Chapitre 2 : Retraite anticipée ?!
Ce putain de «bip bip » me vrille le crâne alors je l’éclate avec ma grande paluche. Je me redresse lentement. Je dois r’sembler à un zombie de ces séries « dernier-cri », bien imbibé, sauf que j’ai pas bouffé de cerveau, pas encore. J’éteins la télévision et m’affale dans le vieux canapé en cuir. Cette satanée boîte à images ne crache que catastrophes et autres calamités et j’ai dû oublier de l’éteindre hier soir. J’attrape la bouteille de whisky bon marché qui traîne à terre et j’en vide le reste d’un trait. Encore une qui ne m’aura pas, soignons le mal par le mal. Un alcoolique ? Non. Un alcoolique n’a pas conscience que c’est pas bien, alors que moi, je le sais. Un alcoolique pense que son verre est son meilleur ami et qu’il le fera oublier. Moi je sais que j’oublierais pas. D’ailleurs je ne veux pas. En soit, je vois plus l’alcool comme un moyen de passer le temps. Et puis, c’est amusant cette façon qu’on a d’penser, quand on est bien fait. On philosophe, sur tout et rien, sur les grandes choses de la vie. On imagine ce qu’on aimerait découvrir, accomplir, avant que la maladie nous emporte, ou qu’une balle de 5 mm fasse son chemin, entre thalamus et cortex cérébral, pour finalement s’incruster dans notre occipital. Tout cela étant bien-sur décidé préalablement par des choix pré-alcoolisation.
Revenons en à nos moutons. Ça fait trois jours que je m’ennuie ferme. Jeff m’a pas rappelé, et ça m’énerve beaucoup. J’ai beau essayer de le joindre, j’tombe que sur sa secrétaire, celle qui a pas encore démissionné pour harcèlement, et qui me demande sans cesse « de rappeler ultérieurement », le tout avec une voix de crécerelle lépreuse se faisant déplumer, vivante.
Vous voyez ce petit animal à la robe brune qui bondit tendrement, pressé de rejoindre sa chaleureuse bruyère de l’autre coté de la route, d’y retrouver ses compagnons de jeu, son papa cerf et sa maman biche ? Vous voyez ses petits yeux, inquiets, ne cherchant que la sécurité, que la vie, que l’amour ? Et bien, si je devais donc décrire mon état d’esprit actuel, j’vous parlerais de ce faon, ce symbole de la nature merveilleuse, fertile et éternelle. J’vous parlerais de mon envie, accélératrice, inarrêtable, de la rencontrer… et de la fracasser contre le par-choc de ma voiture. Ouais, c’est à peu près ce que ressens. Alors heureusement que je ne suis pas du genre à me laisser aller aux émotions sinon j’en s’rais à compter les points sur une route de campagne.
Il y a 457 clous à mon plafond, une goutte tombe toute les 52 secondes dans l’évier, ma voisine a éternué 5 fois et a engueulé son chat à chacune d’elles. Mon cellulaire sonne enfin. La grosse tête de Jeff s’affiche et je réponds pour ne plus la subir.
- Allo ? Stan ?
- Qui veux-tu que se soit, crétin..
- Tu as l’air de mauvaise humeur, siffle t’il. Je vois sa sale face de rat désapprobatrice s’imprimer dans mon esprit. j’ravale ma bile.
- C’est pas comme si tu devais m’appeler il y a trois jours.
- J’ai eu.. du travail. Et je n’ai toujours pas d’affaire pour toi..
Il a hésité, bégayé, trébuché sur les mots. il a prononcé la dernière phrase dans un tout petit souffle, un soupir de gros dégonflé. Ça ne lui ressemble pas, malgré ce que vous pourriez penser. Jeff n’est pas du genre à avoir peur de rendre des comptes. Il ne ferait pas un tel métier sinon. Pourtant il a peur, de quelque chose, de quelqu’un, de moi ? Je ne comprends pas. Par contre, je sais qu’il me prend pour un jambon.
- Te fous pas de moi, tu r’çois des missions par dizaines !
- Elles ne te conviendraient pas..
- Je prends tout ce que tu as, faut qu’je bosse, que j’me vide la tête.
- Je peux pas, c’est de la bagatelle, pas de ton rang. Je sais ce que tu aimes et ça, ça n’irait pas.
Je m’impatiente, l’alcool et ses excuses m’embrouillent l’esprit. Je perd doucement pied et il faut qu’il en finissent avant que je disjoncte.Je me contiens à peine et j’crache les mots entre mes dents.
- Arrête la pommade Jeff. Donnes moi une foutue raison ou une putain de besogne !
Le silence gagne la pièce. Le portable laisse traîner le léger crépitement de la ligne téléphonique et j’entends Jeff reprend deux fois son souffle à l’autre bout. Il lâche enfin les mots, vite-fait.
- Ils ne te veulent plus. Ils veulent quelqu’un de plus réactif, de plus jeune...
C’est marrant les sensations du corps humain. On peut souffler le chaud, et dans la seconde d’après le froid, on peut être serein et puis affreusement anxieux, le tout dans des proportions drastiquement opposées. Ces babioles émotives, j’m’en encombre pas habituellement. Sauf là. Parce qu’on ne touche pas simplement à mon gagne-pain. On s’attaque à la chose que je sais le mieux faire, à celle pour laquelle j’ai tant sacrifié, tant donné.
A l’instant où il a hoqueté ses mots, l’air a quitté la pièce et même l’abruti de merle qui cogne chaque jour ma fenêtre a dû s’étouffer avec une graine car je perçois plus que le bourdonnement sourd de ma colère dans mes oreilles. Je déglutis.
- Pardon ?
Il faut de longues secondes à Jeff pour daigner me répondre et quand il prend enfin la parole, je sais que rien n’étanchera ma rage. Il me parle bizarrement, comme ces balbutiements débiles qu’on fait pour jacter avec un gosse. Il insiste sur chaque mot, pour les enfoncer bien profondément dans mon crâne.
- Je vais mettre fin à ton contrat, Stan. Une sorte de retraite anticipée.Tu pourras profiter de la vie, et bien-sûr tu auras des indemnités...
Je raccroche, je suis déjà dans la voiture, les clés sur le contact. Je démarre et les roues happent le sol dans un hurlement strident. Je vais te les enfoncer bien profondément tes indemnités, Jeff.
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