17.Retour vers l'horreur
Pendant cet été en Corse, la vie de Vincent avait rapidement basculé lorsqu'il avait reçu le message de son agent et la confirmation qu'il allait signer son premier contrat professionnel. L’euphorie de cette nouvelle s’était emparée de lui, mais une ombre subsistait.
Nathalie.
Ils avaient partagé quelque chose de fort. Vincent savait que leurs chemins seraient désormais bien différents. Monaco, c’était sa chance, la réalisation d’un rêve qu’il poursuivait depuis son enfance. Il devait s’y consacrer pleinement, sans distraction. Nathalie, elle, avait un autre rêve.
Son avenir serait brillant. Il l'avait compris alors qu'il l'écoutait parler de ses études de droit commerciaux, de ses ambitions, de tout ce qu’elle rêvait d'accomplir. Elle était si intelligente, si déterminée. Il savait que rien ne devait se mettre en travers de sa route. Surtout pas lui.
A cette époque, il n'avait pas su comment lui dire. Assis sur le lit de sa chambre d'hôtel, le cœur lourd, il devait prendre une décision. Il était tombé amoureux d'elle, mais il aimait aussi l’idée de la voir réussir, de la laisser s’épanouir sans être freinée par une relation à distance, par les sacrifices que cela impliquerait pour elle. Il avait appris à la connaître. Assez pour savoir qu’elle serait prête à tout abandonner pour le suivre, à remettre en question ses rêves pour être avec lui. Il ne pouvait pas la laisser faire cela.
Lui, de son côté, il ne pouvait laisser filer ses rêves.
Il aurait dû prendre son téléphone, lui envoyer un message, l'appeler, lui dire qu'il partait pour Monaco, lui parler de son contrat. Il savait ce que cela déclencherait. Elle voudrait venir. Elle lui proposerait de tout réorganiser pour eux. Ttrouver une solution. Il pouvait presque entendre sa voix douce et rassurante, lui dire qu’ils arriveraient à tout surmonter.
Il ne voulait pas être la cause de ses renoncements. Il refusait d’être celui qui l’éloignerait de ses propres rêves. Alors, au lieu de prendre son téléphone, de composer son numéro, il prit sa décision. Il ne la contacterait plus.
Il la laisserait poursuivre son chemin, libre de construire l’avenir qu’elle méritait.
Un billet d'avion pour Nice, rejoindre la capitale azuréenne, un sac sur l’épaule, ses rêves en tête.
Malgré l’excitation qui l’avait envahi, une petite partie de lui était restée en Corse. Lié à ce regard d'émeraude. Il le laissait derrière lui. Il ne le reverrait plus jamais. Il ne lui avouerai jamais.
Ce fut la raison pour laquelle il n'aima plus aucune autre femme après elle.
Il était temps de rentrer. Vincent monta dans sa voiture, le cœur lourd de pensées confuses. Alors qu’il roulait en direction de Sisteron, le paysage se dissolvait autour de lui, mais ses pensées restaient rivées à Nathalie, à leurs rêves partagés. Chaque virage de la route semblait ranimer leurs souvenirs, comme des échos du passé.
Une douce mélancolie l’envahissait, mais derrière cette nostalgie flottait aussi un espoir, celui de comprendre ce qui les unissait encore, au-delà du temps et des rêves. Le soleil déclinait à l’horizon, teignant le ciel d’orange. Vincent savait qu’il devait trouver des réponses parce que leur histoire, pleine de blessures et de mystère, n’était pas encore terminée. Il restait des chapitres à écrire, et ça, il en était persuadé.
Il rentra chez lui rapidement, fit un tour dans la salle de bain puis se rendit directement dans la chambre. Allongé dans la pénombre, ses pensées allèrent une nouvelle fois à son amie retrouvée.
Il revit leur jeunesse. Il se souvenait de tout.
