16. Retrouvailles
Cette fois, le champ où il se retrouva était différent. Les couleurs vives des fleurs avaient disparu, remplacées par des teintes fanées. La vie elle-même désertait l’endroit. Les feuilles du grand chêne bruissaient sous un vent menaçant.
Il leva les yeux. Au-dessus de l’arbre, un ciel noir chargé de nuages lourds se tenait prêt à éclater. Un grondement d’orage résonna au loin. Il roula comme un avertissement. L’atmosphère pesante l'écrasa.
Vincent chercha un abri, mais le paysage, à la fois familier et étranger, se moquait de lui par son étendue vide. Toutefois, en contrebas, une petite habitation se nichait dans la pente douce.
Une bergerie.
La pluie éclata soudain, violente et impitoyable. Elle martelait le sol comme une cascade infinie. Les éclairs zébrèrent le ciel. Ils illuminaient brièvement le paysage. Vincent courut de toutes ses forces. Ses vêtements trempés étaient plaqués contre son corps. Lorsqu’il atteignit enfin la bâtisse, il se réfugia sous le porche en pierre.
Le ciel s’ouvrit en deux pour livrer passage au déluge.
L’intérieur de la bergerie était vide, abandonné depuis longtemps. Une vague de nostalgie l’envahit. Les murs usés par le temps lui rappelaient ses vacances en Corse, où les journées étaient rythmées par les baignades, les longues balades dans le maquis. Il effleura le bois du cadre de la porte à deux battants. Une sensation douce-amère le traversa :
"Un souvenir heureux s’est déroulé ici."
Mais il ne put s’en rappeler précisément. Vincent s’appuya contre le cadre de la porte. Il observait la pluie qui s’amenuisait. À l’horizon, au bout d’une vallée verdoyante, un arc-en-ciel perça timidement les nuages lourds. Le grondement de l’orage s’éloignait peu à peu, pour laisser place à une sérénité étrange.
Une promesse d’accalmie.
Mais où était Nathalie ?
Il entendit des pas derrière lui. Lentement, il se retourna et la vit, là, souriante. Une douce lumière l'enveloppait, une lumière qui émanait d’elle-même. Ses longs cheveux blonds encadraient son visage clair. Un léger maquillage rehaussait l’éclat pétillant de ses yeux verts. Elle était plus âgée, plus mature, plus belle que jamais.
Contre toute attente, elle s’approcha de lui, le prit dans ses bras et l’embrassa doucement sur la joue.
— Je suis contente de te voir. J’avais peur que tu ne veuilles plus qu’on se retrouve. Sa voix était teintée d’une sincérité touchante.
Vincent sentit son cœur se serrer légèrement. Il recula d’un pas, chercha ses mots.
— À vrai dire, je trouvais la situation... étrange, avoua-t-il. Rêver d’une adolescente de quinze ans, ça ne me semblait pas... correct. Tu comprends ?
Nathalie marqua un temps d'arrêt. absorbée par une pensée qui la préoccupait. Elle brisa le silence qui s’était installé entre eux :
— Vince, tu n’as rien remarqué d’étrange ?
Il esquissa un sourire nerveux. Il voulait détendre l’atmosphère :
— Bah, si...Tout ! Tout ça est étrange !
Il avait une pointe d’ironie dans la voix. Il espérait que cette confession suffirait à dissiper les étranges sensations qui les entouraient. Elle baissa les yeux. Elle chercha les mots justes pour exprimer ce qu’elle avait en tête :
— Non, je veux dire... Elle s’interrompit, un léger tremblement dans la voix. Quand on s’est rencontré, nous avions treize ou quatorze ans. Pour notre deuxième rencontre, j'en avais quinze... Et aujourd’hui, j’en ai dix-huit. Vincent, tu ne comprends pas ? À chaque rencontre, nous vieillissons, comme si nos rêves suivaient le fil de nos rencontres successives dans nos vies réelles.
