22. Le Taal

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La voix de la "bête" était étrangement douce, chaleureuse. Mais aussi teintée d’une menace sourde.

La blessure de Vincent le faisait atrocement souffrir. Il s’avança avec précaution. Chaque pas résonnait comme une marche funèbre. La douleur dans sa jambe lui arrachait des grimaces qu’il tentait de dissimuler.

Le bijou pendait mollement entre ses doigts. Arrivé à quelques mètres du monstre, il tendit son bras, hésitant. Mais à la dernière seconde, il recula et serra la chaîne contre lui.

— Libère-la, ordonna-t-il. Sa voix vibrait d’une détermination fébrile.

L'être de l'ombre redressa son imposante silhouette. Sa forme mi-humaine, mi-spectrale semblait grandir davantage. Ses contours diffus scintillaient d’une énergie noire et menaçante. Ses yeux luminescents se fixèrent sur Vincent. Un silence oppressant s’abattit. Seul un vent froid soufflait à travers le rêve.

— Laisse-la partir ! répéta Vincent, son ton cette fois plus affirmé.

Un rictus étrange déforma les traits de l'entité. Il inclina légèrement la tête, comme amusé.

— Très bien, dit-il d’une voix qui résonna comme un grondement lointain.

D’un geste lent, il leva une main gigantesque. Elle était translucide, formée d'une brume glaciale. Un courant d’air mordant enveloppa Nathalie, figée. Ses yeux s’écarquillèrent d’horreur lorsqu’elle comprit ce qui se passait.

— Non ! hurla-t-elle. Elle tendit désespérément une main vers Vincent.

- Non, Vincent, ne fais pas ça ! Il lui sourit tendrement :

— Il le faut Petit Cœur... Je suis tellement désolé.

Mais déjà, un cercle de lumière aveuglante s’ouvrait derrière elle. Il déchirait l’obscurité oppressante du lieu. Nathalie fut soudain aspirée par une force irrésistible. Son cri déchirant se perdit dans l’éclat lumineux. En un instant, elle avait disparu, avalée par le portail. Vincent sentit une rage impuissante l’envahir. Son souffle s’accéléra. Il se tourna brusquement vers le monstre, les traits déformés par la colère :

— Où est-elle ? rugit-il, les poings serrés.

Il ne fit qu'éclater de rire. Un rire glaçant qui vibra à travers chaque parcelle de ce monde irréel.

— Elle est libre, répondit-il simplement, saine et sauve. Maintenant, donne-moi la pierre.

Vincent, l’esprit tourmenté, savait qu’il ne pouvait pas faire confiance à cet être maléfique. Il ferma les yeux et força son esprit à se déconnecter de ce cauchemar :

— Ce n’est qu’un rêve... Ce n’est qu’un rêve... Réveille-toi, murmura-t-il comme une prière.

Le sol se mit alors à vibrer sous ses pieds. Les contours du paysage autour de lui se tordirent, se diluèrent comme un tableau effacé par une main invisible. Vincent essaya de bouger, mais ses jambes refusèrent de répondre, ancrées au sol par une force invisible.

— Réveille-toi ! cria-t-il à nouveau, désespéré.

Le démon s’avança. Son imposante silhouette se découpa dans le chaos ondulant de l’arène. Ses crocs luisants scintillaient dans un sourire carnassier.

— Crois-tu encore pouvoir te réveiller, Vincent ? Mais ce rêve, ce n’est pas le tien...

Sa voix s’éleva soudain, puissante, résonnant comme un coup de tonnerre.

— Tu es dans mon rêve !

D’un geste rapide et brutal, il arracha la chaîne des mains de Vincent. Avant que ce dernier n’ait le temps de réagir, il abattit sa cape noire sur lui, l’enveloppant dans une obscurité totale. Vincent hurla d'effroi alors qu’il tombait dans un abîme sans fin.

Vertigineux.

Lorsqu’il ouvrit les yeux, il se retrouva debout, seul, dans un néant absolu. Pas une étoile ne brillait dans le ciel noir. Le silence était si oppressant qu’il en devenait assourdissant.

