12. Le murmure des Ruines

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Les premiers jours après son agression, Nathalie avait vécu dans un flou total. Des images sombres et une douleur diffuse s'entremêlaient dans sa mémoire, ne laissant que des sensations vagues. Elle gardait de cette nuit-là un souvenir étrange : une main ferme qui l’avait tirée des ténèbres, un visage flou, familier, une voix apaisante. Peu à peu, des fragments de ce moment commencèrent à émerger, comme une présence persistante qui refusait de s’effacer.

Elle se trouvait en convalescence chez elle, affaiblie mais déterminée à se reconstruire. Lorsqu'elle apprit par Véronique, grâce à ses contacts, que son sauveur s'appelait Vincent Rivera, ce nom résonna en elle comme un coup de tonnerre. Vincent, son ami d'enfance, celui avec qui elle avait exploré les ruines de Saint-Julien-d'Arpaon, retrouvé des années plus tard à Saint-Pons, et aimé en Corse.

Elle n'osait croire que c’était lui, après toutes ces années, et après leurs vies si différentes. Les souvenirs revinrent avec force, ravivant en elle un désir irrésistible de retrouver le passé, comme un retour aux racines.

Les jours suivants furent un tourbillon d'émotions. Raviver ce lien semblait essentiel à sa guérison, comme une voie vers l’équilibre. Il lui parut évident qu'elle devait revenir à Saint-Julien-d'Arpaon, là où tout avait commencé, dans ce village qu'ils avaient exploré ensemble.

À son arrivée, elle descendit de sa voiture et inspira profondément l'air frais des Cévennes, un parfum mêlé de pins et de lavande séchée, rappelant les étés passés. Cela faisait des années qu'elle n'était pas revenue ici, dans ce petit village où chaque pierre, chaque chemin, chaque colline portait des souvenirs. Mais aujourd’hui, l’appel du passé était trop fort, et elle céda.

Elle avait tenté de louer la maison de vacances où sa famille séjournait chaque mois de juillet, mais Mme Fabre, la propriétaire, était décédée, et la maison avait été vendue. Elle se résigna à louer une chambre dans une maison voisine, simple mais confortable pour un week-end. Elle défit ses valises, rangea ses affaires dans une petite penderie, comme elle en avait l'habitude, puis, sans perdre de temps, descendit les escaliers et sortit en direction des ruines du château.

Elle s’avançait lentement vers la vieille bâtisse, toujours aussi fièrement dressée au-dessus de la vallée, témoin silencieux de leurs souvenirs. La première fois qu’elle était venue ici, elle n’avait que quatre ans, et neuf ans plus tard, elle avait rencontré Vincent, un garçon gentil, à peine plus vieux qu’elle.

À la simple pensée de son nom, son cœur se serra. À chaque souvenir, à chaque rire partagé, à chaque promesse suspendue, la douleur se ravivait.

La brume enveloppait désormais les ruines du château de Saint-Julien, comme un voile dissimulant le passé. Nathalie avançait lentement sur le sentier rocailleux menant aux vestiges, le cœur alourdi par l’émotion. Elle s’arrêta devant le vieux muret où elle s'asseyait jadis, et prit une profonde inspiration. L’air cévenol, frais et empli des arômes de la terre et des herbes, semblait saturé de souvenirs flottants.

Elle ôta sa chaîne en or, laissant ses doigts caresser le pendentif en topaze, cette pierre que Vincent lui avait offerte autrefois. Elle ne savait pas pourquoi, mais la pierre dégageait une chaleur étrange, comme une présence vivante.

Alors qu’elle poursuivait sa marche parmi les ruines, une sensation inhabituelle l'envahit, presque surnaturelle. Les pierres usées murmurèrent dans le vent, portant avec elles des secrets oubliés, et Nathalie se sentit plongée dans les brumes du passé. Elle s’arrêta, perturbée, au centre de ce qui restait de la grande salle, ses doigts effleurant les pierres froides.

Elle s'assit sur un petit muret entre les tours du château et posa la topaze près d’elle.