Vincent fronça les sourcils, frappé par une révélation dont il n’avait jusque-là saisi que de flous fragments :
— La bergerie, murmura-t-il. Elle m’a rappelé nos vacances en Corse... Nous avions dix-huit ans. Tu as raison, je n’avais pas prêté attention à ça. On dirait que... nos vies rêvées se recoupent avec nos vraies vies. Comme si ce n’étaient pas juste des songes.
Nathalie plongea son regard dans le sien, une lueur de questionnement profond dans ses yeux. Elle prit une inspiration :
— Vince, quel âge as-tu réellement ?
— J’ai trente-six ans.
Chaque mot résonnait entre eux comme un écho solennel. Elle hocha la tête, pensive :
— Et...Où vis-tu ?
— À Sisteron...
— J'habite près d’Aix-en-Provence. Dans le monde réel, nous sommes pratiquement voisins, murmura-t-elle, songeuse.
Ils restèrent là, immobiles. Ils observaient la pluie cesser peu à peu. Un silence lourd de mystère prit place. L'air se chargea d'une douceur humide.
Un calme étrange s'était abattu sur le paysage. Le monde retenait son souffle autour d’eux.
Ils échangèrent encore quelques mots, des mots simples, banals, et pourtant, une part d’eux-mêmes savait que ces paroles étaient nourries de quelque chose de bien plus profond, un lien indicible. Un fil qui se tissait entre rêve et réalité.
Ce rêve qu'ils avaient cru n’être qu’une parenthèse commençait à révéler des indices, des échos de leurs propres vies. Un puzzle dont chaque rencontre leur offrait une pièce supplémentaire, sans jamais leur permettre d'en saisir l'image complète. Après un long moment suspendu dans l’étrangeté de cette révélation, Vincent prit finalement la décision de s’éloigner.
Avec une douce résignation, il s'approcha de Nathalie. Son regard s'assombrit de tristesse. Il avait pressenti que cette rencontre onirique leur avait offert une pièce de plus dans ce puzzle insaisissable.
— Il faut que je mette un terme à ce rêve. Notre vie doit reprendre son cours.
— Tu reviendras... demain ?
— Je crois que nous n'avons pas le choix. J’ai l’impression que nous reviendrons toutes les nuits... à l'infini.
Leurs regards se croisèrent, intensément, avant de s’évanouir dans les brumes du rêve, emportant l'inexplicable douceur et le mystère qui les liaient. Elle ne put dire un mot. Vincent avait une nouvelle fois mis fin intentionnellement à leur rêve.
Quand elle se réveilla, quelque chose résonnait en elle. Une vibration lointaine, un écho qu’elle n’avait jamais entendu auparavant avec quiconque. Les souvenirs de ce rêve encore présents en elle furent une brume légère dans son esprit. Elle resta allongée, immobile. Elle écoutait le silence de sa chambre plongée dans la pénombre. Sa main glissa dans ses cheveux tandis qu’elle tentait de comprendre ce qu’elle avait vécu.
Était-ce une simple illusion, un reflet de son imagination ? La manifestation d’une connexion plus ancienne, plus vaste, qui dépassait les frontières du temps et de l’espace ?
— Vincent... murmura-t-elle dans un souffle.
Ce nom résonnait dans son esprit, tout comme les conversations étranges qu’ils avaient eues. Ces échanges, si réels dans le rêve, semblaient être chargés de non-dits, de significations cachées. Leur rencontre avait été une danse subtile, entre le connu et l’inconnu, entre le tangible et l'éthéré.
"Si ce n'était qu’un rêve, pourquoi persiste-t-il en moi comme une réalité ?"
Ses pensées se perdaient dans un océan d'incertitudes, mais une chose demeurait claire. Elle était connectée à lui. Il animait ses rêves. La question qu'elle se posait alors l'empêcha de trouver immédiatement le sommeil.
Pourquoi Vincent était-il encore réapparu dans sa vie ?
