14. Fantôme du passé
Vincent avançait dans un silence de cathédrale.
Le vaste champ dans lequel il se trouvait, présentait les couleurs pastel de fleurs qui s’étendaient à perte de vue.
Roses poudrés, bleus ciel délicats, jaunes tendres et violets légers.
Chaque pétale était suspendu entre le réel et l’irréel, qui vibrait doucement sous une brise tiède. À chacun de ses pas, un parfum sucré, mêlé de miel et de vanille, s’élevait pour l’envelopper d’un cocon réconfortant. Le soleil, haut dans le ciel, baignait la scène d’une lumière douce. Il caressait ces fleurs et faisait scintiller leurs teintes sans jamais éblouir. Peu à peu, le bourdonnement des abeilles et le chant cristallin des oiseaux s’ajoutèrent à ce tableau.
Bientôt, l’air fut empli d’une mélodie apaisante.
Vincent avançait lentement. Il était absorbé par cette atmosphère hors du temps. Pourtant, une étrangeté sourde s’insinuait en lui. Quelque chose dans ce paysage parfait, presque trop parfait, le déstabilisait.
Était-ce un rêve, une réalité qui dépassait l’entendement ? Il s’arrêta, le cœur légèrement serré, tandis que son regard scrutait l’horizon. Là, il le vit. Le Château.
Il émergeait de la brume avec une grâce presque surnaturelle. Ses tours anciennes, baignées d’une lumière argentée, se découpaient sur un ciel d’aube pâle. Chaque pierre lui racontait une histoire oubliée, lui murmurait des secrets à qui voulait les entendre. Il paraissait appartenir à une autre époque, à un autre monde. Son contour flou, presque vaporeux, le rendait insaisissable. Il aurait pu disparaître à tout instant.
Autour de lui, un champ de lavandes s’étalait à l’infini, saturant l’air d’un parfum enivrant. Plus loin encore, un chêne gigantesque dominait le paysage, si grand qu’il semblait toucher le ciel. Ses feuilles vertes et denses rappelaient le printemps, bien que la chaleur suffocante trahît une ambiance d’été.
Une goutte de sueur roula sur sa tempe. Une sensation de malaise monta en lui. Il se déconnecta peu à peu de cette scène idyllique. Il ne devait pas avoir plus de quatorze ans, pourtant, une lucidité troublante l’envahissait :
— Je suis en train de rêver. Il murmura à voix basse, comme pour s’en convaincre. Mais… qu’est-ce que je fais ici ?
Les mots résonnèrent étrangement dans l’air immobile. Il tenta de rassembler ses souvenirs. La dernière image claire qui lui venait en tête était celle d’un canapé confortable, un match de football à la télévision, la lumière tamisée de son salon... Ce rêve, ce lieu, n’avaient aucun sens.
Alors qu’il avançait, une silhouette attira son attention. Assise sur un bloc de granit, une jeune fille de son âge observait calmement le chêne géant au loin. Elle portait une robe légère qui semblait flotter dans l’air, presque comme si elle faisait partie du paysage. Ses longs cheveux blonds ondulaient autour de son visage. Ils encadraient des traits à la fois doux et mystérieux. Il y avait dans son regard vert, une profondeur qui contrastait avec son apparente jeunesse.
Vincent s’approcha avec hésitation, la voix légèrement tremblante :
— C’est magnifique ici. Comment tu connais cet endroit ?
La fille tourna la tête vers lui.
— Je viens ici tous les ans, en vacances. Elle lui sourit. Mais aujourd’hui, si je suis là, c’est parce que tu m’y as invité.
— Moi ? répondit Vincent, perplexe. Je ne comprends pas...Comment j’aurais pu t’inviter ici ?
Elle haussa légèrement les épaules, ses yeux brillaient d’une douceur énigmatique :
— Parce qu’on est dans ton rêve.
Un frisson parcourut Vincent. Il détourna légèrement le regard, cherchant un point d’ancrage dans ce décor irréel.
— Dans mon rêve ? Mais alors, comment tu peux être là ? demanda-t-il, une pointe de panique dans la voix.
— Je ne sais pas... Tu m’as simplement demandé de venir et... je suis venue.
Elle répondit avec une simplicité désarmante.
Vincent secoua la tête, comme pour chasser une confusion grandissante. Il parut inquiet :
— Vraiment ? Ça ne me plaît pas beaucoup. Si c'est mon rêve, je vais l'arrêter immédiatement.
— Mais, on ne peut pas arrêter un rêve ! répondit-elle en riant.
— Oh que si ! C'est simple, dit-il en croisant les bras. Quand je fais un rêve qui ne me plaît pas, je pense à me réveiller... et je me réveille, automatiquement.
La petite fille plissa légèrement les yeux. Son sourire s’éteignit un instant.
