2. Yselda
En cet an de grâce 1026, le soleil d’automne inondait la cour du château d'Anduze d’une lumière dorée. Elle adoucissaient les contours des pierres anciennes et des arbres centenaires. Yselda, fille d’un riche marchand invité à la cour du Seigneur Bernard Pelet, marchait lentement dans les jardins. Ses doigts effleuraient distraitement les feuilles d’un laurier en fleurs.
Ses yeux clairs suivaient les allées bordées de roses, mais son esprit vagabondait bien plus loin, porté par des rêves de liberté et de voyages lointains.
Sa robe en soie vert pâle, délicatement brodée de motifs d’argent, captait la lumière douce d’octobre, ajoutant une aura presque mystique à sa silhouette.
À seulement dix-sept ans, elle attirait déjà les regards de nombreux jeunes hommes de la noblesse. Leurs avances ne suscitaient chez elle qu’un intérêt poli et distant. Elle savait que l’invitation adressée à son père par le Seigneur d’Anduze n’était pas innocente. Sous prétexte de négociations commerciales, un mariage voulait se profiler, une union arrangée, décidée sans son consentement.
Mais ce jour-là, ce ne fut pas un noble qui retint son attention. Son regard s’arrêta sur Salvin, un jeune homme d’un an son aîné. Fils d’un ferronnier renommé, il travaillait dans l’ombre du château, passant de longues heures aux forges ou dans les écuries.
Vêtu d’une tunique pourpre et d’une cape sombre, il portait des vêtements marqués par le labeur, mais son assurance et la noblesse naturelle de son port de tête démentaient la modestie de son rang.
En l'observant, Yselda sentit son cœur battre un peu plus vite. Elle avait croisé une multitude de jeunes hommes soigneusement habillés, formés aux règles de la cour. Aucun n’avait éveillé en elle une telle curiosité. Il y avait chez Salvin une simplicité brute, une sincérité désarmante qui contrastait avec l’élégance froide et calculée des nobles qu’elle connaissait. Quelque chose dans la manière dont il utilisait ses outils, dans l’attention qu’il portait à son environnement, l’attirait irrésistiblement.
Leurs regards se croisèrent lorsqu’il traversa le jardin pour se rendre aux écuries.
Il s’immobilisa, figé par l’éclat de la jeune femme. Il la trouvait d'une beauté surnaturelle, ses cheveux blonds, baignés de lumière, encadrant son visage d’une douceur éclatante. Ses yeux verts pétillaient d’une intelligence espiègle. Quelques mètres les éloignaient mais il leur semblait qu'une distance infinie les séparait.
Elle appartenait à un monde inaccessible.
Yselda, loin de détourner le regard comme l’exigeait l’étiquette, lui adressa un sourire discret, une invitation muette à franchir ce fossé invisible qui les distinguait.
Salvin, troublé, détourna les yeux. Ses joues s’empourprèrent sous le poids de cet échange. Il avait appris à ne jamais fixer les nobles, à rester à sa place. Mais dans les yeux d’Yselda, il ne voyait ni jugement ni condescendance. Il y lisait une curiosité sincère, un intérêt dénué de la froideur habituelle des jeunes dames de la cour.
Un sentiment qu’il ne comprenait pas le poussait à lever à nouveau le regard.
Yselda, quant à elle, ressentit une chaleur inattendue en le voyant baisser la tête. Salvin n’était pas comme les autres : il n’avait rien à prouver, rien à masquer. À ses yeux, cette franchise, si rare dans son univers, avait une valeur inestimable.
Un matin, alors que Salvin installait une rambarde en fer près d’une des portes du château, Yselda s’approcha doucement. La lumière dorée jouait sur ses broderies d’argent, tandis que le frisson d’une audace nouvelle parcourait son esprit. Sa voix, douce, empreinte d’une assurance surprenante pour son jeune âge, brisa le silence :
— C’est vous qui travaillez parfois aux écuries, n’est-ce pas ? Mon frère m’a parlé d’un garçon qui s’y connaît bien avec les chevaux.
Surpris par l’audace de la jeune femme, Salvin sursauta légèrement. Il posa ses outils et se redressa maladroitement. Il évita de croiser son regard.
— Oui, Demoiselle, répondit-il en se raclant la gorge. C’est moi. Je travaille aux écuries quand on a besoin de moi. Les chevaux... sont ma passion. J’essaie d’en prendre soin du mieux que je peux.
Un sourire effleura les lèvres d’Yselda, qui hocha la tête d’un air songeur. Salvin, malgré sa modestie, éveillait en elle une fascination qu’elle peinait à définir.