Vincent avait passé une nuit agitée. Ses rêves l’avaient emmené dans les Cévennes, là où tout avait commencé. Ses pensées s’étaient tournées vers cette jeune fille qu’il avait rencontrée au pied des ruines du château. Il se souvenait encore de son sourire, de sa voix douce, et surtout de ce jour où, avant la fin de cet été passé à jouer avec elle, il lui avait offert une pierre jaune, trouvée au cœur des ruines.
"Chaque fois que tu la toucheras, elle te ramènera vers moi," avait-il murmuré à Nathalie avant de lui dire adieu."
Ces souvenirs s’entremêlaient avec d’autres. Ce dimanche où il l’avait revue dans la Vallée de Saint-Pons, près de cette fontaine en forme de tertre, un lieu empreint de magie où tout semblait possible. Puis vinrent les images de la Corse, de leur dernière rencontre, lors de vacances inoubliables.
Quand Vincent se réveilla ce matin-là, il avait l’impression de n’avoir presque pas dormi. Les souvenirs de Nathalie, mêlés aux fragments de ses rêves, pesaient sur lui comme un voile invisible. Mais il n’avait pas le luxe de s’y attarder : un rendez-vous important l’attendait.
À dix heures, il devait rencontrer un promoteur immobilier pour discuter de l’acquisition d’un terrain destiné à la maison qu’il rêvait de construire depuis des années. Il en avait lui-même dessiné les plans. Ce projet lui tenait particulièrement à cœur. L’agence Brandt & Cie, qui détenait plusieurs parcelles dans les collines surplombant Sisteron, avait retenu son attention.
Vincent se prépara rapidement. Il quitta son appartement pour arriver à l’agence à neuf heures quarante-cinq. Une standardiste souriante l’accueillit et l’invita à patienter. Pendant ce temps, dans un bureau à l’arrière, Nathalie parcourait nerveusement un dossier.
Vincent Rivera.
Ce nom, inscrit en lettres noires sur le document, lui avait coupé le souffle. Dix heures approchaient. Elle luttait contre la vague d’émotions qui montait en elle. Ses mains tremblaient légèrement tandis qu’elle ajustait sa tenue. Elle tenta de composer un masque de professionnalisme. Mais lorsqu’elle sortit de son bureau, elle vit Vincent dans la salle d’attente. Son cœur manqua un battement.
Il n’avait presque pas changé. Si ce n’est qu’il semblait encore plus sûr de lui, plus attirant que dans ses souvenirs. Dans un moment de panique, Nathalie fit demi-tour. Elle se précipita dans le bureau de son collègue.
- Christian, murmura-t-elle, tu peux m’aider ? C’est urgent.
- Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il, surpris par son ton tendu.
- J’ai un client, là, tout de suite. Mais... Ecoute, c’est compliqué. Tu peux t’en occuper ?
- Désolé, Nath, j’ai un rendez-vous dans dix minutes. Je ne peux pas.
Résignée, elle retourna dans son bureau. Elle prit quelques secondes pour se calmer. Elle noua ses cheveux en une queue-de-cheval stricte, enfila des lunettes de soleil qu’elle avait trouvées dans son sac à main. Elle espérait que ces petits changements suffiraient à passer incognito.
Elle sortit, traversa le hall puis s’approcha de Vincent avec un sourire qu’elle voulut détaché.
- Monsieur Rivera, bonjour. Si vous êtes prêt, nous pouvons y aller.
Vincent se leva, mais dès qu’il croisa son regard – même caché derrière des lunettes – il la reconnut. Il se souvenait d’elle. La femme qu’il avait aperçue au restaurant avec le notaire. C’était elle.
C’était bien Nathalie.
Il serra la main qu’elle lui tendait. Il nota la distance qu’elle imposait. Ses yeux cherchaient un indice derrière ses lunettes, une confirmation qu’il savait déjà acquise. Mais il ne dit rien.