— Ça veut donc dire que tu n’aimes pas ma compagnie ? lui soumit-elle doucement.
— Non, ce n’est pas ça, balbutia-t-il, soudain gêné. C’est juste que... quelque chose cloche. Comme si ce rêve n’en était pas vraiment un.
Il se tut. Il sentit une tension peser sur lui. Puis, d’un mouvement décidé, il ferma les yeux pour se réveiller. Juste avant de sombrer dans l’obscurité, il entendit la voix de la jeune fille, douce comme un murmure :
— Vincent. C’est ton nom, n’est-ce pas ?
Il rouvrit les yeux, surpris.
— Oui. Et toi ?
Elle sourit, un éclat mystérieux dans les prunelles.
— Moi... C'est Nathalie.
Il se réveilla en sursaut. Vincent se sentit envahi par un flou cotonneux. Il tâtonna à l'aveugle sur la table de chevet, à la recherche de ses lunettes. Ses doigts rencontrèrent enfin la monture froide, qu'il posa sur son nez. L'heure clignotait faiblement sur son réveil.
Deux heures seize.
Un soupir lui échappa. Il éclaira la petite lampe de chevet, dont l’éclat jaune vacilla un instant avant de stabiliser une faible lueur dans la pièce.
Il se leva doucement pour se diriger vers la cuisine. Il sentit la fraîcheur du parquet sous ses pieds nus. Troublé, presque hagard, il traversa l’appartement silencieux avant de se servir un verre d’eau.
Le rêve qu’il venait de quitter lui pesait encore, comme une brume accrochée à son esprit. L’eau froide glissa dans sa gorge, mais n’apaisa pas cette sensation étrange, ce mélange de perplexité et de malaise diffus.
De retour dans sa chambre, il se laissa tomber sur le lit, les draps encore chauds de son sommeil interrompu. Mais, celui-ci l’avait abandonné. Les yeux grands ouverts, il fixait un plafond anonyme. Vincent revoyait encore et encore les images du rêve, comme une séquence dont il ne pouvait détourner le regard. Après quelques minutes d’un silence pesant, il se leva à nouveau, incapable de rester immobile.
Il s’installa sur le canapé du salon et alluma machinalement la télévision. Le canal sport diffusait les résultats des matchs de la veille, mais les images défilaient sans vraiment l’atteindre. Ses pensées s’égaraient toujours vers ce songe. Il saisit un petit calepin sur la table basse et tenta de noter les scores, comme il le faisait habituellement, mais son stylo resta suspendu en l’air.
Il n’arrivait pas à se concentrer.
Cette vision été étrange et refusait de s’effacer. Il pouvait encore voir chaque détail.
Lui, n’ayant pas plus de quatorze ans, et cette petite fille à peine plus jeune que lui. Une blondinette aux yeux verts, un sourire malicieux, un visage doux comme un souvenir d’enfance. Le genre de visage que l’on n’oublie pas.
Nathalie.
Son prénom résonna dans son esprit, comme un écho. Ce rêve lui semblait tellement réel, presque tangible. Il avait revisité un fragment de sa vie. En un instant, le passé et le présent s’entremêlèrent.
Pourtant peu enclin à croire aux mystères ou au surnaturel, Vincent sentit une alarme intérieure résonner en lui. Une part de lui réclamait des réponses, des explications rationnelles, mais une autre, plus enfouie, redoutait ces réponses.
Il secoua la tête, tentant de se recentrer. Pas maintenant, pensa-t-il. Ce n’était pas le moment de se perdre dans des réflexions inutiles. L’horloge digitale affichait trois heures passées. Un rendez-vous crucial l’attendait à huit heures. Il devait rencontrer le président du club de football de Sisteron et ce rendez-vous était bien trop important pour laisser un songe, aussi troublant soit-il, l’empêcher de se reposer.
Il se força à retourner dans son lit où il chercha le sommeil avec insistance. Les bras de Morphée finirent par l’emporter, bien que son esprit restât agité. Quand la sonnerie du réveil retentit, il ouvrit les yeux sur la lumière douce et monotone d’un matin ordinaire. Finies les couleurs oniriques de la nuit, et avec elles, l’étrange intensité qui l’avait habité.
Vers midi, il se rendit dans son restaurant habituel, le "Quai de la Gare". L’odeur familière de grillades et de frites l’accueillit dès qu’il franchit le seuil de l’établissement. Chrystel, la patronne, lui adressa un clin d’œil complice.
— Salut, Vince. La table est prête ! lança-t-elle en désignant la terrasse ensoleillée.
Vincent lui répondit d’un signe de tête, puis s’installa à sa place attitrée.