La chaîne avait disparu, mais il en sentait encore l’empreinte au creux de sa paume. Un souvenir fantôme.

Il tourna la tête. Une silhouette. Une forme humaine désormais. Une lumière sinistre émanait d'elle. La Topaze scintillait dans ses mains, comme une flamme vivante. Il l'entendit murmurer :

— La puissance de la pierre...

Le décor autour d’eux changea. La lumière de la gemme aveugla Vincent, le forçant à plisser les yeux.

Dès qu'il put les rouvrir, il vit qu'ils se trouvaient dans un château monumental, sombre et imposant. Les pierres étaient froides, noires. Elles suintaient d’une aura maléfique. Une grande salle se matérialisa autour de lui. Un trône sculpté trônaient au centre de cette pièce sinistre. Autour, une cheminée monumentale, des étagères remplies de manuscrits anciens et un miroir...

Majestueux.

La silhouette avait pris forme humaine. Un homme. Jeune, élégant, drapé dans une cape noire en soie. Il se tenait devant lui. Son visage noble affichait une malveillance palpable. Abasourdi, Vincent fixa cet homme qui semblait à la fois étranger et familier :

— Mais qui êtes-vous ? demanda-t-il, la voix tremblante.

L’homme s’approcha lentement, un sourire froid sur les lèvres. Sa voix était douce. Elle résonna dans la salle :

— Tu n'as toujours pas compris ? Avant de poursuivre, il regarda son hôte singulièrement.

- Je suis Sigmund, Seigneur d'Anduze !

Le jeune noble toucha son propre corps devenu tangible. Satisfait.

- Grâce à toi, je suis revenu à la vie. Je saurai t'en remercier. Mais tout d'abord, je dois m'approprier ton monde.

Vincent était horrifié par ce qu'il entendait :

— Vous “approprier mon monde” ?

Sigmund se mit à rire. Un rire froid et sans joie :

— Crois-tu que ce château me suffit. Ce promontoire, ces terres de gueux...? J'ai d'autres prétentions.

Son regard redevint maléfique. Il le plongea dans les yeux de Vincent :

— Un millier d'années d'attente. Tu peux imaginer ce que cela représente ? Maintenant que la pierre est entre mes mains, je vais sortir de ce rêve. Revenir dans ton monde. Dans mon monde. Rien ne pourra m'arrêter !

Son regard s'absenta soudain. Quelque chose avait attiré son attention durant quelques instants. Sigmund désigna un vieux siège en bois au fond de la pièce. Il faisait face à un miroir sur pied.

- Assieds-toi, Vincent. Mets-toi à l'aise !

Une chaleur envahir sa tête. Ses mains furent comme ankylosées. Une force étrange le poussa à aller s'asseoir face à ce miroir qui semblait l'attendre, là. Une fois installé, il ne put résister à l'envie d'y contempler son reflet. Son visage était flou, déformé. Il ne put discerner correctement son contour, ni voir ses yeux. Une forme sombre commença à s'élargir lentement pour prendre sa place. Une forme humanoïde. Au fil des secondes, elle devint un être. A part entière.

De couleur grise, la tête allongée, de grands yeux noirs. Il fixait Vincent. Sa voix métallique se fit entendre dans son esprit :

"Je suis le Taal. Libère-moi, fais-moi entrer dans ton univers. Deviens celui qui relie les mondes..."

Il fixa la silhouette obscure qui semblait envahir tout l’espace autour de lui. Le nom résonna dans l'esprit de Vincent comme un glas funèbre :

“Le Taal”.

Ce nom... Il ignorait sa véritable signification, mais il évoquait quelque chose d'ancien. De terrible. De profondément destructeur. Les mots de Lisandra revinrent à son esprit :

"Il veut diriger le monde. Il fera entrer les Taal..."

— Le Taal, répéta Vincent. Sa voix trahissait une nervosité grandissante.

Sigmund, drapé dans son aura de malveillance, apparut derrière lui. Son regard brûlait d'une lueur glaciale. Il savourait la peur qui montait chez son adversaire, à l'image d'un prédateur qui joue avec sa proie.