- Vous voulez que l’on prenne ma voiture ? proposa-t-il, poli.
- Non, répondit-elle rapidement. Je préfère prendre la mienne. J’ai un rendez-vous après le vôtre.
Ils montèrent chacun dans leur véhicule et prirent la route. Vincent avait senti une tension étrange flotter dans l’air, une sorte de non-dit, pesant. Ses pensées le ramenèrent à un autre été, en 2007, à Monticello.
Le jour où il était parti sans un mot.
Le terrain qu’ils visitèrent était vaste, entouré de collines baignées de lumière. Nathalie s’efforçait de garder la conversation professionnelle. Elle détaillait chaque caractéristique de la parcelle. Vincent, lui, ne pouvait s’empêcher de la regarder. Il voyait bien qu’elle l’évitait. Elle se cachait derrière un masque qu’il avait bien du mal à percer.
Finalement, au détour d’une question banale sur la surface constructible, il se risqua à une remarque plus personnelle :
- Excusez-moi, mais... Vous avez bien un prénom ?
Nathalie, prise au dépourvu, sentit ses joues s’empourprer. Elle fronça légèrement les sourcils avant de se composer un air détaché.
- Je ne pense pas que vous ayez besoin de connaître mon prénom pour acheter ce terrain, Monsieur Rivera, rétorqua-t-elle sèchement.
Vincent esquissa un sourire amusé. Ses yeux pétillaient d’un mélange d’amusement et de nostalgie.
- Vous savez, il n’y a pas beaucoup de soleil aujourd’hui, dit-il doucement. Peut-être devriez-vous retirer vos lunettes.
Elle le fixa. Elle hésita, comme si cet acte symbolique marquait la fin d'un combat intérieur. Elle inspira, puis, lentement, elle fit glisser ses lunettes au-dessus de sa tête. Leurs regards se croisèrent enfin. Le silence qui suivit sembla étirer le temps. Nathalie ressentit une tension, un mélange de colère et de douleur qu'elle tenta désespérément de contenir :
- Bonjour Nathalie, murmura-t-il, avec douceur.
Elle ne répondit pas immédiatement, mais son regard parlait pour elle. Il exprimait une tempête d'émotions qu'elle n'arrivait pas à dissimuler. Derrière l'armure de froideur qu'elle avait érigée, une blessure profonde affleurait, une blessure qui ne s'était jamais vraiment refermée. Vincent conscient de cette fragilité, baissa légèrement la voix. Il rendit son approche plus douce :
- Je ne t'ai pas reconnu tout de suite. En fait, c'est ta voix... Elle m'a ramené des années en arrière.
Elle serra les poings. Elle tenta de dissimuler l'impact de ses paroles. Malgré tout, elle lui répondit, avec une amertume à peine voilée :
- Moi, je t'ai reconnu dès le restaurant, lança-t-elle, comme un défi. Quand j'ai vu ton nom sur le dossier client, j'ai eu confirmation que c'était bien toi.
Une pause s'installa, remplie d'une tension presque palpable. Sa voix s'adoucit, mais ses mots étaient imprégnés d'un douleur contenue :
- Je suis désolée de m'être comportée comme une gamine, mais sache-le, Vincent... Je ne te pardonne pas. Pas après ce qu'il s'est passé en Corse.
Elle détourna le regard. Vincent remarqua le léger tremblement de ses lèvres, une infime fragilité que ses mots ne pouvaient masquer. Il resta silencieux, pris entre le besoin de comprendre et le poids des souvenirs qu'elle venait de raviver. Le passé qu'ils avaient enfoui l'un et l'autre refaisait surface, chargé d'émotions, de regrets et de ce mélange complexe de sentiments qu'ils n'avaient jamais su affronter.
Après un moment, il osa briser ce silence :
- Est-ce que tu crois qu'on pourrait... parler de ce qui s'est passé là-bas ?
