Chapitre 2 : Le barman de la Gare du Nord
" La Gare du Nord date du XIXème et n’a pas très bien réussi son XXème siècle. Faisons en sorte qu’elle réponde aux standards du XXIème... ".
Ainsi s'exprime le patron de la SNCF, Guillaume Pepy, en ce 24 juin 2015, lors de la présentation des travaux de rénovation prévus jusqu’à l’horizon 2023. Autour de lui, un parterre d'invités dont madame Anne Hidalgo, maire de Paris, Jean-Michel Wilmotte, architecte du projet, Patrick Ropert, directeur de Gare & Connexions et Rémi Féraud, édile du dixième arrondissement.
Sept ans déjà que j’arpente les quais et les allées de cette immense infrastructure ferroviaire aux matériaux nobles qui dessert la banlieue, l’inter-cité, les régions du nord de Paris mais aussi Lille-Europe, Londres et la Belgique. Dans les étages souterrains, on accède au métro et au RER. En surface et en périphérie, gravite un nombre considérable de lignes de bus. Cinq-cent-cinquante-mille voyageurs transitent chaque jour dont quatre-vingt pour cent par le RER.
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Et moi ! Je ressemble à une petite fourmi laborieuse au milieu de tant d’autres.
Chaque matin, mon voyage s'effectue vers la capitale en TER, au milieu de dormeurs, de parleurs, de ceux qui lisent et écoutent de la musique, chacun installé dans sa bulle d'individualité. Puis depuis la gare, la plupart du temps, je rejoins à pied le bureau.
Le soir venu, je remonte par les Grands Boulevards et la rue La Fayette. Environ, vingt-cinq minutes plus tard, je prends le train en direction de la gare de Laon pour descendre à Villers-Cotterêts, petite ville chère à François 1er et Alexandre Dumas.
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Alors, dans cette sorte de " train-train " quotidien, un peu d’échange convivial avec un " être humain " à l’un de ces cafés-comptoirs au niveau du hall, côté quai à taxis et espace londonien, s'avère comme une sorte de remède à l'indifférence générale.
Il est là " mon barman ", fidèle au poste depuis six heures du matin. Il affiche une certaine bonhommie derrière un visage rond et ridé, avec une moustache fine et blanche à l’égale de ses cheveux couleur d'ivoire, bien coupés. Pantalon noir, une jolie ceinture tente de comprimer un ventre aux abdominaux disparus depuis longtemps et une chemise blanche impeccable.
Il tient la maison avec efficacité, jonglant tout aussi bien avec le verbe de Molière que celui de Shakespeare. Viennoiseries et boissons chaudes se succèdent dans un ballet étonnamment huilé, la caisse enregistreuse y allant de son accompagnement frénétique et musical.
Dès qu’il me voit débouler, d’un regard lumineux et rieur, je lui confirme ma commande et contournant la file, je m’installe au bout du comptoir. À peine accoudé, le sac à dos coincé entre les jambes pour dissuader les pickpockets, nous entamons le rituel de la poignée de main et de l’état de santé.
Puis entre deux clients, il passe pour me glisser quelques phrases suivant l’humeur du moment et les actualités. Je sais depuis peu qu’il entretient un contentieux avec son patron et je compatis. Ce dernier plus jeune n'a selon mon " ami ", ni l’art, ni la manière.
Au fil du temps qui égrène les matins qui se ressemblent, on finit par parler de tout, famille, travail, éducation, et aussi de ces incessantes transformations de la gare. Entre cet homme et moi se dégage comme une connivence chaleureuse. Mon plaisir se réduit à échanger quelques " pierres précieuses " avec lui tout en dégustant un jus d’orange, un croissant et un café long.
- Ils cassent tout dans la gare ! me dit-il.
Depuis peu, les travaux se rapprochent de son stand. Je ressens comme une fatalité inéluctable. Je songe aux paroles de cette chanson de Francis Cabrel sur " L'arbre " qui gêne un simple particulier dans la ville et que l'on veut abattre bien qu'il apporte de l'ombre à tellement de personnes.
- Mais ce n’est pas plus mal, poursuit-il alors qu'il repasse devant moi. Le rideau métallique de mon stand tellement fatigué refuse à présent de fonctionner, dit-il dépité. Et le patron ne veut plus investir puisque tout va être rasé.
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Je réalise que j'ignore son prénom.
J'ai presque honte.
Plusieurs matins suivants, je passe au large et le salue de loin, s’il m’aperçoit.
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Aujourd’hui des remords m'habitent.
Je ne passe plus par son allée.
Le comptoir, le café, les kiosques, tout a disparu.
Il ne reste que des fixations au sol, comme les derniers vestiges d’une civilisation passée.
Le barman s’en est allé.
Je longe des palissades de chantier, décorées tour à tour par des artistes de rue. Un peu morose, je fixe l’écran de mon téléphone portable.
Je lui parle, je communique avec lui.
Il compte le nombre de mes foulées, indique la météo et me liste les dernières actualités.
Il a l'air si parfait.
Mais cet appareil ignore ce que c'est qu'un sourire chaleureux, parler de choses futiles, refaire le monde.
Et plus encore, il ne sert pas le café !
=O=
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