LE ROI NOIR

Un pas après l'autre, la jambe tour à tour pliée, glissée, tendue, il se déplace altier. Il traverse la cour.
C'est l'heure de son rendez-vous quotidien, avec ses admiratrices et ses contemporains. Dans la maison de retraite, il est privilégié à la mesure de son bien. Il réside dans la plus belle chambre, assortie d'une salle d'eau avec baignoire, quand la plupart n'ont qu'une douche et un lavabo. Le personnel est au petit soin de Monsieur. Il lui suffit de désirer, pour qu'immédiatement une fille docile réponde à sa demande. Il n'a qu'à murmurer pour qu'on coure et se dispute l'honneur de lui répondre.
Pendant ce temps-là, dans le château, le petit peuple, supporte l'attente de ses fesses à torcher, de ses plaies à soigner, de ses plateaux repas. La maison est huppée. Très chère. Mais en bas les pensionnaires ont des ressources moins ostentatoires.
Pour l'heure, tous les indigents seront réunis dans la salle de télévision de l'autre côté de la cour.

Pliées, glissées, tendues, une jambe après l'autre l’entraîne. Il serait étonné qu'on lui parle de privilèges ou de passe-droits. Ces acquis là, l'ont toujours accompagnés, c'est le contraire qui serait extraordinaire. Il n'a jamais manqué de rien, pourquoi en serait-il autrement à présent qu'il vit de ses rentes ?
Mais, non il n'a pas d'enfant… Oui, il a eu plusieurs femmes, trois d'entre-elles sont décédées, il n'a plus de nouvelles des deux autres, mais une pension leur est versée.
Cette maison de retraite n'était que transitoire. Curieusement, il s'y plaît bien. Il a décidé d'y rester. Dans la grande salle, chaque jour, il donne conférence sur sa vie et raconte avec délectation tous les cadeaux et les miracles de l'existence.
Non, en effet, pas d'enfants. C'est vrai, ni d'héritier, il est le survivant richissime d'une longue lignée désormais stérile.
Évidemment il s'est donné du mal pour posséder le superflux, ça n'est pas tout de naître riche et protégé des mauvaises fortunes. Encore faut-il travailler pour doubler la mise.
Ce matin dans le grand salon, il n'y a qu'une ou deux lépreuses, des corps débiles délaissés par l'esprit.
Il avait oublié, c'est le jour des familles. Ses courtisans sont occupés.
Non, il n'a plus de famille, mais toutes les donzelles du château espèrent être adoptées.

LE ROI BLANC

De toute la famille, c'est elle la plus âgée. Elle sait se faire obéir et pas que de ses frères ; aucun chichis, aucune dentelles, Cash ! Ça passe ou ça casse ! C'est comme ça qu'elle est.
Elle mesure plus d'un mètre quatre vingt, ça en impose une telle taille ! Elle chausse un quarante-et-un qu'elle glisse chaque jour dans ses pompes de randonnées. Et puis un pas, dans l'autre, du lever au coucher, elle arpente les terres et travaille comme aucun des hommes de son clan. Elle évalue les chevaux, félicite ici, assassine par là.
Tout roule comme elle l'entend, parce que personne ne prendrait le risque de lui déplaire : gouverner par la crainte et l'exemple c'est sa devise. Sa colère est
saine, ses punitions proportionnées et sa dîme raisonnable.
Dans son domaine on élève des chevaux, pas des pleurnichards. Cash ! Ça passe ou ça casse !
Elle est juste… mais juste ça. Pas de place pour les sensibleries, le boulot va pas se faire tout seul ! Ramasse l'étrille et brosse ! Bosse ! Cash !
C'est le jour des familles, la mère attend sa visite. La maison de retraite sera bondée.
« Gigi tu décolles maintenant ! Tu m'prends en passant, on va voir maman ... Discute pas ! »

Cash !

La rébellion soulève parfois de timides objections. Mais elle se donne sans compter, elle dirige tout avec une main de fer. Elle est ultra compétente et ses frères sont ses sujets, sans elle, ils sont incapables de gérer le domaine
Dans le jardin de l'EHPAD, maman attend sa descendance. Elle reconnaît de loin le pas conquérant et la haute taille de son petit Roi. Elle préfère les garçons ça va de soi.