Elle le regarda. Ses yeux brillaient de colère, mais aussi d'une tristesse qu'elle tentait de refouler. Il lui revint à l'esprit l'agression sauvage qu'elle avait subie et l'intervention de Vincent pour la sauver ce soir-là. Puis, la blessure. Le mot qu'elle lui avait laissé.
Malgré tout, elle inspira profondément et brisa le silence :
- Il est trop tard, Vincent. Sa voix était teintée de résignation et de douleur.
Les souvenirs revinrent à lui en un tourbillon. Leur deuxième rencontre en Corse avait été comme une révélation. Quand ils en parlaient du haut de leur dix-neuf printemps, il n'avait pas peur d'évoquer le destin, les aléas ou même une "Bonne Etoile". Puis, ils riaient sous le ciel étoilé de l'Ile de Beauté. Il se souvint de leurs promesses murmurées dans la nuit, leurs baisers, l’insouciance de leur jeunesse et leurs tendres caresses. Il n'avait jamais pensé qu'elle lui en voudrait encore après toutes ces années :
- Je... je ne savais pas quoi te dire, murmura-t-il finalement, la voix teintée d’une hésitation qu’il ne parvenait pas à cacher. Les mots qu’il prononçait lui semblaient dérisoires, insignifiants, presque absurdes face à la douleur qu’il lisait dans ses yeux.
- Après tout ce que nous avons partagé cet été là, après ce que je t'ai donné... Tu es parti sans explication, sans même un mot... Plus aucune nouvelle du jour au lendemain.
Nathalie se détourna. Elle observa les collines verdoyantes sans vraiment les voir. Un silence s’installa, lourd et chargé de non-dits. Le vent léger de la montagne jouait dans ses cheveux.
Elle finit par briser le silence, sa voix presque tremblante, mais empreinte d’une colère froide :
- Tu ne comprends pas, Vincent. Ce n’est pas juste le fait que tu sois parti... Elle fit une pause, chercha ses mots. Elle ne savait pas par où commencer. C’est la façon, la manière dont tu es parti. Sans un mot, sans aucune explication. Tu as disparu de ma vie comme si... comme si je ne comptais pas.
Les yeux de Vincent s’assombrirent de regret. Il savait que rien de ce qu'il pourrait dire n’effacerait le mal qu’il lui avait fait :
- Je sais que j’aurais dû... commença-t-il, mais elle l’interrompit :
- Non, tu ne sais pas ! Sa voix était légèrement cassée, mais toujours maîtrisée. Tu ne sais pas ce que c’est de passer des mois à attendre un appel, un message, quelque chose... n’importe quoi. D'abord, j'ai cru que tu avais eu un accident, qu'il t'était arrivé quelque chose de grave, que tu étais parti pour... toujours.
Une émotion contenue l'envahit. Elle dut s'interrompre quelques secondes avant de poursuivre :
- Mais non, tu avais simplement décidé que je n'avais plus d'importance.
Vincent se passa une main nerveuse dans les cheveux. Il cherchait vainement à articuler une réponse. Il avait si souvent revécu ce moment dans sa tête, mais la confrontation, maintenant qu’elle était réelle, le dépassait :
- Je... j’étais jeune, idiot. Je pensais que c'était ce qu'il y avait de mieux pour toi. Je ne voulais pas te retenir. Sa voix était empreinte d'une sincérité maladroite. Tu avais tellement de rêves, tellement d’ambitions... Je ne pouvais pas te demander de sacrifier tout ça pour moi.
Elle le dévisagea. Son regard était empreint d’une tristesse qu'il n’avait pas prévue :
- Tu ne m’as jamais donné le choix.
Vincent ouvrit la bouche. Aucun mot ne vint. Ce qu’elle disait était vrai. Il le savait depuis longtemps. Il avait pris la décision pour elle. C'était peut-être la pire erreur de sa vie.