Que s'était-il passé ? Qu’est-ce qui aurait pu créer ce lien mystérieux. Un fil ténu entre eux à travers le temps. Nathalie avait vécu un événement marquant. Il s'en souvenait très bien. Etait-ce en rapport avec lui ? Son accident. La lettre. Cela avait-il un lien ?
Il se prit la tête entre les mains. Rien. Aucune idée ne lui venait à l’esprit. Cela ne faisait qu’ajouter à sa frustration.
Il lui envoya un message avant de fermer les yeux.
Il ne pouvait plus nier l’évidence. Il était amoureux d’elle, d’une façon si profonde qu’il se demandait comment il avait pu l’ignorer tout ce temps. En réalité, il n’avait jamais cessé de l’aimer. Ce sentiment, tapi dans l’ombre de ses pensées, n’avait fait que grandir, attendant le moment où il surgirait, impossible à refouler.
Chaque regard, chaque sourire qu’elle lui offrait réveillait des souvenirs. Des bribes d'un passé qu’il avait tenté de laisser derrière. Maintenant, en cet instant de lucidité brutale, il commençait à réaliser l’ampleur de son attachement.
Ce n'était plus seulement des souvenirs ou des regrets. Un amour intact, vivace, comme une flamme qui n’avait jamais faibli malgré les années. Une foule de souvenirs lui revinrent. A chaque fois, ses yeux lui souriant s'offraient à son esprit. Il sentait son cœur s'emballer légèrement dans sa poitrine.
Puis, sa respiration devint régulière, presque apaisée, tandis qu'il s'endormait, glissant lentement dans la noirceur de la cité phocéenne.
De son côté, Nathalie était encore éveillée. Son cœur battant à toute allure, elle relut le message de Vincent :
"J'ai vraiment été content de te revoir"
Elle lui répondit simplement par un "smiley". Elle envoya un autre message dont la destinataire était Véronique, sa meilleure amie :
"N'oublie pas d'embrasser mon petit Ange."
Elle sortit de la douche. Emmitouflée dans son peignoir de bain, elle se rendit dans la cuisine et se fit un lait chaud. Puis elle s'allongea dans son lit, saisit un roman. Elle espérait qu'il l'entraînerait doucement dans cet univers onirique qui faisait désormais partie de sa vie.
Elle y retrouverait Vincent.
Elle ferma les yeux. Peu à peu la lourdeur du sommeil l'emporta. L’obscurité l’enveloppa. La connexion se fit naturellement quand elle fut projetée dans le rêve de son ami.
Le décor s’installa progressivement autour d’elle. Marseille, le Vieux-Port, la rue déserte où tout s’était déroulé. La lumière des réverbères qui éclairait faiblement le bitume.
Elle sentit son souffle se couper. Elle reconnut chaque détail, chaque ombre. Vincent était là, à ses côtés. Plus jeune, plus tendu mais elle ne fut pas rassurée.
- Reste à mes côtés !
Il se tenait droit, il scrutait l’obscurité avec une vigilance palpable. Tous deux savaient ce qui arriverait.
Il le virent. Un homme. Il surgit des ténèbres, rapide, impitoyable, un couteau à la main. Un couteau brillant sous la lumière pâle. Nathalie recula d’un pas. Elle n’était plus spectatrice. Elle vivait tout. A nouveau. L’effroi, la douleur, le froid glacial. La lumière qui se reflétait dans la lame.
Elle sentit son propre corps trembler, les émotions remonter àla surface. Elle allait défaillir.
Vincent se précipita vers elle. Il fit barrage à l'agresseur. Il espéra gagner le temps nécessaire à leur réveil. Mais le rêve les engluait dans une lenteur terrible. Chaque mouvement était trop tardif. Chaque effort insuffisant.
Il cria son nom.
Nathalie !
Il cherchait à l'atteindre. Alors que le cauchemar se refermait sur eux, Vincent concentra son esprit sur son réveil. Il devait cesser cette horreur. Il ferma les yeux, lutta contre le poids oppressant du rêve qui cherchait à le garder captif. Une douleur sourde martelait ses tempes, pendant qu'il répétait sans cesse dans son esprit :
"Réveille-toi, réveille-toi..."