— Le Taal, Vincent... C’est l’avenir. C’est la fin d’un monde, le début d’un autre. Grand. Puissant.

Il parla d’une voix posée.

- Une révolution que personne ne saura empêcher, ni même freiner.

Vincent recula d’un pas. Ses mains tremblaient alors qu’il serrait les poings. Il tentait désespérément de maîtriser la peur qui nouait son ventre.

- Une révolution ? Quel genre de révolution ?

Un rictus déforma les traits de Sigmund. Il s’approcha davantage. Chacun de ses pas résonnait comme un coup de marteau sur une enclume.

- Ils ne sont pas simplement une force. Ils sont une Civilisation. Des entités sans pitié, nés des ombres des rêves, nourries par les faiblesses des hommes. Sa voix se teignait d’une exaltation admiratrice.

- Ils dorment depuis des millénaires, enfermés dans une dimension que seuls les élus comme moi peuvent ouvrir.

Le cœur de Vincent tambourinait dans sa poitrine. Un mélange d’effroi et de confusion l’envahissait.

- Mais... Pourquoi les réveiller ? Pourquoi provoquer tout ça ?

Sigmund s’arrêta. Il fixa Vincent avec une intensité qui voulait transpercer son âme.

- Parce qu'ils sont l’ordre absolu. Ils ne connaissent ni le doute, ni la peur. Leur pouvoir est infini, leur discipline, implacable. Sous leur règne, il n’y aura plus de chaos, plus d’imprévu. Seulement la perfection. Il feront un nouveau monde. Un monde que je contrôlerai de ma main.

Il fit une pause. Il leva la topaze devant lui, la lumière vacillante du feu dans la cheminée se refléta sur la surface polie de la pierre.

- Grâce à cette gemme, grâce à cette clé, leur arrivée est enfin possible, ajouta-t-il. Sa voix basse vibrait de triomphe.

- Vous êtes fou ! hurla Vincent. Dépité il s'assit dans le fauteuil qui faisait face au miroir.

- Pourquoi... Mais pourquoi...?

La réponse de Sigmund résonna comme une sentence, froide et implacable :

- Ce monde est faible, fracturé. Vous avez échoué à maintenir l’équilibre. Ils sont ceux celui qui corrigeront vos erreurs.

Vincent serra les poings, la colère mêlée à l’incompréhension.

- Corriger ? Ou tout détruire pour reconstruire à leur image ?

Un silence glacial s’installa. Le Seigneur d'Anduze répondit, presque avec amusement :

- Détruire pour mieux façonner. Ce monde, mon Monde, sera enfin parfait, débarrassé de ses failles.

Les mots résonnaient dans l’esprit de Vincent, mais un autre souvenir qui s’imposa à lui. Celui du rêve où Iselda lui avait supplié de ne pas donner la pierre. Il n’avait pas écouté et maintenant, il s’en voulait terriblement, sachant au fond de lui que tout était de sa faute.

S’il n’avait pas cherché à tout prix à explorer ces ruines.. S’il n’avait pas trouvé cette fichue topaze... Si elle était restée là où elle appartenait, enfouie dans l’oubli... rien de tout cela ne serait arrivé. Il détourna les yeux, le poids de la culpabilité l'écrasant.

..............................

A l'hôpital, Nathalie émergea lentement des ténèbres. Il lui sembla remonter des profondeurs d'un océan de nuit. Ses paupières papillonnèrent. Une lumière douce, tamisée, l’accueillit. Elle sentit un souffle d’air tiède contre sa peau, une odeur familière mêlée à celle d’une rose fraîche. Une vague de confusion l’envahit. Bientôt, elle perçut les bips réguliers d’un moniteur cardiaque, rassurants dans leur monotonie.

Elle tourna faiblement la tête. Les rideaux entrouverts laissaient filtrer une lumière dorée et douce. Sur la table de chevet, une rose rouge contrastait avec l’austérité des lieux. Une main chaude serrait la sienne. Elle reconnut immédiatement son amie, assise près du lit. Elle était endormie, son visage appuyé contre le matelas.