Nathalie reprit, plus doucement cette fois, ses yeux fixés sur un point invisible à l'horizon :
- J’ai mis des années à comprendre pourquoi tu étais parti. Et même si j’essaie de ne plus t’en vouloir, ça reste là.
Elle marqua une pause. Le poids de ses souvenirs devenait trop lourd. Puis, lentement, elle posa sa main sur sa poitrine, son geste marqué d’une douleur contenue.
- Cette douleur, ce vide que tu as laissé...
Sa voix s’éteignit, emportée par une émotion qu’elle peinait à dissimuler. Ses doigts effleurèrent son cœur comme si elle cherchait, d’une manière ou d’une autre, à apaiser une blessure invisible mais toujours vive.
Vincent la regarda, figé, incapable de détourner les yeux. Chaque mot, chaque geste qu’elle faisait semblait raviver en lui une culpabilité qu’il croyait avoir maîtrisée, mais qui revenait maintenant avec une intensité déchirante. Il se rapprocha d’elle, incertain de ce qu’il pouvait dire ou faire pour réparer ce qui semblait être irréparable :
- Je suis désolé, Nathalie. Vraiment désolé. Je pensais que te laisser était la meilleure solution, mais j’ai compris bien trop tard que j’avais tout gâché.
Elle inspira profondément. Lorsqu’elle parla à nouveau, sa voix était moins dure, mais toujours pleine de réticence :
- Peut-être que c’était pour le mieux, au final. Nous étions jeunes, on ne savait rien de la vie. Elle esquissa un faible sourire sans joie, avant de reprendre plus légèrement :
- Et toi, Vincent, toujours dans ce milieu du foot ? demanda-t-elle, son ton plus neutre.
- Oui, toujours. C'est ma passion, tu sais, répondit-il doucement. Il sourit aussi, tenta de détendre l’atmosphère, mais l'éclat dans ses yeux trahissait un mélange de nostalgie et de regret. Nathalie hocha lentement la tête. Elle luttait en son for intérieur. Un silence presque solennel passa. Elle lâcha dans un murmure :
- Tu m'as fait mal, tu sais ?
Ces mots frappèrent une nouvelle fois Vincent de plein fouet. Un coup de poing qui raviva une douleur qu’il avait longtemps tenté de refouler. Il ne répondit pas tout de suite, pris de court par la sincérité brutale de son aveu. Une chaleur amère monta en lui. Il savait qu’il ne pouvait plus fuir. Elle ajouta :
- Et tu m'as tellement manqué...
- Tu m’as manqué aussi, Nathalie... bien plus que je ne pourrais jamais te l’expliquer. Il s’interrompit. Il lui demanda, hésitant :
- Tu... tu sais...
- Oui ? le relança-t-elle, curieuse. Ses yeux s’attardaient sur lui.
Vincent inspira profondément :
- Il y a une question que j’aimerais te poser. C'est plutôt personnel, murmura-t-il. Sa voix tremblait.
- Dis-moi, répondit-elle doucement. Son regard ne quittait pas le sien.
- Ça pourrait te paraître idiot... Il rit nerveusement puis poursuivit :
- Est-ce que tu fais des rêves en ce moment ? Des rêves étranges, particuliers ?
Nathalie détourna le regard, troublée, comme si elle cherchait une réponse en elle-même. Après un instant de silence, elle finit par répondre. Sa voix était teintée d’une certaine douceur :
- Oui. Je rêve de toi, de nous... Lorsque je m'endors, c’est comme si tu m’appelais. Je chute vers toi, encore et encore avant de te retrouver.
Vincent sentit un frisson glisser dans son dos. Leurs rêves, ils n’étaient pas de simples coïncidences. C’était trop intense, trop récurrent.
- C’est pareil pour moi, murmura-t-il. Les mots restèrent suspendus dans l'air comme un secret partagé. Tu te souviens du dernier ?
Nathalie hocha légèrement la tête, visiblement aussi perdue que lui :
- Une bergerie, en Corse. Je t'ai demandé si tu reviendrais demain et tu m'as répondu...