Le monde se distordit autour de lui. L'air devint plus lourd. Plus difficile à respirer. Une brèche se forma. Tout vacilla. Il ouvrit les yeux. Son corps se redressa dans un sursaut. Il haletait. La sueur coulait le long de son front, sa respiration devenue erratique.
L'horreur était terminée. Stoppée Stoppé juste à temps.
Toujours sous le coup de l'émotion, Vincent prit immédiatement son téléphone. Ses mains tremblaient. Il voulut appeler Nathalie. A sa grande surprise, c'est elle qui le contacta :
- Allô, Vincent ? Sa voix était fragile, à peine un murmure.
- Nath ? Tu vas bien ? Il s’efforçait de garder son calme. Il sentait l’angoisse monter en lui.
- Oui... Je crois. C’était tellement réel... Je l’ai revécu. Tu étais là. Oh mon Dieu ! Sa voix tremblait, marquée par la peur, par l’épuisement.
- C'est fini, calme-toi, répondit Vincent. Il voulait l'apaiser.
Un silence lourd s’installa. Nathalie digérait les événements, toujours sous le choc.
- Ecoute Nath, je me suis rendu compte que nous ne nous connectons jamais deux fois d'affilée à nos rêves. Ne t'inquiète pas. Tu peux te rendormir tranquille. Il lui parla d'une voix douce, conscient de la tension qu'ils venaient de traverser. Je t’appelle demain matin, d'accord ?
- D'accord, répondit-elle, la voix fragile mais apaisée.
- Bonne nuit, Nath.
Juste avant de raccrocher, il l'entendit l’appeler une dernière fois :
- Vince ?
Il ressentit un picotement dans la poitrine. Elle l'appelait par son surnom :
- Oui ?
- Merci... Merci d’avoir été là. Pour moi.
Il resta silencieux. Les mots coincés dans sa gorge. Il voulut lui dire tant de choses, mais ne put. Les sentiments qu'il refoulait depuis tant de temps lui revenaient en plein visage. Plus forts que jamais. Ces derniers jours avaient tout changé. Un pensée le submergea :
"Amoureux comme jamais auparavant."
Au lieu de parler, il se contenta d’un simple "De rien, Nath". Sa voix empreinte d’une tendresse qu’il ne put dissimuler. Il raccrocha, fixa l’écran noir de son téléphone, avant de se perdre une nouvelle fois dans ses pensées.
Le poids des événements se mêlait à l’intensité de ce qu’il ressentait pour elle. Vincent savait qu'il se battrait pour Nathalie. Il irait jusqu’au bout s’il le fallait.
Au fond de lui, une inquiétude tenace s’était accrochée. Un pressentiment qui ne le quittait pas. Une alarme silencieuse résonnait dans un coin de son esprit. L'impression viscérale que les obstacles à venir seraient bien plus redoutables que ce qu’il venait d' affronter.
Les épreuves ne faisaient que commencer. Se battre pour Nathalie exigerait bien plus qu'un simple courage.
Le téléphone vibra sur la tablevers onze heures. Vincent baissa les yeux. Il sursauta légèrement.
"Nathalie" s'affichait à l’écran.
- Oui, allô ?
- Vince... Elle utilisait son surnom avec cette douceur familière qui n’avait pas changé. Écoute, je crois que j’ai trouvé quelqu’un... Quelqu’un qui pourrait nous aider.
Sa voix, teintée d’espoir, attira l’attention de Vincent.
- Quelqu’un ? Il fronça légèrement les sourcils.
- Oui. Une femme. Un peu spéciale. Elle est médium.
Il resta un instant silencieux, digérant l’information, avant de laisser échapper un léger rire nerveux.
- Tu veux voir une médium ? C’est sérieux, Nathalie ?
