Chapitre 2 : Le vieux maître
Dissimulée sous une cape de voyage, une mystérieuse silhouette dont il est facile de deviner l'identité, arpente les rues d'une cité en bordure de la forêt. Félicie est proche de sa destination, mais elle manque d'une chose essentielle : des informations. Et oui, si tout le monde savait, ou au moins avait entendu des rumeurs sur la localisation du vieux maître, c'était loin d'être suffisant. En même temps, avec sa réputation, personne n'avait vraiment recherché l'ancien. Sauf que Félicie, elle, devait le faire.
Tout en essayant de rester discrète, elle enchaînait les interrogatoires. Souvent, elle avait le droit à cette réponse :
- Le vioc ? C'type, j'sais pas où qu'il est et pas envie d'savoir. Qui voudrait parler à ce type ?
Félicie continua à chercher, et elle chercha longtemps, très longtemps, toujours avec peu de résultats. Parfois elle tombait sur des gens qui s'intéressaient un peu plus à la question, soit par simple curiosité, soit par nécessité. Encore une fois, aucun ne pouvait lui donner une localisation précise.
- Le vieux maître ne reste jamais au même endroit. Il paraît qu'on ne le trouve que si lui nous attend.
- Sérieusement ? Comment peut-il attendre ceux dont il ne sait rien, et dont il ne peut pas prévoir la venue ?
- Aucune idée. Moi je l'ai jamais rencontrée. Je sais juste ce que les rumeurs disent.
Un vieux paumé qui attend les gens ? Félicie pensait que ça puait l'arnaque comme indice, mais elle n'avait que ça. Franchement, elle se demandait même s'il était vraiment aussi fou et sénile qu'on le disait, vu sa capacité à échapper à tout le monde. C'est censé être le vieux maître, donc il faut bien du mystère et exagérer un peu les faits pour le rendre crédible, sinon, ça serait juste un vioc comme les autres.
Félicie observa la forêt un moment, et s'y dirigea d'un pas décidé. Non, en faite elle a juste pas le choix. Fichu Nitescie ! Sous un soleil de plomb, elle erra plusieurs heures au milieu des arbres, profitant de l'ombre des feuilles pour admirer le paysage. Une fée reste une fée, et elle prenait du plaisir à se perdre dans la marée végétale, allant même à faire une sieste sous les branches du doyen sylvestre. Félicie n'avait pourtant pas que ça à faire. Faut qu'elle se réveille et vite. C'est qu'elle a une petite sœur à récupérer quand même.
Elle reprit son errance, jusqu'à tomber sur un étang bordant une caverne, pourvus de portes en bois. Bon, difficile de ne pas y voir une présence : c'est forcément là qu'elle doit se rendre ! Elle frappa, et se retrouva nez à nez avec un homme âgé. Ridé, vielle barbe blanche tombante, et plus un poil sur le caillou, bref, un vieux quoi, mais le vieux maître avant tout ! Cela n'empêcha pas Félicie de demander une confirmation :
- Vous êtes bien le vieux maître ?
- Ça se voit, non ? Vous savez ma p'tite demoiselle, ça court pas les rues les vieux ermites des bois. Et vous n’êtes pas venue ici sans raison.
- Vous savez donc pourquoi je suis là ?
- Pour consulter mon savoir légendaire ?
- Oui, mais je pensais que si vous m'attendiez vous seriez mieux... Informé ?
- J'ai 864 ans gamine, comment je suis censé tout savoir et me souvenir de tout ? Par contre vos arguments, eux, je suis pas prêts de les oublier...
Le regard de l'ancien droit sur sa poitrine, il n'en fallut pas plus pour qu'il reçoive un marron dans la face pour calmer ses ardeurs. Les fées c'est peut-être gentil, mais y'a quand même des limites.
- Mes yeux sont plus hauts ! Espèces de vieux machin dégénérer.
- C'est pas ma faute, je suis si vieux... P'tite demoiselle, c'est pas une façon de traiter les personnes âgées.
Bon d'accord il est vieux, mais c'eqt pas une raison. Félicie commençait à comprendre pourquoi il avait mauvaise réputation. Pourquoi si peu venaient le consulter malgré son grand savoir. Et merde ! Les infos du vioc ! Fallait quand même qu'elle ait des réponses. Pas moyen de tourner les talons.
- J'ai besoin de votre aide pour retrouver ma petite sœur. Elle a été enlevée par des elfes noirs, et il semblerait que vous puissiez y faire quelques choses.
- Pourquoi moi ? C'est pas censé être vos alliées les elfes noirs ? Au pire, menacez-les, cassez-leur la gueule, envoyez l'armée ! Quoi que, vous les fées, la guerre et le combat c'est pas vraiment votre point fort, d'où votre fédération des peuples...