- Véronique... murmura-t-elle d'une voix faible.

Véronique se redressa brusquement. Son regard se remplit de larmes d’émotion.

- Nathalie ! Mon Dieu, tu es réveillée !

Elle éclata en sanglots, serrant sa main avec douceur. Nathalie, encore engourdie, sentit une chaleur réconfortante se diffuser en elle. Mais très vite, une autre sensation monta : une angoisse sourde, viscérale.

"Vincent."

Où était-il ? Elle revit son visage fatigué. Son regard hanté par la peur. La promesse qu’il lui avait faite avant qu’elle ne sombre dans l’inconnu. Sa déclaration avant qu'il ne...

Les mots du médium lui revinrent...

"Un prix à payer... Sacrifier quelque chose de précieux... Si vous échouez, l'un de vous pourrait ne jamais revenir de l’autre côté du rêve".

Un sacrifice.

Vincent s’était sacrifié pour elle. Il était resté là-bas, seul, pour affronter ce cauchemar.

- Il m’a sauvé, murmura-t-elle. Ses yeux brillaient de larmes.

Véronique pencha la tête, intriguée :

- Qui t’a sauvé, Nath ?

Nathalie tourna la tête vers elle. Elle luttait contre les souvenirs qui se bousculaient dans son esprit.

- Vincent... Vincent m’a sauvé.

......................

Dans les méandres du rêve, Vincent se redressa, l’esprit en ébullition. Sigmund s'était effacé, mais son ombre pesait encore sur lui..

- Comment sortir d’ici ? marmonna-t-il, serrant les bras autour de son corps frigorifié. Il y a bien un moyen.

Il passa ses mains sur son visage puis dans ses cheveux :

- Réfléchis, bon Dieu...

Le froid s’abattit sur lui. Il remonta le col de sa chemise et enfouit machinalement les mains dans ses poches. Il ressentit dans celle de droite un poids inhabituel qui attira son attention. Tremblant, il en sortit la chaîne de Nathalie, celle qu'il lui avait offert vingt ans plus tôt.

Celle que Véronique lui avait remis à l'hôpital. La topaze pulsa dans sa main. Une chaleur apaisante qui contrastait avec le froid oppressant du château.

Les paroles des trois jeunes femmes revinrent à son esprit :

"Tu comprendras lorsque le moment sera venu."

Il se souvenait maintenant du geste d’Yselda, cette main tendue vers son torse dans le rêve. À ce moment-là, il avait pensé que ce n’était qu’un symbole, un détail quelconque. Mais ses mots, gravés dans sa mémoire, prenaient un tout autre sens :

"Quand le poids te semblera familier, tu sauras que c’est le bon moment."

Un frisson parcourut Vincent. Ce geste, qu'il avait trouvé insignifiant à l'époque, était en réalité l'acte clé.

Les trois jeunes femmes mystérieuses avaient utilisé leur lien avec lui pour cacher la véritable pierre dans un pli de la réalité. Une faille du rêve qui attendait de se manifester au moment exact où il en aurait besoin.

Et ce moment était venu.

La vraie pierre était dans sa poche parce que Lisandra, Éléonore et Yselda l'y avaient placée. Elles avaient défié les lois mêmes d'un monde onirique.

Cette gemme, c'était son bon de sortie. La topaze que Sigmund avait récupérée était celle des rêves qu'il partageait avec Nathalie.

Mais celle-ci, c'était la vraie.

Il sut qu'elle lui permettrait de quitter ce lieu maudit. Ce cauchemar où il se retrouvait prisonnier d’un fou et d'une entité venant d'un autre univers.

Il serra la gemme dans sa paume. Une énergie nouvelle monta en lui. Mais autre chose s'éveilla au même moment. Une voix grave et métallique résonna dans son esprit :

"Fais-moi entrer dans ton univers. Tu as la clé."

Vincent déglutit. Il sentit son souffle s’accélérer.

"Comment pourrais-je le faire ?" demanda-t-il en pensée.