- Ça peut te paraître... étrange. Mais franchement, guère plus que tout ce qu’on vit en ce moment. Je te promets qu’elle est incroyable. Elle pourra nous expliquer ces songes... ce qu’ils signifient.
L’insistance dans sa voix et la lueur d’espoir qu’il devinait au bout de la ligne firent vaciller son scepticisme habituel.
- Je ne sais pas... souffla-t-il. Ce genre de choses, ça me met mal à l’aise.
- S’il te plaît, Vince...
Elle marqua une pause. Ce simple appel à l’aide suffit à faire céder sa résistance.
- D’accord. Après tout, qu’est-ce qu’on risque ? finit-il par dire.
Il entendit un soupir de soulagement de l’autre côté de la ligne.
- Je la contacte et je te tiens au courant.
Nathalie raccrocha. Vincent resta un instant immobile, son téléphone toujours dans la main. Ses pensées se bousculaient dans sa tête, un mélange d’inquiétude et de curiosité le tenaillait.
Il se dirigea machinalement vers la cuisine pour se préparer un café. La chaleur de la tasse se diffusait dans ses mains. Son esprit, lui, se perdit à nouveau dans les méandres des derniers jours. Il tournait et retournait dans sa tête tout ce qui s'était accumulé ces derniers temps, les événements, les tensions. Cette sensation étrange de nager à contre-courant. Les rêves, les coïncidences, ce lien inexorable entre eux...
Tout semblait prendre un sens. Pourtant, aucune réponse claire ne se dessinait.
Chaque gorgée de son café remuait un peu plus ses pensées. Au fond, il savait qu’il aurait bientôt des choix à faire. Mais au-delà de ces énigmes, une autre pensée prenait le dessus :
Nathalie. Leur lien s'était intensifié jour après jour, mais pourquoi ?
Ce prénom résonnait comme un fil rouge dans sa vie. Depuis leur rencontre à Saint-Julien, elle revenait toujours à lui. D'une manière ou d’une autre. Peu importe le temps ou la distance. À chaque étape importante de sa vie, elle se trouvait là. Par hasard ou dans des circonstances si improbables qu’elles en devenaient presque surnaturelles.
En 2004, après une rupture douloureuse, il l’avait revue à Saint-Pons.
En 2007, lors de vacances en Corse, elle avait réapparu, alors qu’elle vivait pourtant à l’étranger.
En 2013, alors qu’il vivait en Allemange, leurs chemins s’étaient croisés à Marseille. Il la sauvait d’une agression.
En 2019, sa blessure. La lettre de soutien inattendue. Encore une fois, elle était présente.
Aujourd'hui. En 2024. Il s’était installé dans une petite commune des Alpes. Il ignorait qu’elle travaillait là, presque à ses côtés.
Depuis, leurs voyages oniriques communs les avaient rapprochés à un niveau qu’il n’aurait jamais cru possible. Mais, même s'ils semblaient d’abord les unir, ils avaient pris une tournure plus sombre. Ils devenaient des cauchemars. Récurrents.
Le téléphone sonna à nouveau ce qui interrompit ses pensées. Il décrocha rapidement.
- Vincent, c’est Nath. Je ne te dérange pas ?
- Non, je t’écoute.
Sa voix était calme, mais il sentait une certaine tension.
- J’ai eu la médium au téléphone. Je lui ai expliqué notre histoire. J’ai réussi à obtenir un rendez-vous pour ce soir. Tu es toujours partant ?
Son cœur s’accéléra. L’hésitation le traversa.
- Vincent ? Tu es là ?
Il ne recula pas.
- Oui, répondit-il enfin. D’accord, pour ce soir.
- Super ! Je t’envoie mon adresse par message. Passe me prendre vers dix-neuf heures, d’accord ?
- Devant chez toi, dix-neuf heures, répéta-t-il d’une voix automatique.
Elle raccrocha. Il resta immobile. Le téléphone glissa doucement entre ses doigts. Le poids de cette soirée à venir s’abattit sur lui.
"Qu’est-ce qui nous attend vraiment ce soir ?"
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