- J'ai l'impression que nous reviendrons toutes les nuits, à l'infini...
Elle resta sans voix lorsqu'il finit la phrase qu'elle avait commencée.
- Mais, qu’est-ce qu'il nous arrive ?
- Je ne sais pas, Vincent... Je ne comprends rien. On dirait qu’on revit nos souvenirs, comme si chaque rêve nous ramenait à des moments passés de nos vies... à toutes nos rencontres.
Il fronça les sourcils. Il réfléchit un instant à ce qu’elle venait de dire. Une pensée lui traversa l’esprit :
- Tous ces moments, Nath... Nous sommes en train de les revivre. En rêve. Ce sont des rêves communs et nous nous rejoignons, chaque nuit.
Nathalie ferma les yeux un instant, comme pour rassembler ses pensées. Tout cela la dépassait :
- Comment l’expliquer ? souffla-t-elle, presque pour elle-même.
- Je ne sais pas... répondit Vincent, la gorge serrée. Mais il doit y avoir une raison.
- J'ai l'impression qu'à chaque fois que nous nous rapprochons... Elle hésita et prit le temps de choisir ses mots :
- C'est idiot... c'est comme si nous nous connections... en songe.
Vincent baissa les yeux, le poids de ses pensées semblant plomber son regard.
- J'ai aussi cette impression.
- Tu crois que cela a un sens ? insista-t-elle.
Vincent inspira profondément, ses pensées s'emballèrent :
- Et si ce n'étaient pas juste des rêves ? Si c'était une façon... une manière de nous faire comprendre quelque chose ?
Le silence s'installa entre eux, chargé de cette question qu'ils n'osaient formuler tout haut. Nathalie finit par se redresser. Elle s'approcha de lui jusqu'à ce que leurs épaules se touchent presque.
- Vincent, là-bas, qu'est-ce que tu ressens ? Je veux dire, dans ces rêves. Sa voix était à peine plus forte qu'un souffle.
Il détourna légèrement le regard. Il cherchait à échapper à l'intensité de ses propres émotions.
- Une impression... de déjà-vu. Je vis quelque chose qui m'appartient, mais qui m'échappe à la fois. C'est comme si... comme si je ressentais mes sentiments d'autrefois.
Ses mots laissèrent place à un silence troublant.
Il était clair qu'elle avait atteint un point qu'elle ne désirait pas aborder, où ses sentiments semaient une totale confusion dans son cœur et ses questions, des raisons irrationnelles dans son esprit. Vincent le comprit :
- Je crois qu'on devrait essayer d'en savoir plus, non ?
Nathalie regarda sa montre. Elle recula et commença à se diriger vers sa voiture, prête à partir. Elle se trouva heureuse de ne pas répondre à sa question. Elle ouvrit la portière avant de jeter un dernier regard à Vincent. Un regard chargé de tendresse et de nostalgie :
- Je dois y aller, Vince.
- Oui, bien sûr.
Elle marqua une pause.
- Tu sais... j’ai quand même été heureuse de te revoir, ajouta-t-elle.
Vincent sourit, rêveur. Ses yeux cherchèrent les siens une dernière fois.
- Moi aussi, Nath... moi aussi.
Elle démarra sa voiture et s’éloigna. Elle laissa Vincent seul sur le terrain, avec ses pensées. Elles tournaient de nouveau autour de Nathalie, de ces rêves étranges, de ce monde où ils se rejoignaient nuit après nuit. Il resta là, à réfléchir, des bribes de souvenirs remontant à la surface.
Chaque moment partagé avec elle, chaque émotion vive, semblait résonner dans leurs rêves. Les vacances dans les Cévennes, les balades dans le parc, leurs amours éphémères en Corse. Mais maintenant, une question l’obsédait :
"Et maintenant... Y aurait-t-il une prochaine étape ?"
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