Peu après, Marjorie, la jeune serveuse, apparut avec son sourire éclatant. Elle posa devant lui sa bière favorite, une Tripel Karmeliet bien fraîche, avant même qu’il ait besoin de la commander.
— Toujours aussi prévisible, hein ? Elle le taquina en lui tendant la carte.
Il sourit légèrement.
— Prévisible, mais efficace.
Sans grande surprise, il opta pour un steak saignant avec des frites. Cela faisait maintenant cinq ans qu’il vivait dans cette petite ville des Alpes de Haute-Provence. Ses habitudes étaient solidement ancrées. Il trouvait dans cette routine un certain confort.
À trente-six ans, Vincent avait tourné la page de sa carrière de footballeur professionnel. Il s’était reconverti en agent de joueurs, non pas pour l’argent ou le prestige, mais pour rester connecté à ce sport qui avait façonné sa vie.
Le football lui avait tout donné... et tout pris.
Les trophées, les émotions intenses, les voyages aux quatre coins du monde : tout cela avait un prix.
Aujourd’hui, il vivait seul. Il n’avait jamais pris le temps de construire une famille. Les idées d’épouse et d’enfants avaient été sacrifiées au rythme effréné de sa carrière. Ses seuls liens restaient ceux, ténus, avec son frère et ses parents, qu’il ne voyait que trop rarement.
Il comptait peu d’amis proches, il avait même perdu de vue ses cousins Enzo et Maxime avec lesquels ils avaient vécu tant de moments heureux.
Cela lui pesait parfois.
Malgré tout, il assumait pleinement ses choix. Ses regrets existaient, certes, mais ils n’avaient jamais été suffisamment puissants pour le détourner de sa route.
Alors qu’il sirotait sa bière, il observa distraitement des couples sur la place. Son esprit vagabonda à nouveau vers son rêve. Nathalie, cette gamine qu’il avait rencontrée toutes ces années auparavant.
Assis à sa table, il se retrouva soudain confronté à l'ombre d'un passé qu'il croyait enterré. Le monde avait changé, lui aussi. Pourtant, ce nom, Nathalie, vibrait encore comme une note familière entre les plis de ses souvenirs. Les images de leurs jeux d'enfance défilaient. Ils laissèrent un sourire fugace sur son visage. Puis, peu à peu, les voix s'étaient effacées, se muant en un simple bruissement. Il se retrouva face à l'immensité de l'oubli , là où tout devenait flou et distant, comme ces rêves que l'on peine à saisir au réveil.
Vincent reprit une gorgée de sa bière. Il revint à la réalité, à ses responsabilités et à cette terrasse d'avril sous le ciel provençal.
Pourquoi son visage persistait-il dans sa mémoire ? C'était là une question qu’il aurait peut-être bientôt l’occasion d’élucider.
Marjorie vint le servir. Son sourire habituel était toujours aussi lumineux et sincère.
Tout en dégustant ses frites croustillantes, il laissa ses pensées vagabonder vers son rendez-vous du matin avec Jo Bertini. Cela s'était déroulé mieux qu’il ne l’avait espéré. Jo était réputé pour sa dureté en affaires, mais également pour son honnêteté, une qualité rare dans ce milieu. Quand ils parvinrent à un accord concernant le prêt d’un jeune joueur prometteur à son club, celui-ci fut scellé par une poignée de main ferme, un geste symbolique et respecté par les deux hommes bien avant que les contrats officiels ne soient signés.
Le soleil printanier baignait la terrasse du restaurant d’une lumière douce et dorée, typique d’un mois d’avril dans le Sud de la France. L’air était légèrement parfumé par les premières floraisons. Vincent savait qu’il profiterait pleinement de cette belle journée. Il avait prévu pour l’après-midi une sortie en VTT dans les collines des Alpes de Haute-Provence, une activité qui, pour lui, était devenue une véritable échappatoire.
Cependant, une présence inattendue vint troubler cette sérénité.
Perdu dans ses pensées, son attention fut attirée par une jeune femme qui venait d’entrer dans le restaurant. Élégante et sûre d’elle, elle portait un manteau couleur perle, une robe grise parfaitement ajustée, complétée par des chaussures assorties. Ses cheveux blonds, coupés au carré, encadraient son visage avec précision. Une fine chaîne en or ornée d’un pendentif en forme de goutte d’eau reposait sur son cou, assortie à ses boucles d’oreilles délicates. Mais ce qui frappa Vincent, ce fut ses yeux : un vert intense et lumineux, presque hypnotique, subtilement rehaussé par un maquillage discret.
Elle s’installa à une table non loin de la sienne, accompagnée de deux hommes en costume sombre. Lorsque son regard croisa celui de Vincent, un bref instant de flottement s’installa. Ses yeux marquèrent un temps d'arrêt, presque imperceptible, puis elle détourna rapidement la tête, comme si elle voulait éviter une quelconque reconnaissance. Malgré cela, Vincent ne pouvait se détourner d'elle. Quelque chose en cette jeune femme le captivait.