"Utilise la pierre. Ouvre la porte. Je te ferai sortir d'ici."

Un éclat lumineux attira son regard. Le miroir s'était mis à briller. Vincent avança, hésitant. La pierre vibrait au creux de sa main.

"Où est Sigmund ?"

Le Taal lui répondit, la voix empreinte d’une sérénité surnaturelle :

"Sigmund n'est qu'un pion, le vrai pouvoir est dans ta main... Approche-toi. Plante la pierre au cœur de son reflet et... Ouvre la porte."

Son coeur battait à tout rompre. Il commença à se diriger vers le miroir. Celui-ci scintillait de plus en plus. Il en devenait aveuglant. A travers sa surface, il crut apercevoir l'entité de couleur sombre.

Sans le vouloir, Vincent avançait, le bras tendu. Dans sa main, la pierre vibrait en harmonie avec son propre rythme cardiaque. Mais avant qu’il n’atteigne le miroir, une voix rugit derrière lui :

- Cette pierre... Tu m’as trompé ! C’est Ma pierre !

Sigmund, le visage tordu par la rage, désignait la gemme avec une fureur presque animale.

Vincent reprit ses esprits. Il recula. Les mots d’Yselda résonnaient dans son esprit :

"Les pierres ouvrent les portes."

Il fit face à Sigmund, tenant fermement la topaze devant lui. Le miroir brûlait littéralement. Il attendait d’être activé.

Vincent balaya la pièce du regard. Ses yeux s’arrêtèrent sur un candélabre massif en fer forgé. Il se dressait fièrement sur la cheminée. Sans réfléchir, il s’en approcha. Ses mains tremblantes le saisirent. Il sentit le métal froid et lourd dans sa main. Le poids rassurant de l’objet entre ses paumes lui donna un sursaut de courage.

Il tourna lentement la tête vers Sigmund. Pour la première fois, le Seigneur d'Anduze paraissait inquiet, presque vulnérable.

- Tu n’auras pas ce pouvoir, murmura Vincent.

- Non !! cria Sigmund, ne fais pas ça !

Une étrange pitié traversa l’esprit de Vincent. Mais elle fut rapidement remplacée par une résolution farouche. Il inspira profondément, serra le candélabre entre ses mains et avança vers le centre de la pièce. Ses pas résonnèrent sur les dalles de pierre.

Sigmund, quant à lui, se tenait là, figé. Ses traits trahissaient une inquiétude profonde.

Vincent se tenait maintenant entre lui et le miroir. Il posa lentement la topaze sur le sol. Lentement, il leva le candélabre au-dessus de sa tête. Son cœur battait si fort qu’il en ressentait les pulsations jusque dans ses tempes. Son regard se posa une dernière fois sur l'entité du miroir. Une lueur de défi brillait dans ses yeux. Puis, sans hésiter, il abattit le candélabre sur la gemme avec toute la force qu’il pouvait rassembler.

La topaze explosa.

Son éclat de lumière, d’une intensité divine, projeta une onde de chaleur et d’énergie pure dans toute la pièce. Vincent fut renversé par l’impact. Une vibration puissante secoua tout son corps.

Un cri guttural, semblable à un rugissement de bête blessée, retentit dans l’air. La voix du Taal, déchirée de haine et de colère, s’éleva dans un hurlement qui sembla ébranler les fondations mêmes du château. Le son résonna comme un millier d’âmes tourmentées criant à l’unisson.

Au centre de la pièce, Sigmund fut instantanément arraché du sol. Il lévita dans les airs comme un pantin désarticulé. Ses yeux étaient écarquillés de terreur, ses membres secoués par des spasmes violents. Une lumière aveuglante enveloppa son corps. Des volutes d’ombres noires s’en échappèrent, tourbillonnant avant de disparaître dans le néant.

- Non ! hurla-t-il dans un dernier souffle. Sa voix se brisa avant même que son corps ne se désagrège. Il se décomposa en une myriade de particules lumineuses.