- Non, mais ça va bien vous ? Vieux maître, plutôt vieux con oui ! Si c'était si simple et évident, je ne serais pas venu vous voir. Ceux qui ont enlevé ma petite sœur sont de Keeleran.
Quand le papy sut la provenance des ravisseurs, son air devint grave et il se mit à blêmir. Il ne releva même pas l'insulte tant il semblait préoccupé, perdu dans ses pensées. Finalement, il n’est peut-être pas aussi à la ramasse qu'il n'y parait, l'ancien. Félicie s'attendait enfin à avoir des réponses claires, ou au moins des indices. Son enquête avançait !
- Si ce que vous dîtes est exact, bah je maintiens qu'il faut attaquer, envoyer l'armée ! Vous voulez que j'y fasse quoi, moi ?
- Quelque chose d'utile ! Si je suis là, c'est justement parce mes parents refusent d'intervenir ! Ils souhaitent faire appel à votre haut conseil.
- Ces cons prétentieux ? Vous êtes mal barré. Mais vous dites que vous êtes la fille du roi des fées ?
- Oui, ça se voit pas ?
- On voit que vous êtes une fée, mais pas que vous êtes une princesse. Si vous êtes bien Félicie, il aurait fallu commencer par vous présenter.
- Pourquoi, ça change quoi ?
- Tout, mais absolument tout gamine. Si c'est votre petite sœur qui a été enlevée, je comprends mieux pourquoi. Il faut faire vite !
Faire vite ? Mais elle était là pour ça ! Finalement il débloquait bel et bien l'ancêtre. Puis, c'était sa faute aussi. On lui avait dit que le pépé il savait tout à l'avance et qu'il pouvait même anticiper. Alors zut, hein ! S'il ignore qui son identité... Bon, au moins ça avance cette histoire. Le plus surprenant restait qu'il comprenait le problème. Maintenant l'ancien, c'est le moment de proposer un plan, et un bien. Pas un truc à la con sortit sur un coup de tête parce qu'il est trop sénile pour faire mieux.
- Du coup, pour ma petite sœur on fait quoi ?
- Doucement demoiselle. Déjà faut résumer clairement les faits.
- Et c'est quoi les faits ?
- On est dans la merde !
Ça, Félicie avait déjà compris. Mais pourquoi les personnages sont-ils aussi mal barrés qu'une faute d'orthographe ? C'est ça qu'il faut expliquer pépé.
- Vous, le soi-disant vieux sage, vous n’avez pas mieux à dire pour résumer la situation ?
- C'est que c'est vraiment le terme plus pertinent. Votre petite sœur, c'est un puits à magie féerique sans fin. Keeleran étant contrôlé par un prince démon, faut pas être un génie pour comprendre que l'association de ces deux éléments pue du cul.
- Dans ce cas, il faut la libérer au plus vite. En avant papy, on y va de ce pas !
- Doucement, la jeunesse. J'ai 958 ans ! Vous ne croyez quand même pas que je vais me bouger pour combattre des démons.
- Mais vous n'aviez pas dit avoir 864 ans ?
- Vous voyez ? Je sais même plus mon âge. Non, c'est vous qui allez devoir la secourir.
Il en a de bonnes l'ancien. La Félicie elle avait pas un pet de magie en elle et il lui annonçait qu'elle devait se pointer seule dans une forteresse ennemie, qu'aucune armée de son camp n'avait pu reprendre en un siècle... Qu'est-ce qu'il a fumé papy ? Du coup pour le sauvetage, c'est loin d'être gagné. Surtout avec un vioc inutile. À moins que...
- Et comment je suis censé réussir ce « miracle » ? Si vous savez qui je suis, vous savez que c'est impossible pour moi.
- Faux ! C'est bien pour ça que je vous ai dit que ça changeait tout si vous étiez bien la princesse Félicie. Il existe une personne capable de vous aider.
- Qui serait à la fois assez fort pour m'aider, et assez con pour le faire sans motif valable ?
- Mon ancien disciple, Aaron. Et je vous rassure, un motif valable, il en a un. C'est sa libération de la prison des mages.
- En prison ? Pour quelle raison ? Si la solution est pire que le problème, ça ne m'intéresse pas !
- Mais il n’a rien fait de mal, mon p'tit Aaron. Il avait juste une trop grosse... de magie, et ça a fait peur à tout le monde ! Du coup, bah... votre père et le conseil des élémentaires l'ont mis en prison.
- Et pourquoi il m'aiderait après ce que mon père lui a fait ? Et s'il est si puissant que ça, pourquoi il ne s'évade pas ?