— Peut-être pourrais-je vous voir à l’œuvre un jour, dit-elle. J’aime aussi les chevaux, mais je dois admettre que mes connaissances sont limitées.
Il releva timidement les yeux. Il chercha à décrypter les intentions de cette demoiselle si éloignée de son univers. La chaleur qui montait en lui le troubla, mais il perçut dans ses paroles un intérêt sincère, dépourvu de moquerie. Il inclina légèrement la tête. Une lueur de fierté perça malgré son trouble :
— Ce serait un honneur, Demoiselle. Peut-être pourrez-vous ainsi juger de mes capacités ?
Elle laissa échapper un rire léger, comme une note cristalline.
— Je suis Yselda, fille de Garsinde le marchand, répondit-elle en inclinant légèrement la tête. Et vous ?
Son cœur se serra un instant. Pouvait-il réellement se tenir devant elle et espérer retenir son attention ? Mais dans son regard brillait de la curiosité. Il n'y trouva aucun mépris, seulement une promesse tacite : celle de ne pas être jugé pour son rang.
— Je m’appelle Salvin, fils de Gérald le forgeron, murmura-t-il, baissant les yeux. Et je suis à votre service, Demoiselle Yselda.
Leurs regards se croisèrent à nouveau. Une étincelle passa entre eux, fugace mais brûlante. Le monde s’était rétréci pour ne laisser qu’eux, seuls dans cet instant suspendu. Ce simple échange venait de briser une barrière invisible.
Pour Yselda, ce moment semblait plus vaste que la cour du château elle-même. Elle venait de franchir un seuil dont elle ignorait l'existence. Pour Salvin, ce n’était plus seulement un échange de mots mais une promesse, celle d’une histoire qui ne pouvait naître que dans les interstices des conventions sociales.
Le trouble grandissait à chaque regard qu’il osait lui lancer. Jamais Salvin n’aurait imaginé attirer l’attention d’une noble. Il avait grandi dans l’ombre des seigneurs et des dames, habitué à n’obtenir d’eux qu’indifférence, parfois même dédain.
Mais Yselda, avec son regard lumineux, le voyait comme personne ne l’avait jamais vu. Son sourire sincère, cette douceur naturelle dans sa voix... Il ne pouvait s’empêcher d’en être bouleversé. Sous ce regard noble et élégant, il avait l’impression de devenir quelqu’un d’autre, presque digne de se tenir à ses côtés, malgré leurs différences de naissance.
Ils n’étaient plus seulement deux jeunes gens de conditions opposées. Ils étaient deux âmes, chacune portant en elle des rêves et des désirs étouffés, une force intérieure qui n’attendait qu’un souffle pour s’éveiller. Ce premier échange, fugace mais intense, n’était que le début.
Dans le silence qui suivit, ils devinèrent déjà la promesse d’une histoire qui dépasserait les regards, les sourires, et même les mots.
Les jours qui suivirent furent comme les pages d’un roman interdit.
Yselda et Salvin se croisaient en silence. Leurs regards se cherchait avant de se fuir, conscients du danger tapi derrière chacun de leurs gestes. Pourtant, ils ne pouvaient résister à cet appel muet, irrésistible.
Leurs échanges devinrent bientôt des rendez-vous secrets, une romance qui s’épanouissait dans l’ombre, loin des regards de la cour.
Ils se retrouvaient près des écuries, à la tombée de la nuit, quand les derniers serviteurs s’éloignaient et que le château s’endormait doucement. Yselda, enveloppée dans une cape sombre, glissait discrètement dans les jardins. Salvin, feignant de finir ses tâches tardives, la rejoignait rapidement.
Leurs premières conversations étaient maladroites, ponctuées de silences et de sourires hésitants. Mais à chaque rencontre, ils se découvraient un peu plus. Ils abandonnaient les masques imposés par leurs conditions. Yselda partageait des histoires de son enfance, des souvenirs de voyages avec son père, et sa fascination pour les grands horizons. Elle parlait aussi de son envie dévorante de liberté, bien au-delà des murs des châteaux.
Salvin, quant à lui, lui ouvrait les portes de son univers. Il lui dévoilait les secrets de la forge, les joies simples de sa vie à l’atelier, et son amour inconditionnel pour les chevaux. Il lui confiait ses rêves modestes, sa fierté de voir son travail servir le château, et les ambitions qu’il n’avait jamais osé formuler à voix haute.