À cet instant, une douce lumière dorée émanant du pendentif éclaira faiblement les alentours. Nathalie fixa la pierre, fascinée par son éclat, et un frisson la parcourut lorsqu'elle sentit une main invisible, douce et rassurante, se poser sur son épaule.

Elle ferma les yeux, et des souvenirs émergèrent en elle : des rires d’enfants, des regards échangés, des promesses murmurées dans le silence des collines. Elle revit Vincent, jeune, innocent, son visage éclairé d'une lueur dorée, la même que celle de la pierre.

Une voix douce, presque imperceptible, s’éleva autour d’elle, flottant dans l’air.

— Nathalie...

Elle ouvrit brusquement les yeux, cherchant l’origine de cette voix. Elle semblait proche et lointaine à la fois, comme un écho lointain d’un passé révolu. Le vent souffla, emportant avec lui des bribes de murmures et des mots entrelacés, familiers mais inaccessibles.

Ce murmure était celui de Vincent, mais était-il réel, ou une simple illusion ? Elle posa une main tremblante sur le muret, effleurant la pierre, et une vague d’émotion la submergea. Ce lieu, ce moment, semblaient la relier à lui comme si, malgré les années, leur lien n’avait jamais cessé d’exister. Ses yeux se remplirent de larmes et, d’une voix faible, elle murmura :

— Vincent... Comme j’aimerais que tu sois là...

Mais le silence répondit. La sensation de sa présence persistait, comme si l’espace entre les mondes venait de se confondre. Instinctivement, elle plaça le pendentif contre son cœur et, à cet instant, les ruines du château se transformèrent autour d’elle : les pierres se redressèrent, les tours apparurent, et elle se retrouva projetée dans une époque révolue. Des ombres passaient, des silhouettes indistinctes vêtues de toges anciennes, baignant dans une lueur étrange. Au centre de cette vision, un miroir immense, et Vincent en son centre. Il se tenait là, tel qu’elle l’avait connu, un garçon jeune, paisible, son regard empli de douceur.

— Merci, Nathalie. Merci d’être venue.

Sa voix résonna dans son esprit, douce et mélancolique. Leurs regards se croisèrent à travers les âges, et, dans cet instant suspendu, Nathalie ressentit une paix profonde. Leur lien allait au-delà du temps, au-delà de l’espace, comme si leurs âmes s’étaient toujours reconnues.

Mais, peu à peu, les ruines retrouvèrent leur forme d’origine, les pierres érodées, et Vincent s’évanouit dans un souffle. Elle se retrouva seule, face à l’ombre qui subsistait, une silhouette floue. Le pendentif dans sa main semblait s’éteindre lentement, et un sourire triste effleura ses lèvres. Elle aurait voulu que cet instant soit plus qu’une simple réminiscence, qu’il fût une réponse silencieuse à ses sentiments, mais quelque chose changeait, quelque chose de plus sombre.

Une vibration étrange perturba la quiétude de la vision. D’abord douce, la voix devint plus pressante, envahissante, comme si elle glissait des mots dans son esprit.

"La pierre... Nathalie... Donne-moi la pierre. Nous devons être unis, comme avant…"

Troublée, elle entrouvrit les yeux et observa le miroir, puis les ruines. Autour d’elle, les ombres s’allongeaient, formant des visages inquiétants dans la brume. Elle fronça les sourcils et réalisa que, bien que la voix ressemblât à celle de Vincent, elle avait quelque chose de dissonant. Un froid glacial envahit son corps, et une pensée fugitive effleura son esprit :

"Vincent ne m’aurait jamais demandé de lui rendre la pierre."

L’image de Sigmund d’Anduze, ce seigneur obsédé par la vie éternelle, lui revint en mémoire. Vincent lui avait raconté l’histoire du seigneur hantant les ruines pour récupérer la pierre et cette histoire semblait se mêler à la réalité.

La voix de l’ombre répéta, plus insistante :

"Tu as toujours su que tu devais revenir, Nathalie... C’est ta destinée. Fais-moi entrer..."

La peur glacée s’intensifia, comme si des mains invisibles l’entouraient, la poussant vers une autre réalité, une réalité sombre et inéluctable. Des flashs de son agression envahirent son esprit, la voix se mélangeant à celle de son agresseur.