Cette ressemblance troublante...
Ce rêve, maintenant cette femme. Vincent ne pouvait croire qu'elle revienne dans sa vie une fois de plus.
"Les coïncidences ne peuvent pas se répéter à l’infini."
Il serra légèrement sa fourchette.
Marjorie s'approcha des trois clients pour prendre leur commande. Quand elle repassa près de Vincent, il l'interpella d'une voix discrète :
— Marjo !
La serveuse s’arrêta, souriante, ses yeux pétillants d’une curiosité professionnelle.
— Oui, Monsieur Rivera ?
La serveuse était une ravissante jeune femme, mais ce qui faisait réellement son charme, c'était son accent. Elle venait de Toulon, et en plus de son sourire éclatant, elle affichait un accent digne des films de Pagnol.
— Ces gens, ceux à cette table… Tu les connais ?
Elle jeta un coup d’œil rapide et répondit avec naturel :
— Le monsieur avec la chemise bleue, c’est Monsieur Debreuil, le notaire de Sisteron. Mais la dame et l’autre homme, je ne les ai jamais vus.
Vincent lui fit un clin d’œil et la remercia d'un sourire.
— Merci, Marjo.
— Vous désirez autre chose ? ajouta-t-elle.
— Oui, apporte-moi un café, un déca… et l’addition.
— Tout de suite.
Elle s’éloigna. Vincent glissa la main dans la poche de sa veste pour sortir son portefeuille. Son regard restait obstinément attiré par la jeune femme en gris. Il ne pouvait s’empêcher d’observer chacun de ses gestes, intrigué par cette aura familière. Lorsque Marjorie revint avec le café et l’addition, il paya rapidement et lui glissa un billet de dix euros.
— Merci, Marjo.
— Merci à vous, Monsieur Rivera.
Il se leva et se dirigea vers la sortie. En passant près du bar, il salua Chrystel d’un signe de la main avant de jeter un dernier regard vers la femme en gris.
Une nouvelle fois, leurs yeux se croisèrent. Cette fois encore, elle baissa légèrement la tête, visiblement troublée. L’envie de l’approcher, de lui parler, monta en lui avec une intensité qu’il peinait à réprimer. Mais Vincent était un homme réservé, peu enclin à céder à des impulsions soudaines.
Une fois dehors, il rejoignit sa Peugeot RCZ. Assis derrière le volant, il resta immobile quelques secondes, plongé dans ses pensées.
— Arrête de te torturer, ce n’est pas elle. Il parla à voix haute, comme pour se convaincre.
Pourtant, un sourire en coin trahissait son doute. Il démarra en direction de sa villa. La radio diffusait "Africa" de Toto qu’il se mit à fredonner distraitement. Dix minutes plus tard, il franchissait le portail de sa résidence et stationnait sa voiture dans le garage.
La maison qu’il louait, de style provençal, n’était pas luxueuse, mais elle était parfaitement aménagée. Les détails, sans doute le fruit du travail d’un décorateur d’intérieur et d’un paysagiste, alliaient confort et simplicité. Il s’y sentait bien, même si parfois le silence de cette maison lui rappelait sa solitude.
Vincent se changea rapidement en tenue de cycliste. Avant de partir, il s’assit quelques instants devant la télévision pour regarder les actualités sportives. Mais les images peinaient à capter son attention. Son esprit revenait sans cesse vers cette femme.
Était-ce Nathalie ?
Cette pensée l’obsédait, comme une vieille blessure qui refusait de se refermer. Il se demanda s’il aurait dû la saluer, lui parler, même brièvement. Mais les regrets et les questions sans réponse ne feraient que l’enfermer davantage dans ses pensées.
Agacé par cette spirale, il attrapa la télécommande et éteignit l’écran.
— Un peu d’air frais, c’est tout ce qu’il me faut, se murmura-t-il.
Dans le garage, son VTT l’attendait. Le vélo était devenu une thérapie, une évasion indispensable depuis la fin brutale de sa carrière due à cette entorse au genou, survenue lors de son dernier match.
Même si ce souvenir le hantait, il trouvait encore un certain réconfort dans l’effort physique, aussi simple soit-il.
L’air printanier des collines lui apporta une sérénité bienvenue. Au retour, il prit le temps de nettoyer son vélo avant de se rafraîchir avec une douche bien méritée. Le soir venu, il prit un repas léger devant un match de football.
Pourquoi ne pas y repérer un jeune talent à promouvoir ?
Finalement, comme bien souvent, il s’endormit sur son canapé, ses pensées toujours hantées par le regard vert de cette silhouette en robe grise.
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