Yselda buvait ses paroles, émerveillée par cette vie qu’elle n’avait jamais approchée d’aussi près. Pour la première fois, elle découvrait une existence dépourvue d’apparats, mais riche de simplicité et de sincérité. Chaque mot de Salvin, chaque sourire qu’il lui offrait, était comme un souffle nouveau qui nourrissait son âme avide de vérité et d’authenticité.
Sous la lumière argentée de la lune, les jardins étaient figés dans un tableau éthéré. Yselda, émue par une histoire que Salvin venait de lui raconter, effleura doucement sa main. Ce simple contact, fragile et fugace, fut une promesse muette, une note suspendue dans le silence de la nuit.
Alors, il lui confia combien elle l’avait bouleversé, combien son monde avait changé depuis qu’il l’avait vue pour la première fois, debout parmi les roses. Il lui avoua aussi combien chaque instant passé loin d’elle était devenu vide et insignifiant. Ce lien qui les unissait grandissait à chaque regard, chaque murmure échangé, jusqu’à devenir une force irrépressible, plus puissante que la peur ou les conventions.
Parfois, ils s’échappaient du château pour des promenades discrètes dans les bois environnants. Là, sous un ciel constellé d’étoiles, ils se tenaient la main, partageaient leurs peurs et leurs espoirs. Ils savaient que leur relation était fragile, que chaque rencontre clandestine les exposait davantage. Mais cette menace constante ne faisait qu’ajouter une intensité enivrante à leur histoire.
Une nuit d’hiver, alors que le vent rugissait contre les murs du château, ils se retrouvèrent dans une grange à l’écart. L’endroit, simple et isolé, était enveloppé d’une chaleur discrète, bien que le froid s’insinuât partout ailleurs. Un silence particulier régnait, chargé d’une émotion qu’ils n’osaient encore nommer. Yselda, le regard ancré dans celui de Salvin, murmura avec une douceur tremblante :
— Cher Salvin, je sais que le monde nous sépare. Pourtant, chaque nuit, c’est toi que je cherche dans mes rêves. C’est toi que je désire voir, plus que quiconque.
Touché au plus profond de lui-même, Salvin prit délicatement sa main. Il l’effleura comme un trésor fragile, puis il se pencha pour déposer un tendre baiser sur ses doigts.
— Je ne suis qu’un homme du peuple, dit-il doucement, mais avec toi, je me sens plus noble que tous les seigneurs.
Leurs regards s’accrochèrent, intenses, avant que leurs lèvres ne se trouvent. Ce baiser, empli de douceur et de retenue, s’intensifia peu à peu. Il devint une union sincère, pure, scellée dans l’intimité protectrice de la nuit.
Ce moment, gravé dans leur mémoire, vola à la réalité une bulle intemporelle.
Là, au creux de cette grange, ils comprirent qu’ils appartenaient l’un à l’autre, au-delà des murs, des statuts et même du temps. Leur lien, forgé dans l’obscurité paisible de la nuit et illuminé par les étoiles, défiait toutes les lois visibles, se moquant des épreuves à venir.
Alors que l’aube effleurait timidement l’horizon, une brise légère s’infiltra dans la grange. Elle y faisait danser les brins de paille et portait avec elle un souffle chargé de promesses. Yselda, blottie contre Salvin, releva doucement la tête. Son regard brillait d’un éclat nouveau. Il était teinté d’amour et d’un pressentiment indéfinissable. Une voix douce murmura au fond de son esprit :
"Il y a quelque chose de plus grand, Yselda… quelque chose qui te dépasse."
Un grincement soudain brisa le silence. Elle se redressa, alertée. Un souffle étrange s’éleva. Il sembla ralentir le temps lui-même. Une lueur pâle jaillit des interstices des vieilles planches de bois.
Yselda sentit son cœur battre à un rythme démesuré, tandis qu'un frisson glacé parcourait son corps. Sous ses pieds, une lumière palpitait. Elle vibrait comme un cœur chargé d’énergie. La grange entière retenait son souffle. Lentement, Yselda s’avança, son regard fixé sur la lumière grandissante.
— Une Porte, chuchota-t-elle, sa voix teintée de certitude, sans trace de peur.
Le sol trembla doucement. Il révéla un cercle parfait gravé de symboles anciens. Les lettres lumineuses pulsaient, et, bien qu’elles lui fussent étrangères, Yselda sentit qu’elle les comprenait. Un sourire doux effleura ses lèvres, empreint d’une assurance nouvelle qu’elle ne se connaissait pas. Elle avança prudemment vers le centre du cercle. Chaque pas l’emplissait d’une chaleur familière, à la fois réconfortante et mystérieuse.
