12.Premiers rayons du jour
« Le lever de soleil est magnifique vu d’ici, monsieur Kei.
-Effectivement, peu de paysages peuvent rivaliser avec l’aube se dévoilant sur Berlin dans ce pays.
-Le point de vue externe change beaucoup de choses. Depuis mon appartement, j’ai pu assister à des aurores superbes, mais l’ambiance était tout à fait différente. Vous parliez de l’Allemagne en général ou de la RDA en particulier, d’ailleurs ?
-La RDA. Tu n’as jamais visité les châteaux de Bavière ?
-Jamais.
-Eh bien, il va falloir y remédier. Quand tu auras fini ta mission, fais donc un tour en passant par tous les Länder.
-En parlant de ça, remarqua-t-il, Charlie aimerait que ce soit bouclé avant Pâques.
-Ça va, Liam, tu as le temps. Et puis ce n’est pas si difficile que ça, ajouta le vieil homme d’un air amusé.
-C’est vrai, c’est vrai. Vous avez déjà connu pire, n’est-ce pas ?
-Tu as entendu parler de l’affaire du plutonium volé par les nazis pour construire une bombe atomique plus vite que les USA ?
-Non…
-Pas besoin de me remercier », sourit-il.
William éclata de rire, puis demanda :
« Vous avez d’autres dossiers dans le genre ?
-Oh, trois fois rien. Des vols de plans d’armes secrètes, des éliminations de mafieux un peu trop ambitieux, une coopération avec le SS blanc…
-Le mythique SS blanc ? Rai Ne ?
-En personne. Le plus grand patriote allemand que j’ai rencontré de ma vie, et aussi celui haïssant le plus le régime fou dans lequel il vivait. Son œuvre de sape a aisément raccourci le conflit d’un an, et Dieu sait combien d’innocents ont été épargnés grâce à lui. Un homme admirable, et un modèle de patience. Si je n’avais pas été son aîné, je suis prêt à parier il m’aurait ouvertement dit à quel point mon sarcasme permanent était une chose dont il se serait passée.
-Le courant passait mal ?
-Au contraire ! Mais parfois, j’aurais mieux fait d’apprendre à me taire. Enfin, soupira-t-il en contemplant l’horizon, c’est du passé maintenant. Lui et son légendaire uniforme immaculé ont disparu à la fin de la guerre, et nul ne les a jamais revu. Peut-être est-il mort à l’heure qu’il est, ou peut-être vit-il paisiblement aux côtés de Judith, cette jeune fille juive qu’il a sauvé de la Shoah. »
Il fit une pause le temps de prendre une cigarette et de l’allumer, puis reprit :
« Ça avance d’ailleurs, pour toi ?
-Avec le ministre ?
-Non, avec ta dulcinée.
-Vous supposez que j’en ai une ?
-Je ne suppose pas, corrigea-t-il après un rire, je le sais. Ça fait quarante ans que je bosse dans le renseignement, alors une information aussi basique, penses-tu !
-Suis-je donc l’objet d’un espionnage par mon propre mentor ? interrogea William sans montrer le moindre étonnement.
-Je n’ai pas besoin de ça, répondit Keiji. Et par principe, j’évite de le faire. Je te fais confiance, tu as montré que tu avais ce qu’il fallait. Mais j’ai été amoureux avant toi, Liam. Inutile de dire certaines choses pour qu’elles soient sues.
-Je reconnais que les apparences peuvent prêter à confusion, mais je n’ai pris aucune décision publique à ce que je sache.
-Allons, allons, on ne me la fait pas à moi. Les jeux de séduction ont évolué depuis les Années 20, mais certains signes ne trompent pas.
-Comme par exemple ?
-L’éclat au fond de tes yeux. Je les ai connu pétillants, ils sont désormais rougeoyants comme des braises sur lesquels l’amour reviendra souffler. Je ne connais pas en détail ta relation à Eileen von Arenberg, mais c’est bien plus qu’une camarade de promotion pour toi.
-Je pensais que vous vous limitiez aux généralités, mais vous misez déjà sur quelqu’un en particulier, dénota le jeune espion d’un ton joueur.
-Tu m’as toi-même fourni des indices, répliqua le vétéran dans le même jeu. Tu te rappelles quand on l’a croisée au bowling ? Tu m’as affirmé qu’elle ne représentait aucun intérêt stratégique. Pourtant, une maison princière a toujours des relations avec les puissants du pays, même dans un État communiste. Les liens ne s’effilochent pas aussi facilement, et un ancien partenaire est un gage de sûreté qui invite à refaire affaire plutôt que d’aller chercher un nouveau. Il va sans dire que tu voulais éviter que je l’implique dans quoi que soit. Pour ne même pas faire confiance à un expert comme moi, c’est que tu avais une sérieuse raison de vouloir la protéger.
-C’est une manière de voir les choses.
-Si tu n’es pas convaincu, évoquons donc ton chevaleresque affrontement où tu as volé à son secours. Je n’ai que ton propre compte-rendu sur lequel me baser, mais ça suffit amplement. C’est rare de te voir avec la moindre blessure, or tu as fini la soirée avec deux sur le visage, sans évoquer les multiples ecchymoses sur les bras et le torse. Il aurait été plus simple d’éliminer ces voyous au pistolet ou à la dague, mais tu as délibérément épargné leurs vies. Pourquoi donc, sinon pour t’assurer que ta protégée ne serait liée à aucune guerre de gang ?
-Peut-être ai-je simplement fait ce qui me semblait juste sur le moment, et jugé que ça ne valait pas le coup de les tuer ?
-Sans vouloir t’offenser, je ne vais pas gober ça. Tu es trop intelligent pour te limiter à ce niveau de réflexion. Mais bon, le meilleur reste à venir : elle a passé la nuit chez toi. Après t’avoir montré qu’elle n’était pas insensible à tes charmes, ne l’oublions pas. Et tout ce que tu as fait, c’est sacrifier ta nuit de sommeil bien méritée pour veiller sur elle, alors que ton corps devait crier son besoin de repos.
-Si je n’ai pas profité de l’occasion, c’est bien le signe que je ne suis pas amoureux.
-Au contraire. Galant comme tu es, c’en est la preuve ultime. Penses-y une seconde, si ça n’avait pas été elle mais une autre fille, aurais-tu vraiment agi ainsi ? Tu l’aurais raccompagnée chez elle, puis te serait laissé tomber sur ton lit. Comme tout humain normalement constitué.
-Bien, bien, admettons. Admettons que je ressente quelque chose. Où voulez-vous en venir ? »
Keiji expira une bouffée de fumée, puis répondit :
« Nous ne sommes pas immortels. Il vient bien un jour où tout s’arrête pour chacun d’entre nous. Alors avant que ce jour n’arrive… tu ferais mieux de profiter de ta jeunesse. Elle passe plus vite qu’on ne le croit. Et puis… d’expérience, je déconseille de jouer avec le cœur d’une demoiselle.
-Ça peut mal se finir ?
-Terriblement, sourit-il. On en finit comme moi, avec une alliance à l’annulaire. »
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