Oui ! Bravo Félicie. Des questions pertinentes à poser. Après tout, rien ne prouvait à la fée que le prisonnier, une fois libéré, délivré, tiendrait sa parole. Il avait même toutes les raisons du monde de la laisser en plan. À moins qu'il soit justement le « con » qui aide une inconnue.
- Mais il ne va certainement pas vous aider si facilement. C'est pour ça que j'ai imaginé... UN PLAN ! J'ai deux beaux anneaux magiques pour ça.
- Génial, on va vous surnommer « le pépé des anneaux » avec ça. Mais ils font quoi au juste ?
- C'est un truc... heu... bah magique qu'utilisent les diplomates pour conclure des accords sans se faire trahir. Vous portez l'un de ces anneaux, vous formulez vos conditions et si l'autre personne accepte, elle passe le deuxième anneau.
- Et donc, votre Aaron, il sera obligé de m'aider ? Mais il va faire comment s'il n’a même pas le pouvoir de s'évader seul ? Parce que là, on ne s'en sortira pas mieux.
- En même temps, si vous me coupez dans mes explications, on va jamais s'en sortir. Déjà que je suis très vieux... Donc des pouvoirs magiques, vous en avez. C'est juste que votre père s'est servi de vous pour sceller ceux d'Aaron et ça a fait la même chose aux vôtres. Et afin que personne ne sache que vous êtes la clé, vos parents ont fait croire que vous étiez né sans.
Les enfoirés ! Toutes ces années où Félicie était moquée car considérée comme étrange, mal finie, si différente des autres fées. Et voilà que là, d'un coup, en fait, bah elle a des pouvoirs. Puis, merde elle avait quel âge quand on l'enfermé, cet Aaron ? Pourquoi ce n’était pas Nitescie ? Ça aurait pu lui éviter toute cette situation pour aller la récupérer. Quoique non en fait. Du coup, c'est elle qu'il aurait fallu sauver. Mais attendez, OK, elle aura des pouvoirs une fois Aaron libéré. Sauf que pour l'instant...
- Ma petite demoiselle, j'ai bien conscience qu'atteindre la cellule d'Aaron ne sera pas facile. Alors, prenez tout ce dont vous avez besoin ici. Potion, parchemin, runes, et de la meilleure des qualités !
- Heu, vous êtes un vieux sage ermite ou un commercial ? Parce que là, j'ai l'impression que si je prends le moindre objet je vais finir avec une facture sur le dos.
- Mais non, mais non ! Après tout, c'est pour la bonne cause. Et vous allez aider mon p'tit Aaron, alors c'est normal. Quoiqu'une meilleure vue de vos atouts ne serait pas de trop pour bien préparer cette mission...
Et un marron bien chaud de plus dans la face du vieux ! Étrangement, après ce dernier commentaire déplacé, Félicie eut moins de scrupule à se servir dans les affaires du vioc. J'ai dit se servir ? Je voulais dire piller les biens de l'ancêtre. Elle repartit avec un gros sac rempli d’objets magiques, une tenue noire pour être plus discrète. Heu qu'est-ce qu'il foutait avec ça, pépé ? C'est une tenue d'infiltration pour femme, plutôt... moulante... Mieux vaut ne pas savoir en fait. Félicie mit moins de temps à quitter la forêt qu'à trouver le vénérable. Le chemin lui était certes plus facile, mais l'urgence de s'éloigner du vieux machin semblait surtout lui donner des ailes, enfin façon de parler, car elle en avait déjà. D'ailleurs elle aurait pu s'en servir, mais si ça l'amuse la marche à pied bah... tans pis pour elle.
Même sans voler, Félicie ne mit qu'une semaine à enfin atteindre la prison des mages. À croire que l'ancien s'était installé volontairement à proximité. Et si en fait... ? Non, pas moyen, trop fou et trop sénile pour ça...
Mais, en parlant du vioc, revenons-en à lui, qui pour on ne sait quelle raison, fouillait frénétiquement dans ses affaires, pour dégoter une paire d'anneaux couleur émeraude. Finalement, c'est bien « le pépé des anneaux ». Contemplant ses deux reliques, il se caressa la barbe en grommelant, comme si quelque chose le perturbait, mais quoi ?
- Tiens ! D'autres anneaux. Mais lequel déjà ? Ah, je crois que ça me revient ! Vert c'est temporaire, bleu ça dure jusqu'aux cieux... Mais je lui ai refilé quoi à la gamine ? Merde ! Bougez pas ! J'arrive, les jeunes !
Et papy partit au triple galop sur ses vieilles guibolles, cherchant à rattraper une Félicie qui le devançait de beaucoup déjà... Bon bah, courage vieux maître. Espérons qu'il arrive à temps.
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