle qu’entouraient, en hauteur, des balcons effondrés et des escaliers partiels, se dressait une statue plus grande que les autres ; une femme immense drapée dans un habit dont les couleurs étaient perceptibles à quelques endroits encore. Son visage était paisible, elle souriait et avait les yeux clos. Ses bras, levés au-dessus de sa tête, tenaient une jarre d’eau qu’elle versait à ses pieds. Le liquide, sculpté lui aussi, avait été brisé à mi-hauteur, mais cela n’enlevait rien au charme de la statue.
La coiffure de la déesse avait été sculptée avec un soin tout particulier, et son abondante chevelure tournoyait autour de son corps en formant des tresses et des boucles que le contraste du matériau utilisé rendait magnifiquement.
Talen, toujours ébahi, ne put empêcher un sourire enfantin de déformer ses traits. Jamais il n’avait vu de tel spectacle, jamais il n’avait cru qu’un jour il poserait les yeux sur un spectacle aussi ravissant que ce temple, ce sanctuaire et cette déesse.
La métamorphose qui se déroulait en lui l’empêchait de s’en rendre compte, mais s’il en avait eu conscience, une peur terrible l’aurait envahie : à cet instant, très rapidement, se déconstruisit en Talen mille et une choses pour être remplacées par l’univers expansif qui gonflait tout son être. Il tomba à genoux aux pieds de la déesse, et, riant de joie, sentit des larmes lui couler sur les joues. Dans ces larmes s’échappaient de lui les peurs, les colères, les inquiétudes, les choses graves ou importantes, les notions de loyauté et de devoir, tout ce qui bridait sa liberté et avait empêché son cœur de respirer. Il oublia l’empire, l’armée et la guerre ; avec ses larmes s’enfuirent aussi sa famille, ses amis et son pays. Il pleurait, triste de sentir disparaître tout ce qui le définissait, mais joyeux de se sentir libre, vierge comme un nouveau-né, le cœur pur et l’âme sereine.
Lorsqu’il releva sa tête, il frotta ses yeux embués et rougis pour remercier la déesse. Il était maladroit, il ne savait ni prier ni comment s’adresser à elle. Mais il apprendrait, se promit-il. Sentant l’amour le pénétrer dans chaque inspiration, il porta ses yeux sur le temple intérieur et ramassa un chandelier couché par terre. Il le remit debout, le repositionna contre un des piliers de bois fragilisés et le regarda en souriant.
Le reste du jour, Talen se débarrassa de son armure légère et de ses armes, qu’il laissa disparaître dans le torrent, jusqu’en bas de la montagne. Il se baigna dans les eaux froides du sanctuaire, parmi les poissons et le croassement des grenouilles, et but son eau, puis il dormit à l’ombre d’un de ces arbres aux feuilles mauves qui poussaient dans la cour du temple et qu’occupaient les oiseaux invisibles aux trilles égayants. Il connaissait sa nouvelle mission, désormais. Ce n’était pas un ordre, pas une idée imposée par quiconque, mais l’expression la plus pure et parfaite de sa volonté, la passion qui le saisissait à chaque souffle et guidait chacun de ses pas. Il devait vivre avec et rendre la vie au temple de Syda-Kohlia. Lui qui avait vécu jusqu’alors en bon et loyal sujet de l’armée impériale, prêt à donner sa vie pour son pays et instrument de ses victoires futures, sans se nommer, sans en avoir conscience, il était devenu prêtre de la plus naturelle et la plus authentique des façons.
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