Vincent eut la vision d’une étoile vivante, palpitante comme un souffle d’univers. Une voix féminine s’éleva, douce et lointaine, portée par la lumière elle-même :

" Ainsi s’achève le cycle."

Il ne savait pas qui elle était. Mais son timbre vibrait d’une familiarité dérangeante.

Un souvenir oublié.

Le corps de Sigmund disparut dans une implosion silencieuse. Une onde de choc traversa la pièce. Elle fit trembler les murs et le miroir. Puis, le silence tomba, total, écrasant.

Vincent à genoux, le candélabre tremblait entre ses mains. Le souffle court, il fixa l’endroit où Sigmund se tenait quelques instants plus tôt. Il n’y avait plus rien. Pas même une ombre.

Un rugissement sourd se fit entendre, comme si le château lui-même s’éveillait dans une colère millénaire. Les murs massifs commencèrent à trembler, des fissures béantes apparurent dans la pierre. Des morceaux du plafond s’effondrèrent dans un fracas assourdissant. Les poutres en chêne, implantées dans les murs depuis des siècles, se brisèrent comme des brindilles. Elle emportaient avec elles les étagères chargées de manuscrits poussiéreux.

Vincent tituba. Il se releva et se précipita vers un pan de mur entrouvert. Chaque pas semblait un défi. Les débris tombaient autour de lui, mais il sortit à temps et parvint à atteindre les jardins. Là, il s’arrêta, haletant, pour observer la destruction qui se jouait devant ses yeux.

Le château s’écroulait sur lui-même. Ses tours et murailles s’effondraient dans un tourbillon de poussière et de gravats. La lumière évanescente qui baignait les ruines portait avec elle une étrange sérénité.

Cet endroit maudit trouvait enfin le repos.

Au milieu des débris, Vincent remarqua le miroir. Intact. Il brillait d’un éclat sinistre. Méfiant, Il s’en approcha, son esprit encore hanté par le cri de Sigmund. À travers la surface du miroir, le Taal le fixait. Une expression indéchiffrable se lisait dans ses yeux sombres.

- J’aurais pu tout te donner.

Sa voix résonnait comme un écho métallique. Chaque mot était un murmure qui s’insinuait dans l’esprit de Vincent, le martelant de promesses tentatrices.

- Tout ? demanda-t-il, la gorge serrée.

- Tout. La gloire. L’argent. Cette femme... Un enfant. Tout ce que ton cœur désire.

Une chaleur envahit la tête de Vincent Des fourmillements parcoururent ses doigts, s’intensifiant en une douleur sourde.

- Mais, pour cela, il fallait te laisser entrer dans mon monde, murmura-t-il, presque pour lui-même.

- Oui, répondit le Taal, la voix suave et glaciale. Il est encore temps. Il existe d’autres pierres, d’autres artefacts. Trouve-les. Je te guiderai. Je ferai de toi mon héraut. Laisse-moi entrer dans ton monde

Le fourmillement s'intensifia. Les genoux de Vincent fléchirent sous le poids de cette proposition. Son esprit vacilla entre tentation et lucidité.

Le Tall s'insinuait dans son esprit.

“Laisse-moi entrer”, répétait la voix. Elle était plus douce, plus séduisante.

Diabolique.

Il ferma les yeux, chercha son souffle malgré l’oppression. Devant lui, des images défilèrent. Des souvenirs heureux qu’il croyait perdus. Laurent. Emilie. Puis, la silhouette de Nathalie, la femme qu’il aimait. Son rire résonna comme une mélodie familière.

- Pourquoi ? Pourquoi moi ? souffla-t-il. Il voulait désespérément comprendre.

La créature s’avança dans le miroir. Elle se planta devant lui. Son regard insondable transperça les défenses de Vincent :

- Parce que tu as souffert. Parce que tu désires plus que ce que le monde n'a pas voulu te donner. Je peux tout réparer. Mais cela, tu le sais déjà, n'est-ce pas ?

Vincent prit sa tête entre les mains. Il sentit une vague de colère monter en lui. Les promesses du Taal n’étaient qu’un piège, des chaînes dorées prêtes à l’enfermer dans un mensonge éternel.