Puis, dans un éclat de lumière éblouissant, la grange s'effaça. Un paysage inconnu se déploya devant elle, grandiose et irréel. Le ciel, d'un bleu intense et profond, s'étalait à l'infini. Il baignait des terres dorées dans une lumière douce et intemporelle.
Au loin, des ombres mystérieuses se découpaient à l'horizon, immobiles et silencieuses. Elles observaient la scène, témoins discrets d'un événement sacré. Yselda frissonna lorsqu'elle aperçut un arbre colossal entouré d'un tapis de lavandes sauvages en pleine floraison.
Il dominait le paysage tel un gardien millénaire.
Une brise tiède effleura doucement son visage, chargée du parfum envoûtant mêlant ces lavandes aux herbes fraîches alentours, une fragrance à la fois apaisante et étrangère. Le silence qui régnait autour d'elle avait quelque chose de solennel, presque divin, seulement troublé par un léger bruissement. Un murmure lointain qui émanait des profondeurs de la terre elle-même.
L'arbre géant se dressait devant elle, imposant et majestueux, ses racines profondes ancrées dans la terre dorée, tandis que ses branches immenses effleurait un ciel irréel. Chaque feuille, chaque ombre, chaque éclat de lumière vibrait d'une énergie subtile, presque vivante.
Ce monde tout entier respirait, empli d'une force ancienne et infinie.
— Yselda, Première Dame d’une longue lignée choisie par le Destin. Ton véritable voyage ne fait que commencer.
La jeune fille se tourna lentement. Derrière elle, se tenait une femme. Elle était enveloppée dans un manteau d’étoiles scintillantes qui semblaient pulser d’une lumière vivante. Ses yeux, immenses et profonds, reflétaient l’infini. Des galaxies y tourbillonaient doucement, vastes et lumineuses. L’univers tout entier s’y déployait. Elle inclina légèrement la tête. Un sourire énigmatique flottait sur ses lèvres, empreint d’une sagesse insondable. Puis, elle s’avança avec une grâce irréelle. Ses pas effleuraient à peine le sol, comme si elle flottait dans l’air. Chaque mouvement semblait porteur d’une harmonie silencieuse, d'une cadence qui résonnait avec l’étrangeté du lieu.
Son regard, brillait d’une lumière à la fois apaisante et puissante. Il transperça Yselda, révélant des vérités qu’elle n’osait encore nommer. Quand elle parla, sa voix douce emplit l’espace. Elle évoquait une mélodie ancienne, vibrante d’échos lointains et inaltérés.
— Je suis Lydie.
Malgré elle, Yselda s’inclina doucement, submergée par une force invisible qui la dépassait. Ce n’était ni crainte ni soumission, mais un profond respect, mêlé d’émerveillement. Face à cette femme à l’aura cosmique, elle se sentait infime, et pourtant, étrangement, plus entière que jamais
— Tu es au-delà du temps, murmura-t-elle de sa voix douce et cristalline.
Lydie tendit sa main. Une clé y brillait, forgée dans une pierre lumineuse qui irradiait la même énergie que la lumière de la grange :
— Souviens-toi, Yselda... Chaque Porte franchie renforce les liens de l’Amour... ou les brise. Tout dépendra de ta capacité à affronter tes propres ombres.
Soudain, un silence total envahit son esprit qui brisa l’harmonie fragile de la scène. Elle ouvrit brusquement les yeux. La lumière éclatante de son rêve s’éteignit, remplacée par l’obscurité de la grange. L’air froid écrasait ses poumons. L’odeur âcre de paille humide et de bois vieilli remplaça les effluves enivrants de la lavande.
Allongée sur le lit de fortune, son corps tremblait encore, habité de la chaleur illusoire de son rêve. Les murmures de la femme aux étoiles s’étaient tus. Le silence oppressant avait pris leur place, seulement troublé par le grincement lointain d’une planche.
Elle ferma les yeux un instant, mais l’écho du rêve vibrait encore en elle, si puissant qu’elle avait l’impression que la grange elle-même avait changé.
La clé scintillante, les galaxies dans les yeux de Lydie, le chêne colossal au milieu de terres dorées. Rien ne semblait vraiment réel, ni ce qu’elle avait vu, ni ce qu’elle ressentait maintenant. Et pourtant...
Salvin dormait paisiblement à ses côtés, la main posée sur sa poitrine. Son souffle lent et régulier était le seul point d’ancrage dans ce moment de confusion. Elle tourna la tête vers lui, observa son visage endormi, et comprit que leur aventure ne faisait que commencer. Leur amour, forgé dans les méandres du temps, les liait telles les racines profondes de cet arbre géant, indestructible et éternel.
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