Elle se détourna brusquement des ruines et s’éloigna rapidement du château. Lorsqu’elle se retourna, il semblait plus sombre, plus menaçant, comme si une ombre s’était emparée de ses murs. Elle sentit que sa raison vacillait, que ses blessures profondes refaisaient surface. Mais, fermement, elle se rappela la chaleur de Vincent, son souvenir doux et réconfortant. Un dernier regard vers les ruines, et elle murmura, presque pour elle-même :

— Vincent... protège-moi.

À cet instant, la brume se dissipa, et le miroir s’évanouit, accompagné d'un murmure étrange. Nathalie comprit alors qu’une présence malveillante avait cherché à l’envahir, à manipuler son amour et ses souvenirs pour en faire sa proie. Mais elle ne l’avait pas oubliée. Elle avait résisté, fidèle à elle-même. Avec ce souvenir en tête, elle quitta les ruines, la topaze serrée dans sa main, déterminée à ne pas se laisser engloutir par les ombres.

Le lendemain, encore marquée par l’expérience de la veille, elle décida de rentrer. Mais avant de partir, elle se rendit une dernière fois aux ruines, comme pour défier cette présence malveillante et affirmer sa propre force.

— Vous ne me détruirez pas, s'entendit-elle dire face aux tours sombres, s'adressant à la voix sortie de la brume.

Elle s’arrêta un instant, puis se détourna pour se diriger vers la petite falaise surplombant la Mimente. La pierre de granit, là où, enfant, elle et Vincent imaginaient des contes de fées, reposait toujours. Là, ils écrivaient leurs histoires, les cachaient dans une fente sous la pierre.

Machinalement, elle glissa la main dans l'ouverture, espérant retrouver un de leurs vieux écrits. À sa grande surprise, elle toucha un morceau de papier. Elle s’agenouilla et en sortit une enveloppe aux couleurs de lavande, presque effacées par le temps. Intriguée, elle l’ouvrit lentement, craignant que le moindre geste ne disperse les mots écrits des années auparavent.

Ses mains tremblaient légèrement lorsqu’elle déplia la feuille et commença à lire en silence :

"Ma chère Nathalie,

Les mots me manquent pour exprimer ce que j’ai ressenti en lisant ta lettre.

Cet été, avec toi, j’ai vécu un rêve, et je ne veux pas me réveiller. Je pense sans cesse à nos promenades, à nos secrets partagés sous le ciel des Cévennes. À travers tes mots, j’ai senti une amitié si rare naître entre nous, et je veux croire qu’elle sera éternelle, peu importe où la vie nous mènera.

Je suis maladroit pour exprimer ce que j’ai dans le cœur, mais j’espère un jour que tu sauras combien tu comptes pour moi. Si tu devais revenir, ici, à Saint-Julien, je crois que tu me retrouverais tel que je suis aujourd’hui… toujours le même garçon rêveur qui espère revoir ton sourire.

Ne change pas, garde en toi la magie qui nous a unis tout un été, et sache que tu as laissé une empreinte indélébile dans mon cœur.

Avec tout mon amour,

Vincent."

Les larmes envahirent ses yeux. Vincent lui avait écrit, mais sa timidité l’avait empêché d’envoyer la lettre. Il l’avait aimée, peut-être autant qu’elle l’avait aimée, dans cette innocence douce et silencieuse.

Elle relut la lettre, le cœur rempli de tendresse et de tristesse. Peut-être que le destin les avait séparés pour une raison, mais aujourd’hui, elle savait que leur lien dépassait tout.

Elle ferma les yeux, se remémorant les instants partagés ici avec lui, et, pour la première fois depuis longtemps, un souffle paisible effleura son visage, comme si elle avait retrouvé une part d’elle-même qu’elle croyait perdue.

Saint-Julien n’était pas qu’un simple lieu de souvenirs, il était un sanctuaire. Et à chaque pas dans ces ruines, elle sentait se régénérer une nouvelle force, nourrie par cette amitié retrouvée.

Dans son cœur, la promesse faîte par Vincent de veiller sur elle résonnait, et elle savait que ce lien la suivrait où qu’elle aille, dans ses rêves comme dans la réalité.

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