Ça aussi, il le savait :

- Non, dit-il, sa voix plus assurée. Je ne te laisserai pas entrer.

La douleur s’intensifia. Elle irradiait ses mains, ses bras. Il mit un genoux à terre. Malgré la souffrance, il tint bon, il serra les poings.

- Je suis la réponse à tes prières. Je mettrai fin à votre chaos. J'instaurerai un ordre nouveau. Tu en seras le Roi...

- Tu n’es qu’une ombre, murmura-t-il d’un ton rauque. J'ai déjà tout... Une famille, une amie, et ils m'aiment. Emilie... elle est comme mon enfant... J'AI DEJA TOUT !

Il hurla.

La créature recula légèrement, surprise par sa résistance. Une fissure lumineuse perça l’obscurité.

Vincent baissa la tête :

- J'ai déjà tout et je ne te dois rien...

- Tu ne me repousseras pas éternellement. La voix métallique était étrangement calme. Je suis un Taal, et tu ploieras devant moi.

Vincent se redressa lentement, un éclat farouche brillant dans ses yeux.

- Pas moi, souffla-t-il. Jamais !

- Si ce n'est pas toi, ça sera un de tes frères... Si ce n'est pas aujourd'hui, ça sera demain. Mais j'entrerai dans ton monde, sois-en certain !

Vincent ne répondit pas. Le souffle court, les yeux rivés sur le miroir. Il regarda l’image de la créature, qui quelques instants plus tôt semblait si imposante. Elle commençait à vaciller. Ses contours se brouillèrent, telle une peinture que l’eau aurait effacée. Son éclat étrange s’éteignit soudain, balayé par une force invisible.

À présent, le miroir ne reflétait plus que le visage de Vincent, pâle, fatigué, marqué par l’épreuve. Autour de la bordure du tain, des runes gravées se mirent à luire d’une lumière dorée. Leur intensité augmenta progressivement jusqu’à l’aveugler.

Puis, un craquement sec résonna. Une fine fissure apparut au centre du miroir, se ramifiant en un réseau complexe, avant que toute la surface ne vole en éclats. Des fragments de verre tombèrent à ses pieds. Ils scintillaient comme des étoiles éteintes.

Un silence assourdissant s’installa.

Vincent resta immobile. Ses yeux fixaient l’armature vide du miroir, comme s’il s’attendait à ce que la créature réapparaisse. Mais rien ne bougea. Le halo doré des runes s’amenuisa lentement avant de s’éteindre pour ne laisser que l’ombre d’un château en ruines.

Tout fut plongé dans une pénombre étrange.

Avec une hésitation presque instinctive, Vincent tendit une main vers la surface brisée. Il effleura les bords froids et inertes du cadre. La menace semblait s’être dissipée, mais une petite voix au fond de lui soufflait que ce n’était qu’une trêve. Une victoire temporaire. Il ferma les yeux. Un mélange de soulagement et d’épuisement l’envahit. Son esprit chercha désespérément un point d’ancrage.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, la scène avait changé. Trois hommes se tenaient devant lui. Ils le regardaient avec intensité,

Des reflets issus d’un autre temps, pensa-t-il. Puis il reconnut ces visages.

Il était eux, ils étaient lui !

Le plus jeune, aux joues encore rondes et aux cheveux ébouriffés, semblait chargé d’insouciance. Le deuxième, plus mûr, portait un regard sérieux, marqué par les premiers défis de la vie. Quant au dernier, il ressemblait trait pour trait à l’homme qu’il avait été, un Vincent d’avant la douleur, d'avant les épreuves.

Sans un mot, les trois figures s’inclinèrent devant lui, comme pour saluer son courage et l’épreuve qu’il venait de surmonter. Puis, lentement, leurs silhouettes se fondirent dans l’obscurité du rêve, emportées par les ombres.

Vincent esquissa un sourire faible, un sourire teinté de tristesse et de satisfaction mêlées.

- Réveille-toi. Allez, réveille-toi maintenant... C’est fini, murmura-t-il pour lui-même.

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